jeudi 25 septembre 2014

Mœurs du peuple anglais.

Mœurs du peuple anglais.


L'ivrognerie abandonne tous les jours les classes supérieures de l'Angleterre. Il est aujourd'hui de très mauvais ton de se griser jusqu'à rouler sous la table, et quoiqu'il ne soit pas encore fort rare de rencontrer dans les rues de Londres des hommes et des femmes bien mis, à la mine enluminée et à la démarche chancelante, on peut cependant assurer que ces personnes, les femmes surtout, n'appartiennent pas à ce qu'on appelle la classe respectable. ce n'est pas cependant que les bonnes matrones sur le retour, que les vieilles filles d'une certaine aisance, et appartenant à de bonnes familles des classes moyennes, de marchands retirés, ne se permettent assez souvent, le soir souvent, le régal de gin et d'eau chaude; mais cela se passe à l'intérieur, après le souper, et si la raison se trouble tant soit peu, on n'a pas de témoins importuns, les enfans sont au lit, et l'on a toujours assez de force pour monter se coucher. Le lendemain, on a mal à la tête, mais le climat est si mauvais, qu'il n'y a là rien qui doive surprendre, et l'on hésite pas à détourner les yeux et à faire la grimace toutes les fois qu'on se trouve en compagnie d'hommes qui se livrent au même passe-temps. Péché caché est à moitié remis.
Mais à mesure que l'ivrognerie abandonne les classes supérieures, elle se propage avec une effrayante rapidité dans les classes pauvres; elle semble croître en raison inverse de l'aisance, et d'effet qu'elle est, elle ne tardera pas à devenir la cause du décroissement de la prospérité. Un petit coup de gin pour un estomac délabré est un cordial qui charme la faim, et remédie temporairement au délabrement, et comme l'effet est prompt, on a plus tôt fait d'y avoir recours que d'acheter un morceau de pain; les maux d'estomac redoublent par l'usage de cette boisson, il faut bien que le remède soit plus fréquemment employé, et l'on ne tarde pas à tout sacrifier pour se procurer ce poison. Le gin a une qualité qui lui est propre, il est narcotique; les mères en donnent une cuillerée aux jeunes enfants que la douleur empêche de dormir; il n'est donc pas étonnant que le goût en soit aussi général.
Ce goût tend à se répandre bien plus encore depuis l'établissement de ces immenses et magnifiques palais qu'on appelle gin-temples, et dans lesquels on débite, pour un ou deux sous, du gin à chacun des quatre-vingt ou cent individus de tout âge, de tout sexe, et couverts de haillons, qui viennent s'asseoir sur les bancs qui tapissent ses murailles.
Le spéculateur place en général ces temples dans les quartiers habités par les pauvres, de sorte que leur somptuosité ressort encore plus indécemment au milieu de la misère qui les entoure.
Un comptoir en acajou, dans le fond d'une vaste salle éclairée par l'éclat de mille becs de gaz, des frises dorées et sculptées avec soin, des glaces d'une grande dimension, tous les détails de la somptuosité anglaise, lourde, massive, mais riche, sont déployés dans ces gouffres pour attirer les malheureuses victimes qui, les pieds nus, la poitrine à peine couverte par des haillons, restes des habits des riches, viennent achever d'y ruiner leur santé. A Londres, comme nous l'avons dit dans un précédent article, jamais un pauvre n'endosse une veste dont l'étoffe ou la forme convienne à sa condition; ce sont les défroques des riches qui les couvrent, et l'étranger, en arrivant, est frappé d'étonnement à la vue de pauvresses qui lui demandent l'aumône, couverte d'une vieille robe de satin à falbalas et d'un chapeau de velours à fleurs ou à plumes.
Les gin-temples, contre lesquels il faut regretter que le gouvernement ne puisse rien, ont provoqués la naissance des sociétés de tempérance, et bien que ceux qui se sont emparés de cette idée soient en général des philanthropes de profession, c'est à dire des gens qui parlent beaucoup mais ne font guère, il y a lieu d'espérer que les bons citoyens s'en mêleront et remédierons au mal.
Un comité d'ivrognerie s'est établi sous les auspices de la législature, et peut-être obtiendra-t-on un acte contre les gin-temples. Parmi les documens qui ont été présentés à ce comité, celui-ci mérite d'être rapporté. Il s'agissait d'une vieille femme tombée dans la misère par l'usage du gin. "Cette femme, qui est veuve aujourd'hui, dit le témoin, est la tante de l'un de nos plus célèbres chanteurs. C'est une buveuse de gin incorrigible. Elle est mère de quatre filles et de deux fils, tous transportés à Botany-Bay. Après avoir vendu tout ce qu'elle possédait pour se procurer sa liqueur favorite, elle eut recours à l'expédient le plus extraordinaire: la nature, qui l'avait assez bien dotée, lui avait, avec l'âge, retiré tous ses dons, à l'exception des dents les plus blanches et les mieux faites qu'il soit possible d'imaginer; Elle les vendit au dentiste les unes après les autres... A mesure que sa passion augmentait, le dentiste spéculait sur son appétit et diminuait le prix qu'il avait d'abord donné. Il lui reste aujourd'hui deux dents; la dernière qu'elle a vendu lui a été payée 8 sous.
Après son extraction cependant, elle pensa que c'était trop souffrir pour si peu; elle alla trouver un médecin, et lui proposa de vendre son corps par anticipation. Le médecin y consentit; il lui offrit de lui donner une certaine somme par jour en sus du prix de son corps, à la condition qu'elle prendrait une certaine dose de médecine par semaine, pour en essayer les effets. La buveuse hésita; mais craignant que la médecine n'eût pour objet de la tuer plus vite, elle se décida à refuser."
Il y a un grand enseignement dans cet exemple. L'Angleterre s'y dévoile toute entière: la vieille femme, le dentiste, le médecin sont des types qu'on ne saurait trop examiner.

Le Magasin Universel, 1834-1835.

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