samedi 7 octobre 2023

Le Théâtre du Rire 

et ses types burlesques


Masques et bouffons de la Comédie Italienne.


Nés du désir d'amuser et de divertir, les types de la Comédie Italienne ont eu, depuis des siècles et à travers le monde entier, la plus brillante fortune. Aujourd'hui encore, qui ne connait pas Arlequin et Polichinelle, et qui ne doit aux tours de ces farceurs émérites des souvenirs de bonne et franche gaieté? A l'origine, leur raison d'être a été d'introduire au théâtre la fantaisie bouffonne, l'intrigue burlesque et le rire pour le rire. Evoquer aujourd'hui ces types, rechercher quelles transformations ils ont subies depuis leur première apparition, ce sera faire une amusante revue où ne manqueront ni la drôlerie, ni le pittoresque, ni parfois une note délicate et discrète d'émotion.


Arlequin, Polichinelle, Pierrot, Colombine, ces noms évoquent dans notre esprit l'image familière d'êtres connus et aimés. Nous les voyons aussitôt, sous leur masque bouffon, avec leurs rires, leurs gambades, leurs lazzis, les vives couleurs de leurs costumes bariolés. Voici Polichinelle*, bossu par devant et par derrière avec sa collerette empesée qui encadre un visage d'où sort un immense nez recourbé aux dessus de deux moustaches blanches. Pierrot*, à la figure enfarinée dans sa veste blanche trop large, ouvre deux yeux ronds sous la calotte qui recouvre son crâne rasé. Arlequin*, élégamment sanglé, dans sa jaquette aux losanges multicolores, le feutre crânement posé sur l'oreille, pirouette autour de la charmante Colombine* en fendant l'air de sa batte*.
Le théâtre où tous ces personnages font éclater leur joie bruyante ne se propose sans doute ni de peindre fort exactement la vie ni de corriger les mœurs. Il veut amuser, divertir, faire rire sans arrière-pensée. La gaieté est un besoin pour l'homme, et il faut que nous ayons nos moments de folie. C'est d'un rayon de soleil, dans un pays de gaieté, que devaient naître ces personnages de verve bouffonne, de drôlerie pittoresque et poétique.
De fait on les voit apparaître pour la première fois en Italie à l'heure brillante de la Renaissance.

Des comédiens qui inventent leur rôle.

L'Italie était alors parcourue par des troupes de comédiens nomades qui allaient de cité en cité, transportant avec elles leurs accessoires et leurs décors, s'arrêtant dans les plus minces bourgades et jouant dans les granges.



Les plus anciens types de le Comédie Italienne d'après  Callot.

Avant de créer les types légendaires d'Arlequin et Polichinelle,
les comédiens avaient imaginé des personnages, qui ont disparus,
tels Franca Trippa, sorte d'Arlequin, et Fritellino,
le prédécesseur de Polichinelle.



Dans les villes de quelque importance, ces acteurs nomades dressaient leurs tréteaux sur une place.
Le public qui s'attroupait pour les voir était composé de marchands, d'artisans, de condottieri qui, entre deux campagnes, venaient dépenser leur solde dans les villes, de paysans accourus des campagnes environnantes. C'était le plus bruyant, le plus mouvant, le plus tumultueux des publics.


Le Capitan, d'après Callot.

Les farces, souvent très grosses, les acrobaties et les combats burlesques,
tels sont les moyens habituels employés par les comédiens italiens
pour amuser la foule.



Il voulait avant tout qu'on s'amusât, et ne regardait pas à la qualité des moyens. Culbutes et cabrioles étaient souveraines pour le faire rire. Aussi tel est le premier caractère des comédiens italiens: ce sont d'habiles acrobates et des gymnastes incomparables. Tel qui entre en scène s'avance la tête en bas et pirouette trois fois sur lui-même, avant de retomber sur ses pieds. Ils prodiguent dans leurs jeux les déhanchements, les contorsions, les grimaces, les sauts et les bonds, les soufflets, les coups de bâton, les chutes retentissantes. Ces pitreries soulèvent des tempêtes de rire.
Au milieu de ces acrobates vertigineuses, on devine que la pièce ne peut être elle même ni très sérieuse, ni d'allure très calme. Au contraire, elle sera intriguée, mouvementée, fertile en situations plaisantes, méprises, quiproquos, duels, enlèvements, courses, fuites, poursuites. La verve des acteurs s'y donnera libre cours, accumulant facéties et bouffonneries. C'est ici le second et le plus curieux des acteurs de la Comédie italienne. Ces acteurs étaient en même temps auteurs. Ils improvisaient eux-mêmes et inventaient à mesure où ils jouaient.
Entraînés par le mouvement de l'action et par la chaleur de leur propre jeu, encouragés par les rires du public, excités par toute cette atmosphère de gaieté, ils trouvaient sur l'heure mines grotesques, plaisantes attitudes, réparties bouffonnes, inventions burlesques.
Une telle conception du rôle de l'acteur est toute opposée à celle que nous en faisons aujourd'hui. Pour nous, le rôle du comédien consiste uniquement à réciter le dialogue écrit par l'auteur de la pièce. Il ne doit pas s'écarter du texte; ce qu'on lui demande, et ce qu'on n'obtient pas, hélas! toujours, c'est qu'il l'interprète avec fidélité et intelligence. Dans la pièce italienne connue sous le nom de Commedia dell'arte, il n'existe qu'un canevas, court sommaire indiquant la suite des évènements. C'est sur les planches que l'acteur crée son propre personnage et tire de son imagination discours, répliques, jeux de scène et lazzis.
Ce qui rendait ce système d'improvisation possible, c'est que les rôles étaient tracés d'avance, d'après un caractère défini, une fois pour toutes. L'acteur savait comment il devait parler et se comporter suivant qu'il était Arlequin, Polichinelle ou Pierrot.
Mais ces types ainsi arrêtés, comment sont-ils formés? Ce sont, à l'origine,  des caricatures d'originaux empruntés aux diverses provinces de l'Italie.
Arlequin est le valais du Milanais; Polichinelle, le Napolitain; Pantalon*, le marchand de Venise; Pierrot, le paysan sicilien; le Docteur* est le grave et solennel professeur de l'antique Université bolonaise. Le Capitan* est un type importé par l'invasion étrangère: c'est la caricature de l'officier castillan, tout cuirassé de buffle et d'acier, aux moustaches terriblement retroussées, à la longue rapière et que son outrecuidance et sa vantardise rendent beaucoup plus ridicule qu'effrayant.
Ces types n'ont pas été crées tous ensemble. C'est souvent le hasard qui leur a donné naissance. Telle caricature locale amusait-elle le public, un acteur s'y montrait-il supérieur? voilà le type créé. Ainsi Arlequin doit son nom au comédien Arlecchino qui avait inventé le type; Pantalon doit le sien à l'acteur Pantaleone; l'acteur Pedrolino est devenu notre ami Pierrot, et l'actrice Colombina la délicieuse et mutine Colombine.
La plus amusante de ces origines est celle du type de Polichinelle. Une compagnie d'acteurs traversait un village aux environs de Naples et accablait de railleries les habitants, quand l'un des villageois, bon compagnon et gaillard facétieux, leur renvoya plaisanteries pour plaisanteries. Ce fut une scène d'un comique inattendu et irrésistible. Les acteurs, étonnés de l'esprit d'à-propos et de l'entrain de ce campagnard et amusés aussi de sa figure grotesque lui proposèrent de l'engager dans la troupe; il accepta. Il se nommait Puccio d'Aniello, dont on fit Pulcinello (Polichinelle). Le type fut bientôt populaire dans toute l'Italie et ailleurs.

Arlequinades, pantalonnades, fanfaronnades.

Voyons maintenant nos comédiens à l'œuvre et leurs types en action.
Ce vieux barbon, toussant, crachant, mouchant, c'est le seigneur Pantalon. Il a gagné dans le négoce une fortune énorme et entasse dans les caves de son palais des coffres regorgeants de beaux ducats. Mais ses doigts crochus ne desserrent par aisément les cordons de sa bourse: le bonhomme est avare effroyablement. Comme il est d'ailleurs aussi crédule que méfiant, il devient la victime de complots où fils, filles, valets, servantes, s'unissent pour lui jouer les plus méchants tours.
Arlequin et Pierrot sont ses deux valets. L'Arlequin du XVIe siècle n'a pas encore l'élégance qu'il acquerra plus tard; il est d'assez mauvaise mine avec sa veste toute trouée et rapiécée de mille morceaux disparates. Grimacier et agile comme un jeune singe, il est d'ailleurs paresseux, fripon, sournois, insolent.
C'est lui qui est l'âme des conspirations dont l'infortuné Pantalon est l'éternelle victime. Voulez-vous un exemple de ce genre de facétieux? Pantalon est veuf et veut se remarier. On lui fait accroire que son haleine est empestée et qu'il doit se faire arracher les molaires. Arlequin sera le dentiste. Armé de formidables tenailles, il arrache d'un seul coup quatre bonnes dents à sa victime. Fou de douleur, Pantalon saisit la fausse barbe de l'opérateur, mais elle lui reste dans la main et il s'écroule avec fracas. Arlequin, feignant de vouloir lui porter secours, lui asperge d'eau le visage et le tiraille en tout sens. Pantalon se démène, jure, sacre et menace son valet qui, s'approchant à la dérobée, lui enveloppe la tête avec une couverture et se sauve en gambadant, tandis que le vieux marchand se débat avec toute sorte de contorsions. Ainsi les pantalonnades répondent aux arlequinades.
Cet endiablé d'Arlequin, toujours sautant, dansant, pirouettant, était le pitre d'excellence de la Comédie Italienne. C'en était aussi l'homme d'esprit. Certaines de ses répliques mettent le public en joie. Lui demande-t-on un remède contre le mal de dents? "Prenez une pomme, répond-il, coupez-la en quatre parties égales, mettez une de ces parties dans votre bouche et ensuite tenez-vous la tête dans un four jusqu'à ce que la pomme soit cuite; je réponds que votre mal sera guéri". Un acheteur auquel il propose sa maison déclare ne pouvoir se prononcer sans l'avoir vu: "Je ne l'ai pas apportée avec moi, fait Arlequin, mais tenez, en voici un échantillon". Et il sort de dessous sa veste un gros plâtras.
Au contraire d'Arlequin, le bon Pierrot, le second valet de Pantalon, est la bêtise personnifiée; il est lourd, balourd. Comme Arlequin amusait par son espièglerie, Pierrot amuse par sa sottise. Il accumule les maladresses et entasse les niaiseries. Lui confie-t-on de la vaisselle? C'est au risque de la voir bientôt se briser en mille pièces. Quand il soutient son maître impotent, il trouve moyen de culbuter avec lui. L'énormité de sa gourmandise et l'immensité de son insatiable gloutonnerie sont parmi ses moyens de comique les plus infaillibles. Le Capitan lui envoie un jour dix plats tout débordants de macaroni, Pierrot les avale successivement sur la scène, en balbutiant des remerciements et, à demi étouffé, pleure de reconnaissance.
Il aime la servante Colombine, mais Colombine rit au nez de cet imbécile; séduite par l'esprit, par les contorsions et par les airs conquérants d'Arlequin, elle se laisse enlever par lui. Pétrifié par l'étonnement, Pierrot en demeure stupide.
Pierrot est niais, Pierrot est poltron, Pierrot est encore plus poltron que niais, cependant il a des velléités d'héroïsme; il jure qu'il se vengera d'Arlequin; il s'arme d'un gourdin et attend son rival. Arlequin surgit, muni d'une barre de porte, le dialogue s'engage et les injures pleuvent: "Arrive!" s'écrit Pierrot. "Je t'attends." riposte Arlequin. Survient le Capitan, qui veut trancher cette affaire d'honneur et se place entre les combattants. Alors Pierrot et Arlequin de s'attaquer avec acharnement; placé entre deux, le malheureux Capitan reçoit tous les coups.
Celle dont la perfidie provoque ces duels burlesques est une servante accorte et rusée, au minois éveillé, à la parole vive, au geste hardi, au regard fripon: c'est Colombine. Et Colombine est la coquetterie incarnée.
Telle servante, telle maîtresse. Colombine donne à sa maîtresse Isabelle* les conseils les plus déplorables: Isabelle s'empresse de suivre les avis de la perverse Colombine. Elle aime Lélio*, le beau Lélio, jeune et fringant cavalier, adorable sous son costume de satin bleu de ciel passementé d'argent, sous ses nœuds de ruban et les plumes flottantes de son chapeau. Joueur, endetté, pourvu de la plus détestable réputation, ce Lélio est bien digne d'être aimé d'Isabelle et protégé par Colombine.
Mais quel est ce grand garçon à mine de vaurien, long, efflanqué, effronté, cynique, hâbleur, débraillé, paresseux, ivrogne? Apprêtez-vous à rire! c'est Polichinelle. Il n'a pas encore sa bosse; mais il a déjà tous les vices. Surveillez surtout votre bourse! Comme son proche parent, le Panurge de Rabelais, Polichinelle a, pour se procurer de l'argent, toute sorte de moyens dont le plus honnête mérite le gibet. Le fait est que Polichinelle est condamné à la potence: c'est la seule chose qu'il n'ait pas volée. Allons voir pendre Polichinelle. Mais d'où vient qu'il ne fasse aucune résistance, se laisse docilement mener au lieu du supplice et regarde sans émotion préparer la corde? Il doit ruminer quelque chose. Or, au moment psychologique, il feint de ne pouvoir trouver l'ouverture du nœud coulant; le bourreau s'impatiente: "Tiens, regarde, s'écrie-t-il, voici comment il faut faire!" Et il passe la tête dans le nœud coulant. Polichinelle aussitôt tire la corde et étrangle le bourreau en lui criant: "Eh bien: est-ce comme ça?"
Tremblez maintenant: le Capitan fait en scène son entrée retentissante. Trrremblez! C'est un homme terrible, que le Capitan, et dont le nom seul est pour vous glacer d'épouvante! il est l'homme à s'appeler: Il capitan Spaventi della Valle Inferna, ou bien: Il signor escabombardon della Papirotonda... tout simplement. Criant, jurant, invoquant le diable, tirant sa monumentale épée, il empli la scène de ses rodomontades. Ce qu'il y a en lui de plaisant est que ces vantardises ne sont là que pour masquer sa réelle poltronnerie. Il vous dira comment, serré de près par l'empereur d'Ethiopie et l'un de ses officiers, il vint à bout de ses adversaires: "Je pris de la main gauche l'officier et m'en servis comme d'un bouclier, je le dirigeai vers l'empereur qui s'avançait pour me frapper; d'un coup, je fendis le pavé, j'ouvris la terre jusqu'aux abîmes. Neptune fut frappé de stupeur, Pluton trembla et le roi s'engloutit". Voilà un bel exploit. Mais d'ailleurs essayez un peu de regarder en face ce foudre de guerre: il n'en faut pas plus pour avoir raisin de son indomptable bravoure.
Le danger passé, il trouvera pour colorer sa lâcheté, d'admirables excuses. Comme on lui reproche d'avoir laissé enlever sa femme par les corsaires barbaresques: "De bout sur la proue de mon vaisseau, répond-il, j'étais dans une telle fureur que le souffle impétueux qui sortait de ma bouche, frappant les voiles du navire ennemi, lui imprima une impulsion si rapide qu'il fut impossible de l'atteindre".

Un bouffon génial: le célèbre Dominique.

Le succès des comédiens italiens fut si grand qu'ils devaient être bientôt amenés à passer les monts. Appelés à la cour, ils font au XVIIe siècle leur apparition en France. Ils y plurent aussitôt. Leur bonne fortune fit qu'ils eurent pour tenir les principaux rôles des acteurs de premier ordre.


Les acteurs de la Comédie Italienne sur un théâtre improvisé
de la foire Saint-Laurent à Paris.  d'après une estampe
du XVIIe siècle.

Venus d'Italie, où ils donnaient leur représentation en plein air, les comédiens
italiens commencèrent aussi en France, par jouer dans les foires, les parades
qu'ils improvisaient. Des marchands d'orviétan avaient imaginé, pour
attirer les badauds, d'ajouter un théâtre à leur boutique.



Un des meilleurs acteurs de cette troupe avait inventé le type burlesque de Scaramouche* qui se rapproche beaucoup du Capitan. Scaramouche eut le rare honneur d'avoir amusé le dauphin qui devait être plus tard Louis XIV.
Un jour que Scaramouche était dans la chambre du dauphin, ce dernier, alors âgé de deux ans, était de si mauvaise humeur que rien ne pouvait apaiser sa colère et ses cris. Scaramouche offrit à la reine de calmer le royal enfant à condition qu'on lui permit de le prendre dans ses bras. La reine y ayant consenti, l'acteur fit tant de grimaces, tant de singeries bizarres, que non seulement le dauphin cessa de pleurer, mais encore qu'il fut pris d'une hilarité qu'on ne pouvait calmer; et naturellement, toutes les dames et les seigneurs présents à cette scène, de partager la gaieté et la joie du royal enfant. Depuis ce jour, Scaramouche reçut l'ordre de se rendre tous les soirs auprès du dauphin afin de l'amuser "avec son chien, son chat, son singe, sa guitare et son perroquet".


La Comédie Italienne en France. "Le Tombeau de maître André".
D'après une estampe du XVIIe siècle.


Les comédiens italiens, qui ne représentèrent d'abord que des pièces improvisées,
donnèrent plus tard des comédies écrites. Telle fut une parodie du Cid jouée
en 1695 sous ce titre: "Le Tombeau de maître André". A côté de Pierrot,
du Docteur, d'Arlequin, se tient Mezzetin, sorte d'aventurier intrigant
et des moins scrupuleux.



Mais le plus célèbre comédien italien du XVIIe siècle est Dominique*, qui jouait Arlequin.
Dominique est l'un des acteurs les plus remarquables qu'il y ait jamais eu, et il a sa place marquée à côté des plus fameux maîtres du rire. Aussi fut-il maintes fois appelé à Versailles où il égayait Louis XIV par ses spirituelles saillies. Se trouvant au souper du roi, Dominique avait les yeux fixés sur un certain plat de perdrix: Louis XIV, qui s'en aperçut, dit à l'officier qui desservait: "Que l'on donne ce plat à Dominique! - Et les perdrix aussi?  demanda Dominique. - Et les perdrix aussi", reprit le roi qui avait compris le trait. Le plat était en or.
Louis XIV avait assisté incognito à une pièce italienne qu'on donnait à Versailles. Le roi dit en sortant à Dominique: "Voilà une bien mauvaise pièce. - Dites cela tout bas, lui répondit l'acteur, car si le roi le savait, il nous congédierait".
Comme beaucoup d'acteurs ou d'auteurs comiques, Dominique était triste. Il alla un jour chez un médecin fameux pour le consulter sur la maladie noire qui le minait. Celui-ci, qui ne le connaissait pas, ne trouva qu'un conseil à lui donner, c'est d'aller rire aux bouffonneries d'Arlequin. "En ce cas, je suis mort, répondit Dominique, car c'est moi qui suis Arlequin."
Depuis le XVIe siècle, le costume d'Arlequin avait changé; les pièces d'étoffe de différentes couleurs qui masquaient les trous de sa veste avaient été distribuées en losanges symétriques; avec son large pantalon à la hussarde, son masque noir à mentonnière barbelée, son feutre relevé sur le côté, Arlequin n'est plus un rustre mal dégrossi, c'est un personnage élégant. Mais là ne se bornent pas les innovations de Dominique. Il conserve à Arlequin son agilité et sa souplesse de sauteur, mais du personnage fort grossier qu'il était encore, il fait un être pétillant de malice, intrigant, beau parleur, jamais à court d'expédients et spirituel.
Pressé de raconter la mort de son père, Arlequin-Dominique s'écrie: "Hélas! dispensez-m'en, le pauvre homme mourut de chagrin de se voir pendre."
Comme il rencontre Pierrot portant quelque objet soigneusement caché sous sa veste: "Qu'as-tu, lui demande Arlequin. - Un poignard". dit Pierrot. Arlequin découvre que c'est une bouteille, boit le vin et rend la bouteille: "Tiens, je te fais grâce du fourreau".
Son habilité trop peu scrupuleuse lui fait souvent courir le risque d'être pendu. Dans les situations délicates où il se trouve maintes fois vis-à-vis de la justice, il ne se départ ni de sa gaieté ni de son esprit! "Comme tu es triste, lui demande Polichinelle. - Parbleu! on veut me pendre. - Et pourquoi donc, mon pauvre Arlequin? - A cause de mon amour pour les belles-lettres. - Tu plaisantes donc toujours? - Mais non. J'ai lancé dans la circulation de beaux louis d'or, après en avoir rogné toutes les lettres, et voilà que la justice me cherche querelle".
Le voilà tout de même condamné à mort. Par faveur grande, on lui laisse à choisir le genre de mort qu'il préfère. Arlequin réfléchit quelques instants et finit par déclarer qu'il veut mourir... de vieillesse. Une autre fois, la corde est déjà prête, quand Arlequin s'écrie soudain que, respectueux des formes légales, il ne peut encore mourir: il n'a pas l'âge d'être pendu, et il lui faut une dispense des autorités compétentes.


Le départ des comédiens italiens. Tableau de Watteau,
peintre français mort en 1721.

En 1697, les comédiens italiens qui avaient fait des allusions satiriques à
Mme de Maintenon, furent chassés de France. Le peintre nous les représente,
au moment même où l'on affiche l'arrêt qui les expulse, continuant les grimaces,
prenant des poses comiques qui sont les caractéristiques de leurs personnages.



Disciplinée, réglée, rangée au respect de l'autorité, la société du XVIIe siècle éprouvait, par réaction, le besoin de s'ébattre, de se détendre, et de rire d'un rire large, énorme et bon enfant. C'est le genre de plaisir qu'elle allait prendre en écoutant les lazzis et regardant les cabrioles des comédiens italiens.

Arlequin petit maître et Colombine soubrette.

Au contact de la société élégante du XVIIIe siècle, les comédiens italiens vont achever de se polir et de s'affiner. Arlequin devient un jeune marquis, un peu intrigant, un peu aventurier peut-être, mais si séduisant avec sa grâce enjouée! Pimpante, Colombine joue de l'éventail comme les grandes dames; elle a appris à bonne école l'art de la coquetterie, penchements de tête, sourires négligés, rengorgements, œillades, mordillements des lèvres, minauderies, airs mutins.


Les acteurs de la Comédie Italienne. Tableau de Lancret,
peintre français mort en 1743.

Au XVIIIe siècle, la fantaisie et la verve bouffonne étaient laissées aux
parades de la foire. Aussi les acteurs de la Comédie Italienne fournirent-ils
aux peintres attitrés de la grâce spirituelle et légère, Watteau et Lancret,
le sujet de quelques-uns des plus charmants tableaux.



Les gens du bel air empruntent aux bouffons italiens leur costume. Duchesses et princes de sang se montrent aux bals de l'Opéra en habits d'Arlequin, de Pierrot, de Pierrette ou de Colombine. Ces déguisements favorisent sous le feu des lustres intrigues, plaisantes méprises, rencontres piquantes. Et ce sont encore les personnages de la Comédie Italienne dont l'image orne la tendre couleur des moires et broche sur la soie des fauteuils et canapés, se détache sur le vert bronze des meubles laqués; dessinés, brodés, gravés, on ne voit partout qu'Arlequins, Pierrots, Polichinelles.
La littérature la plus subtile ne dédaigne pas de les faire agir et parler. Marivaux promène leurs légères silhouettes à travers les trames si délicates et si nuancées de ses comédies.
Enfin, ce qui fait surtout leur gloire c'est que leur peintre attitré est le plus grand artiste du siècle: Watteau*.
Dans les grands parcs aux arbres séculaires qu'égaye le sourire d'un faune prisonnier dans sa graine, une douce lumière allume de soyeux reflets sur les robes de Colombine et de ses compagnes. De leurs paupières aux longs cils, elles sourient au brillant Arlequin qui papillonne autour d'elles et se cambrent fièrement, la main sur sa batte* comme sur la garde d'une épée. Tous semblent converser comme dans un salon, sous les lustres de cristal, mais ils donnent l'impression d'appartenir à un monde différent du nôtre. Créatures jadis comiques, mais maintenant transfigurées par la fantaisie d'un artiste, ces êtres habitent le pays du rêve et de la poésie. Affranchis de toutes les réalités, ils ne vivent que pour les ivresses et pour les tristesses de l'amour. Watteau symbolise en ces êtres de caprice les brèves joies, les aspirations, les déceptions, les tortures de l'éternelle passion.
Impuissant à lutter contre Arlequin qui sait charmer par ses danses, ses légères chansons et son tambour de basque, Pierrot se désole, amoureux mélancolique. 


Pierrot. Par Carrier-Belleuse.

Les types de la Comédie Italienne figurent rarement dans les pièces
du répertoire moderne. Pierrot et Arlequin sont aujourd'hui des personnages
 de fantaisie qui ressemblent peu à leurs ancêtres.



Il a changé son nom de Pierrot et s'appelle Gilles, mais il n'a pas changé de caractère. Colombine, coquette, semble se plaire aux galanteries d'Arlequin, mais bientôt, mutine, elle s'enfuit dans un éclat de rire. La jalousie dévore le cœur des deux rivaux éconduits. Cachés dans un bosquet et la mine déconfite, ils viennent d'apercevoir le beau Lélio tout enrubanné qui courtise Colombine au pied d'un vase antique où des nymphes déroulent leurs danses. Leur traîtresse amie, à demi railleuse, à demie attendrie, effleure de ses doigts les cordes vibrante d'une mandoline*.

De nos jours: les pantomimes.

Peureusement, les masques italiens s'évanouissent pendant la Révolution. Vers 1820, ils reparaissent au petit théâtre des Funambules* du boulevard du Temple. Mais adieu les saillies d'Arlequin, les vantardises de Polichinelle, les rires de Colombine! Eux qui jadis étaient si beaux parleurs; ils sont devenus muets! Ces bavards intarissables ont perdu l'usage de la parole. Ils ne figurent plus que dans les pantomimes*.
Désormais, d'ailleurs, Arlequin est détrôné, et, dans la troupe des Funambules, c'est Pierrot qui se place au premier plan.
Un mime fameux Debureau père*, fait pour le type de Pierrot ce qu'avait fait Dominique pour celui d'Arlequin. Il va rendre populaire la silhouette de Pierrot au visage enfariné qu'encadre le noir d'un bonnet de velours.


Pierrot au XIXe siècle. Portrait de Debureau.

Au XIXe siècle, Pierrot dans les pantomimes, est devenu muet.
Un artiste nommé Debureau, qui mourut en 1846, a réussi
dans ce rôle à exprimer toutes les nuances des sentiments
 les plus divers.



Debureau mettait dans son jeu tant d'ardeur, se dépensait tellement qu'il s'épuisa vite et contracta une maladie de poitrine. D'ailleurs les dernières années de ce bouffon furent attristés par un lugubre évènement. Un jour qu'il se promenait dans la banlieue de Paris, un ouvrier le reconnut et lui cria, pour se moquer de lui: "Bonjour, Pierrot!" Debureau frappa du poing celui qui l'interpellait. Une lutte s'engagea au cours de laquelle le mime atteignit l'ouvrier d'un coup de canne au front et le tua. Etrange coïncidence qui, une fois de plus, nous montre le tragique à côté du comique.*
De nos jours, les poètes n'ont pas tout à fait oublié les sémillants personnages de la Comédie Italienne.
Dans une charmante comédie, le Baiser, Th. de Banville nous montre pierrot aimé par une fée à qui son baiser redonne la jeunesse.


Coquelin Cadet dans "le Baiser".
Comédie de Th. de Banville.

Dans les quelques pantomimes ou comédies modernes où il figure encore,
Pierrot est devenu un être faible, enclin au péché, mais naïf et
dépourvu de méchanceté.



Sa dernière métamorphose est celle que lui a fait subir le dessinateur Willette*. Il n'est plus habillé de blanc. Sa figure se détache au-dessus de l'habit de satin noir; le large pantalon est remplacé par une élégante culotte de satin. Et il est triste. C'est la fin de Pierrot.


Le Retour de l'enfant prodigue.
D'après une affiche de Willette.


On fait souvent de Pierrot un de nos contemporains. Pareil à tels
mauvais sujets d'aujourd'hui, Pierrot abandonne ses parents,
de bons et honnêtes bourgeois. Enfin, il demande à rentrer en grâce:
 pour racheter ses fautes, il s'engagera dans un régiment qu'il voit
défiler dans la rue, musique en tête.



Arlequin, Pierrot, Polichinelle ne montent plus guère sur scène, et le seul endroit où l'on ait encore la chance de les voir est le théâtre de Guignol. Mais ils ne sont pas pour cela oubliés, ni dédaignés. Nous leur savons gré d'avoir jeté sur la scène et fait entrer dans le monde théâtral la gaieté jaillissante et la fantaisie brillante. Nous leur faisons fête quand, dans une réunion costumée, dans un bal d'enfants, nous apercevons une Pierrette gamine, une mignonne Colombine, un Arlequin adolescent. Ils ont commencé par être des grotesques; peu à peu, ils se sont affinés, polis, pour recevoir enfin dans leur dernière transformation l'attrait incomparable des grâces enfantines.



Mezzetin et Florine. Tableau de Vollon.

Mezzetin, avec son brillant costume rayé rouge et blanc. Florine, la soubrette
alerte et rieuse, au minois éveillé, ont conservé la faveur des peintres.
Ils représentent pour nous la gaieté et la fantaisie.



Lectures pour tous: revue universelle et populaire, 1900-1901.

Nota de Célestin Mira:

* Polichinelle:




* Pierrot:


Pierrot jouant de la mandoline.
Léon-François Comerre, 1884.

 * Arlequin:


Arlequin jouant du violon, Gino Severini, 1923


* Colombine et Arlequin:




* Pantalon:





* Le Docteur:



* Le Capitan:



* Isabelle:



* Lélio:



* Scaramouche:





* Dominique:


Domenico Giuseppe Biancolelli dit Dominique.


* Watteau: Arlequin et Colombine 1716.





* Batte: Au théâtre, la batte est une badine qui sert au personnage d'Arlequin.

* Grund vers 1760:




* Théâtre des Funambules:




* Pantomime:



* Debureau père: Jean Gaspard Deburau.




* En fait, Deburau tomba sur un voyou qui insulta sa femme, et pour se venger se battit avec lui. Ce fut au cours de cette rixe qu'il tua son adversaire à coups de canne. Il fut arrêté et le procès fut retentissant car pour la première fois, on allait entendre la voix du mime. Il fut acquitté.

* Willette:



Pierrot assassin de sa femme.
Pierrot chatouille les pieds de Colombine qui rit jusqu'à en mourir
.


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