mardi 16 avril 2024

L'Etat peut-il faire notre bonheur?



 Une des tendances les plus caractéristiques de notre époque est celle qui consiste à nous en remettre de toutes choses à l'Etat. Qu'est-ce donc que l'Etat? D'où lui viennent ses ressources? Est-il plus ou moins actif, plus ou moins dépensier, plus ou moins capable de progrès, de perfectionnement que des particuliers? Voit-on les entreprises dont il a pris la direction réussir mieux que celles qui dépendent de l'industrie privée? Les pays les plus prospères sont-ils ceux où l'Etat a le plus ou le moins de prérogatives? Et qu'adviendrait-il de nous le jour où nous aurions abdiqué toute initiative à son profit? Ce sont là des questions également intéressantes pour la fortune publique et le sort de chacun de nous; nos lecteurs trouveront ici un libre examen, pratiqué à la lumière des faits.


A chaque instant, lorsqu'on cause entre Français des affaires publiques ou de la difficulté qu'on trouve dans toutes les carrières à gagner sa vie, il arrive qu'on dise: "L'Etat devrait faire ceci, l'Etat devrait faire cela, l'Etat devrait empêcher ceci, l'Etat devrait subvenir à cela, etc..." De même, s'il s'agit des injustices du sort, des accidents, des abus, de l'inégalité des destinées humaines, le même refrain revient naturellement sur les lèvres de beaucoup de gens: "L'Etat devrait remédier à tout cela, c'est l'Etat qui devrait arranger tout cela".



Une fausse image de l'Etat.

On s'imagine parfois l'Etat comme une divinité bizarre,
disposant d'un trésor inépuisable et pouvant à son gré,
le répandre sur les citoyens. C'est très faux.


Qu'est-ce donc que cet Etre merveilleux qu'on invoque comme la puissance suprême dans toutes les circonstances où il semble que la lutte des intérêts privés et l'exercice de la liberté individuelle produisent de malheureux résultats? Quelle est donc cette puissance assez riche pour subvenir à tous les besoins, assez clairvoyant pour les distinguer tous, assez juste pour proportionner toutes les récompenses au mérite, et assez forte pour contraindre chacun au maximum d'efforts et de vertu? 



Une image vraie de l'Etat.

Ce sont les citoyens eux-mêmes qui engraissent l'Etat et qui
lui apportent tout l'or que l'Etat répand ensuite sur ses serviteurs.


Qu'est-ce que cet être fictif qu'on appelle l'Etat? A-t-il vraiment toutes ces qualités, et peut-il faire notre bonheur? C'est ce que nous allons examiner ici.


Qu'est-ce que l'Etat?

Qui a jamais vu l'Etat? Dans quels hommes ou dans quels monuments peut-on l'apercevoir?  Où faut-il aller pour le rencontrer?
L'Etat serait-il le président de la République? Non, car le président de la République est payé par l'Etat. De plus, il est éphémère et créé par un millier d'hommes, sénateurs et députés, qu'on appelle le Congrès, quand ils sont réunis à Versailles. Est-ce que c'est ce millier d'hommes qui est l'Etat? Non, car l'Etat donne des ordres aux fonctionnaires, aux soldats, et aucun fonctionnaire ni soldat n'obéit à un ordre direct d'un député  ou d'un sénateur. Est-ce que l'Etat ce sont les ministres? Non, car l'Etat paye les ministres, pour qu'ils fassent leur besogne. L'Etat a des dettes et les ministres ne sont nullement obligés de puiser dans leur propre bourse pour les payer. On ne voit donc pas bien qui est l'Etat.
La raison en est très simple: c'est que l'Etat, c'est nous tous. Chacun de nous, citoyens majeurs qui sommes dix millions d'électeurs, est un dix-millionième de l'Etat. Si l'Etat est riche, c'est de l'argent que nous lui donnons. S'il est puissant, c'est parce que nous lui prêtons main-forte. S'il est charitable, c'est à nos frais. Enfin, s'il est équitable, c'est que nous avons les uns pour les autres certaines idées de justice. Mais toutes ces qualités, il ne peut pas les avoir plus que nous. Quand nous lui donnons cent sous, il ne peut pas faire des largesses pour six francs. Quand nous lui cachons notre capacité de travail ou d'intelligence, il ne peut pas les mesurer. Si chacun de nous refuse de se déranger quand il appelle aux armes ou à l'impôt, qui est-ce qui viendra vous cherchez? En un mot, l'Etat étant composé d'hommes, peut-il avoir les qualités que ces hommes n'ont pas et que seul peut posséder un Dieu? Ce n'est guère probable.
De fait, il ne les possède pas. Les gens qui se figurent l'Etat comme un Etre supérieur qui voit tout, qui sait tout, qui possède tout, qui peut tout, qui est souverainement juste et ne fait que le bien, sont victimes d'une espèce de superstition. Supposons que nous appelions Etat la collection de gens que nous payons et que nous décorons et que nous retraitons pour administrer ce que nous mettons en commun, c'est à dire les finances et les services publics, pour veiller à l'entretien des routes et à leur sécurité, pour diriger les hôpitaux, etc. , nous voyons aussitôt que cette collection de gens n'offre absolument aucune des qualités de la Divinité.
D'abord, sont-ils omniscients? On imagine parfois que l'Etat possède des moyens d'information occultes mille fois plus puissant que les particuliers. Mais il n'en est rien. Le directeur d'un journal ou d'un grand établissement financier a des moyen de contrôle supérieurs à ceux de l'Etat. A notre époque où les journaux possèdent par tous les pays des milliers de collaborateurs et peuvent dépenser, pour tout découvrir, des millions, la première chose que fait un ministre, un ambassadeur, même un préfet de police, pour savoir ce qui se passe, c'est d'acheter un journal. C'est un journaliste, M. Stanley, qui a retrouvé Livingstone au fond de l'Afrique, et, le soir où le président Carnot a été assassiné à Lyon, cet événement a été connu d'un grand journal plusieurs heures avant de l'être des ministres restés à Paris. Ainsi, certains particuliers, mus par l'intérêt personnel, sont parfois beaucoup mieux outillés pour connaître les secrets d'Etat que l'Etat lui-même. A plus forte raison, l'Etat est-il incapable de discerner avec justesse ce qui fait chacun de nous, chacun des 38 millions de Français, dans son travail et sa vie privée.
Donc, l'Etat n'est pas omniscient. Est-il du moins omniriche? Non, L'Etat n'a pas d'autre argent que celui que nous lui donnons. Il en a même moins, car il a des dettes vis-à-vis de nous, tandis que nous n'en avons pas vis-à-vis de lui. Quand nous lui demandons une subvention pour construire un hospice, une caserne, une église, une route, un tramway, un pont, et qu'il donne à la commune que nous habitons une somme d'argent pour cela, cette somme ne lui est pas tombée du ciel. Elle ne lui est pas venue de l'étranger. Il ne l'a pas puisée dans un trésor secret dont il a la clef, comme ces trésors des anciens maharajahs, cachés sous les ruines de l'Inde. Non, cette somme vient de notre propre poche.
C'est nous qui l'avons portée  chez le percepteur qui nous la remet, et si nous avions marqué les pièces et les billets, quelquefois nous pourrions les reconnaître... Seulement l'Etat nous rend moins en argent ou en services qu'il ne nous demande, parce qu'il est obligé de payer, sur notre argent, tous ses fonctionnaires. Et comme l'Etat n'est pas une personne qui a un intérêt immédiat à regarder à la dépense, il dépense beaucoup plus d'argent pour ses services que le ferait un particulier. Donc, l'Etat, par lui-même, ne possède rien. M. d'Avenel a très justement dit: "L'Etat ne peut pas plus alimenter les particuliers qu'un nourrisson ne peut nourrir sa nourrice."
L'Etat est-il du moins omnipotent? Oui, en ce qui concerne les choses apparentes et qui peuvent être imposées par la force: l'impôt, la voirie, les établissements publics, car il a pour lui la police, l'armée que nous remettons entre les mains des gens que nous choisissons et que nous payons pour nous administrer. Si quelqu'un ou même si tout un groupe d'hommes refuse publiquement l'obéissance matérielle aux lois, l'Etat le sait, puisque c'est public; et, puisque c'est matériel, il peut matériellement forcer ce groupe de citoyens à observer matériellement la loi. Là-dessus l'Etat est très fort. Mais il y a des choses en ce monde que le plus grand despote ne peut pas nous obliger à faire, si elles nous ennuient: il ne peut rien sur l'intelligence, la volonté, l'effort, le cœur.
Dans l'histoire de Don Quichotte, on raconte que Sancho Pança, devenu gouverneur de l'île de Barataria, interrogea un vagabond et, mécontent de ses réponses, lui dit: "Tu dormiras cette nuit en prison! - Non, dit l'autre. - Comment, non? Tu me défies de t'envoyer dormir en prison? Gardes, saisissez cet homme, jetez-le au fond du cachot. - Je ne dormirai tout de même pas en prison, répliqua l'autre, car je resterai éveillé." Or il est autre chose que l'Etat est encore bien incapable de faire que de forcer chacun de nous à dormir, c'est de nous empêcher de dormir, quand nous avons envie ou besoin de dormir, ou encore de nous faire travailler. Il y a un sentiment qui le peut: c'est l'intérêt personnel, le désir de gagner sa vie. Mais si ce sentiment, par hasard était absent, toute la puissance de l'Etat ne pourrait le remplacer pour les millions de travailleurs d'une nation.

Qu'arriverait-il si l'Etat était patron?

Cependant il faudrait que l'Etat fût omniscient, omniriche et tout-puissant pour qu'il pût remédier à toutes les injustices de la lutte pour la vie et à toutes les inégalités humaines. Par exemple, il est injuste qu'un homme qui travaille jusqu'au bout de ses forces n'arrive pas à gagner sa vie, tandis qu'un autre, plus adroit, plus intelligent, plus chanceux, gagne le superflu en ne travaillant que deux heures par jour. Mais il faudrait être omniscient pour deviner si, réellement, tel homme, tel jour, a travaillé de toutes ses forces, ou bien s'il le prétend faussement; et l'Etat ne l'est pas. Il est injuste qu'arrivé à soixante ans, et même à cinquante dans certains métiers fatigants, un travailleur n'ait pas le pain assuré par une retraite; mais pour constituer une retraite à chacun des 38 millions de Français, à partir de cinquante ans, il faudrait que l'Etat fût omniriche, et il ne l'est pas. De plus, si chacun de nous était sûr dans tous les cas d'avoir une retraite, beaucoup ne feraient rien et n'économiseraient rien, mangeraient tout à mesure, et ainsi frustreraient les autres travailleurs qui, eux, s'épuiseraient pour constituer une retraite aux fainéants. Pour empêcher cela, il faudrait que l'Etat fût partout, vit tout et fût tout-puissant sur nos volontés et nos intentions, et il ne l'est pas.
Enfin, il est injuste qu'un ouvrier qui ne demande qu'à travailler et qui offre ses deux bras, ne trouve pas de travail, soit victime du chômage, à cause des milliers et des milliers de circonstances qui règlent l'offre et la demande. Mais pour que l'Etat donnât toujours du travail à qui en demande, il faudrait qu'il fût patron, le patron universel, et il faudrait qu'il fût le patron idéal, celui qui produit le mieux, le meilleur marché, le plus vite, avec le plus de progrès. Il faudrait aussi qu'il fît mieux face à la concurrence étrangère. Sans être un Dieu, il faudrait aussi que l'Etat fût un patron plus intelligent, plus actif, plus agressif, plus prévoyant, plus humain que tout autre patron. L'est-il en réalité? Hélas! il faut en rabattre!



Le patron, sous le régime de la libre concurrence,
court après le client.


Non seulement, l'Etat ne peut pas faire une besogne surhumaine, mais on n'a pas remarqué jusqu'ici qu'il fît les besognes ordinaires de l'industrie et du commerce mieux ou même aussi bien qu'un particulier ou une association de particuliers. Il est entrepreneur de chemins de fer, confectionneur de poudre et de tabac, fabricant de céramique, imprimeur. Or, il travaille toujours plus chèrement et le plus souvent moins bien que les particuliers. Il va plus lentement: il est en plus réfractaire au progrès.



Comment l'Etat-patron recevrait le client.


Premièrement l'Etat n'est pas économe mais dépensier. Il ne produit pas à bon compte, mais à grand frais. Là où un particulier dépense 10 francs et deux journées de travail, il dépense 20 francs et huit jours. S'il plante un arbre, il lui faut mobiliser une armée d'employés. Entre ses mains, une entreprise quelconque devient une mauvaise affaire. En France, par exemple, pour obéir à la pression publique, le gouvernement a successivement construit et administré directement près de2 800 kilomètres de lignes qui ont coûté, d'après le rapport de la Commission du Budget pour 1895, l'énorme somme de 1 275 millions, en y comprenant les insuffisances annuelles capitalisées. Les bénéfices annuels étant de 9 millions, alors que les dépenses sont de 57 millions, le déficit annuel est d'environ 48 millions. Ce déficit tient en partie aux frais gigantesques d'exploitation. Alors que le coefficient d'exploitation est de 50 pour 100 pour les grandes compagnies telles que le Paris-Lyon et l'Orléans, par exemple, peu intéressées à économiser pourtant puisque l'Etat leur garantit un minimum d'intérêt, le coefficient d'exploitation des chemins de fer de l'Etat atteint le chiffre invraisemblable de 77 pour 100.
Secondement, l'Etat n'est pas progressif, mais routinier. Il n'y a personne qui aille moins vite dans la voie du progrès. Un infime détail le montrera. On a partout remplacé les lampes à huile par des procédés plus modernes d'éclairage: mais dans les ministères, c'est à dire chez l'Etat, on a conservé les lampes à huile. Les personnes qui s'imaginent que si l'Etat remplaçait les particuliers à la tête des usines, les choses pourraient aller bien, oublient l'histoire de toutes les inventions.
Quand l'Anglais Bessemer, en 1856,  inventa le convertisseur qui permet d'extraire des fontes grises, du prix moyen de 15 francs les 100 kilogrammes, un acier revenant à 30 francs les 100 kilogrammes, c'est à dire le moyen de révolutionner toute la métallurgie, et par la métallurgie, les chemins de fer, et par les chemins de fer le monde entier, il fut impossible d'obtenir de l'Etat le moindre concours. Son invention était pourtant pour l'Angleterre une source colossale de richesse. Auparavant, elle ne produisait que 50 000 tonnes d'acier; dans la suite, elle en produisit 750 000. Cependant, l'Etat ne le comprit que bien longtemps après tout le monde. Il repoussa pendant vingt ans ce progrès, qui fit gagner au pays 4 milliards 230 millions de francs. Il s'opposa même, à l'Exposition de 1867, à ce que Bessemer reçût, en France, la croix de grand officier de la Légion d'honneur. On voit ce qui serait advenu si, en Angleterre, l'Etat avait dirigé toutes les usines de métallurgie. Il aurait retardé pendant vingt ans le progrès qui enrichit le pays. Heureusement l'intérêt individuel des patrons était là. L'initiative privée entreprit ce que l'Etat se refusa même à examiner. c'est l'histoire de la plupart des grandes inventions.
Pourquoi l'Etat est-il plus dépensier que les particuliers et pourquoi est-il moins entreprenant?
C'est à cause de l'énormité de sa machine et de la complication de ses rouages.
Dans un établissement de l'Etat, par exemple une exploitation rurale, on se trouve à avoir à la fois des chevaux qui font du fumier et des champs qui ont besoin de fumier. Cependant le règlement ne permet pas qu'on mette sur les champs le fumier qui sort de l'écurie. La loi oblige à le vendre, quitte à racheter ensuite, à beaux deniers comptants et naturellement plus cher, un autre fumier pour engraisser les terres.
Dans un autre établissement de l'Etat, une manufacture, un acheteur ne peut pas, même en offrant de payer tout de suite, faire une commande, si les crédits affectés par l'Etat aux travaux à exécuter dans l'année à cette manufacture, sont épuisés. Elle refuse donc la commande, le public attendra. D'ailleurs cette manufacture a raison, car le jour où elle livrera son produit, le prix ne lui en sera pas remis par l'acheteur; il n'entrera pas dans ses caisses, mais il sera porté chez le percepteur du département. Il entrera dans le budget général de l'Etat, non dans le budget particulier de la manufacture. On juge, d'après cela, quelles complications de comptes entraînent de telles chinoiseries. Un ministre a raconté à la Chambre l'histoire d'une longue controverse dans les bureaux d'un ministère, ayant pour objet de savoir si une dépense de 77 kilogrammes de fer figurerait pour 3 fr. 46 ou 3 fr. 47 dans le budget de ce ministère. Pour le décider, il fallut la délibération prolongée d'une demi-douzaine de chefs de bureau et finalement l'intervention directe du ministre lui-même.
De telles minuties sont risibles au premier abord. Mais, si on y réfléchit, on s'aperçoit qu'elles sont les conséquences obligée de tout travail exécuté par l'Etat. Dans cette immense collectivité anonyme, où l'on manie l'argent de tout le monde et où personne n'y est de sa poche, il faut une surveillance minutieuse de tous les instants. Il faut donc, pour exécuter le moindre travail, une immense armée de fonctionnaires. Il y a cinquante ans, ils étaient 188 000 et coûtaient 245 millions. Aujourd'hui, ils sont 689 000 et coûtent 627 millions. 
Un jour, un chef de bureau vit arriver un solliciteur demandant un petit emploi dans l'administration. Pour le décourager, il lui annonça qu'il y avait déjà 40 000 demandes. 


Comment-il se fait que le nombre de fonctionnaires
augmente sans cesse.


A l'encontre des particuliers qui s'efforcent toujours de
restreindre leur personnel, l'Etat trouve sans cesse prétexte
à augmenter le nombre de ses fonctionnaires. "J'ai déjà
40 000 demandes", répondit un jour un chef de bureau à un
solliciteur qui demandait un emploi dans l'administration.


Le solliciteur fut d'abord atterré; puis il réfléchit que ces 40 000 demandes elles-mêmes devaient faire l'objet d'un travail nouveau et, au chef de bureau qui se désolait de ne pouvoir rien faire pour lui, il répondit triomphalement: " Mais si, charger-moi de les classer!" 


Atterré tout d'abord, le visiteur ne se tint pas pour battu.
Réfléchissant au travail énorme qu'aller représenter le classement
 de ces 40 000 demandes, il se proposa pour cette besogne.


Par là, on voit quelle perte de temps, de travail et d'argent ce serait pour la nation, si l'Etat voulait encore se charger des industries actuellement régies par les particuliers.



... Et fut accepté. Moralité: le nombre des fonctionnaires
a triplé depuis cinquante ans.


Mais ne serait-il pas possible que l'Administration vint à changer et que l'Etat, un jour, ne fût plus aussi lent et aussi minutieux dans ses opérations? Non, car s'il changeait, ce ne serait plus l'Etat. Si les rouages étaient simplifiés, la machine marcherait plus vite, mais elle marcherait sans sécurité. Toute cette paperasserie garantit la régularité des opérations. L'Administration française est très honnête, très ponctuelle, beaucoup plus qu'une autre administration sur le globe, mais elle doit à la complication de ses rouages où tout est organisé en vue de la probité. Si l'Etat n'était plus si lent, il ne serait plus si sûr. Car, dans l'Etat, personne n'a un intérêt personnel et pressant à surveiller et à activer la marche des choses. Il n'y a que les particuliers qui puissent aller vite et sûrement, parce qu'un particulier est et se sent responsable. L'Etat ne l'est pas. Envers qui le serait-il? S'il dépense trop, tant pis! Il fera un nouvel impôt. S'il ne vend pas ses produits, peu lui chaut: il interdira aux produits étrangers de passer la frontière. Ayant la force d'imposer par le monopole son produit à chacun de nous, il ne s'inquiète pas si son produit nous plait. Tous ces défauts, il les a, non parce qu'il est dirigé par telle ou telle personne, mais parce qu'il est l'Etat, c'est à dire qu'il n'est pas soumis comme le patron particulier ou comme une société de particuliers au coup de fouet, au danger comme au bienfait de la concurrence.
En même temps, il ne profite pas des mille et mille ressources de l'initiative individuelle. Quiconque travaille pour lui-même, dans une spécialité, déploie constamment toutes ses facultés inventives, s'ingénie à trouver un outil nouveau, une combinaison commerciale inédite, adaptés aux besoins exacts de sa clientèle, dans le moment précis où il agit. Il n'est pas arrêté par des règlements d'ensemble, élaborés pour des centaines de mille de travailleurs à la fois. Il est libre de ses mouvements. Cette liberté assure le succès. Toutes les fois qu'il veut obtenir d'hommes intelligents et travailleurs leur maximum de rendement utile, il faut leur laisser leur liberté de mouvement.


Comment l'Etat patron surveillerait-il ses ouvriers?

Serait-ce au moins le triomphe de l'égalité entre les hommes? Supposons que la France soit une immense usine où chacun travaille à une tâche assignée par l'Etat et, moyennant sa docilité, soit assuré d'un salaire quotidien et d'une pension de retraite. Ce serait fort beau, mais, immédiatement, la somme totale de la richesse produite par les travailleurs baisserait. Pourquoi, en effet, se donnerait-on beaucoup de peine, puisque, de toute façon, la vie serait assurée? On se ferait moins scrupule de flâner aux dépens de l'Etat qu'aux dépens d'un particulier. Il faudrait donc que l'Etat surveillât de très près chacun des citoyens, mais il ne pourrait le faire qu'au moyen d'une armée innombrable de surveillants, qui, eux, ne feraient rien du tout que de surveiller. Ce serait une caste de privilégiés comme les seigneurs d'autrefois, comme les millionnaires d'aujourd'hui. Naturellement, tout le monde voudrait être "inspecteur du travail". On pourrait dire d'eux comme des pompières de Nanterre:

Ce sont les pompières
De Nanterre.
Ah! chacun voudra
Etre de ce corps-là.

Quant aux autres, laboureurs, ouvriers, ingénieurs, commerçants, ils seraient soumis à un régime d'obéissance passive.



Un particulier plante un arbre.

Deux hommes suffisent, travaillant une heure, pour cette opération
très simple et peu coûteuse, quand elle est faite par un simple propriétaire.


Serait-ce au moins le règne de la justice absolue?
Non. Dans les projets des philosophes qui veulent que l'Etat fasse notre bonheur, il y a toujours "des inspecteurs rétribués par l'Etat", des "membres du ministère de l'Assurance sociale".



L'Etat plante un arbre.

Une escouade de travailleurs, de surveillants, d'inspecteurs,
est nécessaire pendant une demi-journée pour planter
un arbre dans un jardin public ou sur un boulevard quand
le travail est dirigé et commandé par l'Etat.


Comment ces hommes seraient-ils libérés des passions, des préjugés et des intérêts mesquins plus que d'autres hommes? Sans doute, en présence de la dure bataille économique, on regrette que les conditions de travail dépendent des patrons ou des ouvriers, et l'on se prend à souhaiter que le travail soit réglé et dirigé par une puissance meilleure. Mais en quoi les employés de l'Etat-patron seraient-ils meilleurs, plus vertueux, plus savants, plus impartiaux que les patrons et les ouvriers? En quoi seraient-ils plus désintéressés? Car, en fin de compte, l'Etat, ce sont les employés de l'Etat. L'Etat n'est pas un Dieu, qui descend sur la terre faire lui-même sa besogne: l'Etat, c'est le gapian, c'est le percepteur, c'est le contrôleur, c'est l'huissier, c'est le garde-champêtre. Si le patron a des défauts et est intéressé, est-ce que le gapian est un ange? Est-ce qu'il est plus qu'un autre incapable de céder à une tentation de lucre et de faire un passe-droit? - Non, assurément.
Enfin, si attentifs que soient ces surveillants, ils ne pourraient pas doser, avec une exactitude souveraine, la part d'efforts que chacun de nous donnerait et notre droit à la récompense nationale. Ce serait relativement possible, si chacun de nous produisait le même genre de travail- comme le casseur de pierres sur la route ou le ramasseur de foin.- On verrait, chaque soir, le tas que le travailleur a cassé ou la meule qu'il a construite, et l'on jugerait s'il a bien gagné sa journée. Mais aujourd'hui, dans une industrie,  c'est une complication inouïe de rouages différents qui rend le contrôle presque impossible.
Personne, en effet, ne produit, à lui tout seul, un objet entier qu'il peut montrer au contrôleur. Non seulement les classes ouvrières sont réparties et strictement spécialisées par métiers ou professions, mais, dans un même métier, il y a des subdivisions à l'infini, d'après la nature des mouvements et des opérations. Par exemple, 18 opérations distinctes avec 18 catégories d'ouvriers pour la confection des épingles; 70 opérations distinctes pour la confection des cartes à jouer; 1662 opérations successives pour la fabrication d'une montre de bonne qualité! chaque industrie se subdivise en spécialités nombreuses: par exemple, l'horlogerie en 102 métiers, la métallurgie en 1000 métiers.



Comment se conduiraient les ouvriers de l'Etat-patron.

Les travailleurs des Ateliers nationaux, en 1848,
d'après un dessin du temps par Tony Johannot.


Ainsi donc, si l'Etat s'occupait de faire ce que font les particuliers aujourd'hui dans le régime de la libre concurrence, c'est à dire si tout devenait monopole de l'Etat, on verrait:
1° Moins de résultats obtenus pour une si grande somme d'efforts;
2° La marche du progrès se ralentir;
3° L'inégalité des conditions sociales persister.


Que peut faire l'Etat pour nous?

Donc l'Etat ne peur rien pour notre bonheur... que nous laisser tranquilles. "Les grands, disait Beaumarchais, nous font déjà une grande grâce quand ils veulent bien ne pas nous faire du mal." On peut dire justement la même chose de l'Etat. Il ne peut rien pour notre bonheur, mais il peut nous rendre malheureux en nous empêchant d'ouvrir nos ports, de recevoir des marchandises étrangères, de nous établir aux colonies, en interdisant l'entrée de nos villes aux denrées de première nécessité, en nous espionnant par ses gabelous, en venant roder dans nos maisons, enfin en venant prélever sur notre travail ou sur notre héritage l'argent que nous ou les nôtres avons péniblement gagné. Ne lui demandons rien, ou le moins possible. Si imparfait qu'il soit, c'est encore le régime de la liberté individuelle, de la libre concurrence, et de l'offre et de la demande libres, qui proportionne le mieux la récompense à l'effort. Regardons autour de nous: ce sont ceux qui ont le plus laborieusement travaillé, et le moins inutilement dépensé dans leur vie, qui ont généralement la vieillesse la moins misérable. Sans doute, il y a bien des exceptions à cette loi, trop d'exceptions, et ce sont des injustices du sort, mais tout système arbitraire en ferait naître encore bien davantage et serait encore plus injuste que l'état actuel.
Il va sans dire que la question de la forme du gouvernement n'est ici aucunement engagée; on peut aussi bien concevoir une République où les prérogatives de l'Etat sont démesurées et une République où elles sont réduites au minimum. Mais le fait est que les nations où l'Etat fait peu de chose: les Etats-Unis, l'Angleterre sont les plus riches du monde. Celles où il fait presque tout: l'Italie, l'Espagne, sont parmi les plus pauvres. Telle est la leçon de l'histoire impartiale et de la science désintéressée. Non seulement l'Etat ne peut pas faire notre bonheur, mais la mainmise par l'Etat sur les entreprises et les industries privées serait le suicide d'une nation.

Lectures pour tous, février 1904.

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