jeudi 17 décembre 2015

Les lectures intéressantes.

Les lectures intéressantes.


"On ne vit pas de ce qu'on mange, mais seulement de ce qu'on digère."
C'est là une vérité reconnue en physiologie.
Ce qui est vrai du corps est également vrai de l'esprit. Notre pensée ne se nourrit pas de ce que nous lisons, mais seulement de ce que nous parvenons à nous assimiler par nos méditations. Lire beaucoup ou beaucoup écouter, ce n'est pas s'éclairer, si la pensée, pendant ce travail de nos yeux et de nos oreilles, ne se livre pas à un travail parallèle, en se repliant sur elle-même pour se rendre compte de ses impressions. Aussi a-t-on dit que l'homme qui ne savait qu'un seul livre, mais le savait bien, savait beaucoup.
Mais, de même que notre estomac rejette tout aliment répugnant, notre esprit est impuissant aussi à recueillir toute nourriture intellectuelle qui n'a pas assez d'attrait pour se faire accepter. L'ennui qui s'interpose entre une lecture et lui la rend nécessairement stérile. En vain la raison plaiderait-elle la cause du livre; l'esprit est chose subtile qui échappe à la volonté la plus ferme, et la pensée fuit comme la flamme dès l'instant qu'on ne parvient pas à la fixer.
Suivant quelques juges sévères, il n'y aurait de dignes des bons esprits que les lectures arides et sèches qui supposent chez le lecteur la mort de l'imagination. Il ne serait permis d'être lus qu'aux livres traitant certains sujets d'une certaine manière convenue, même lorsqu'ils respirent un ennemi invincible.
C'est trop de rigueur.
Notre esprit est un instrument merveilleusement souple, toujours prêt à accepter aisément tout ce qui sait se présenter à lui de bonne grâce. Il va de soi que cet attrait de la forme ne doit pas absorber le fond lui-même, et il ne faut pas confondre ce qui est attrayant avec ce qui est amusant, mais frivole. Toute lecture ne doit pas être nécessairement récréative ou amusante, mais tout lecture peut être d'une manière ou d'une autre, intéressante. L'intérêt est la première condition de toute production de l'esprit. Là où est l'intérêt, soyez sûr que là est aussi le profit pour l'intelligence.
Une fois fixée par l'intérêt, l'attention se nourrit, en quelque sorte d'elle-même. Elle se passionne pour ce qui l'attire, et s'attache avec force aux sujets les plus sérieux. Elle s'y attache en raison même de la gravité du sujet traité, qui rend d'autant plus puissant l'intérêt qu'il inspire. Quoi de plus intéressant et en même temps de plus instructif que l'Histoire d'Hérodote ou les Vies illustres de Plutarque!
C'est aussi ce qu'on peut dire des Augustins Thierry et des Barante. Ils ont compris que l'histoire, pour intéresser, pour être lue avec fruit enfin, devait mettre en saillie tous les incidents de la vie humaine qui font naître l'intérêt. On n'a pas le droit de nous donner comme règles de conduite utiles à la vie, des faits, des événements, placés dans une sphère de convention et inaccessible à notre destinée, et, conséquemment, à notre intérêt. Si vous voulez m'apprendre l'histoire d'Agamemnon, montrez-moi donc comment il vivait, sur qui et comment il régnait, s'il avait quelque chose de commun avec les hommes qui vivent de mon temps. Faites de lui, en un mot, quelque chose d'humain, pour que je m'intéresse à lui.
Vous voulez que je sache l'histoire de Clovis et de son temps? Commencez par me montrer l'intérêt que j'ai à ne pas l'ignorer. Pour bien raconter, sachez peindre. Si vos couleurs sont trop riches, quel danger y aurait-il si elles sont vraies? Avez-vous peur que je m'intéresse trop à votre récit? Le beau défaut, pour un livre, que celui d'être trop attachant! en d'autres termes, d'être trop lu!

Le Magasin pittoresque, juin 1875.

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