jeudi 17 décembre 2015

Noblesse oblige.

Noblesse oblige.


I

Quand, au temps de la chevalerie, le seigneur roi faisait publier son ban de guerre dans toute l'étendue de ses domaines, alors tous ses nobles vassaux, le rude baron du nord qui vivait dans son château comme l'aigle dans son aire, le comte qui brillait dans les cours d'amour de la Provence, le riche duc aux nombreux fiefs, aussi puissant que son suzerain, revêtaient leur pesante armure et chevauchaient leur destrier de bataille. Beaucoup d'entre eux, sans doute, eussent préféré rester au logis, voir grandir leur fils, passer la vie en fêtes ou gouverner leur vasselage. 
Qui donc les en empêchait? Leurs ancêtres! les aïeux vénérés, dont le chapelain du castel leur avait, tout enfants, raconté les exploits.
"Mon aïeul était à Bouvines avec le roi Philippe, se disait l'un."
"Le nom de mes ancêtres se trouve parmi les compagnons de Godefroy et de l'ermite Pierre, pensait un autre."
"Mon père a combattu près du saint roi Louis neuvième à Taillebourg et à Damiette, disait un troisième."
En guerre! en guerre! Noblesse oblige! Il faut partir! il faut se rendre à l'appel du seigneur roi!

II

Noblesse oblige! Et qui oblige-t-elle. Oblige-t-elle seulement les descendants des preux bardés de fer qui savaient combattre et et qui savaient mourir? Combattre! mourir! triste science, qui s'acquiert sans étude: ils la possédaient tout comme leurs maîtres, ces pauvres serfs, attachés à la glèbe pour toutes les heures de leur vie, à moins que le caprice du seigneur ne les emmenât se faire tuer pour sa querelle sur une terre étrangère. Eux aussi, ils savaient frapper et tomber; eux aussi, ils avaient leur noblesse et leurs ancêtres. En marchant au combat, ils se disaient: "Mon père est mort en sauvant le jeune baron d'un coup de lance qu'il allait recevoir à sa première bataille. Mon grand-père a suivi le feu comte à la croisade. Mon bisaïeul est mort à la guerre avec son seigneur; je ne puis faire moins bien qu'eux." Et ils partaient bravement en lançant aux échos le cri de guerre de leur suzerain. Noblesse oblige!

III

Noblesse oblige! Quand les bourgeois des bonnes villes combattaient et mouraient pour défendre "leurs droits et privilèges, et la commune jurée par leurs pères qui l'avait conquise au prix du sang", ce souvenir ne contenait-il pas leur courage, et n'eussent-ils pas rougi de plier là où leurs aïeux avaient résisté à l'oppression? Et lorsque, pendant une longue suite de guerres, on vit les habitants de nos villes attaquées, parfois abandonnés par le roi qui aurait dû les secourir, se défendre eux-mêmes et chasser l'étranger; lorsque, il n'y a pas un siècle, tous se levèrent et coururent aux frontières pour repousser l'invasion, qui donc les y forçait. Un maître n'en vaut-il pas un autre? Avaient-ils donc un nom, un titre à conserver pur?
Oui, ils en avaient un; leurs aïeux s'étaient appelés Français, et c'est pour garder ce nom et le léguer à leurs fils qu'ils combattaient et ne craignaient pas de mourir. C'était un titre comme un autre, et noblesse oblige!

IV

Noblesse oblige! Souviens-t-en, jeune écolier à qui le soir ta mère impose doucement silence quand ton père prend sa plume, et que la ride de la pensée se creuse sur son front. Il cherche, il médite; son labeur profitera à la science ou à l'art, il enrichira le trésor des générations futures. Contemple-le avec respect; comme il travaille maintenant, il faudra que tu travailles un jour; il faudra que tu te montres digne d'être son fils. Noblesse oblige! Souviens-t-en, faible enfant qui peux à peine soulever les outils de son père, et qui te glorifies déjà d'être le fils d'un bon ouvrier; souviens-t-en, jeune fille, qui voit ta mère courageuse et douce, joie et providence de la maison, se faisant toute à tous, et oublieuse seulement d'être elle-même; souviens-t-en, toi qui a le bonheur d'entendre dire sur ton passage: "Son père était un honnête homme!" Toute noblesse n'a pas des armoiries: un héritage d'honneur et de vertu est une noblesse aussi, et c'est de celle-là surtout qu'on doit dire: Noblesses oblige!

Le Magasin pittoresque, juin 1875.

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