mercredi 27 septembre 2023

Chez les vieux de Bicêtre.


Quand on part de Paris par la porte d'Italie, à mi-côte de la route de Fontainebleau se dresse un long bâtiment, qui barre l'horizon de sa silhouette massive: c'est Bicêtre.
Bicêtre! un nom qui jadis fut synonyme de geôle et d'enfer. Il renfermait à la fois des pauvres, des infirmes et des prisonniers, et il n'y avait guère de différence dans la façon dont les uns et les autres étaient traités.
Tout imbu de ces horrifiants souvenirs, nous avons voulu voir quelle était actuellement la vie des hospitalisés, et nous nous sommes rendus à l'hospice pour nous renseigner sur la situation de ces vieux.
Le dimanche, tout le long de l'avenue de Bicêtre et chez les nombreux marchands de vin des alentours, ce ne sont que vieillards propets, estropiés ou malades, décemment vêtus de l'uniforme de drap bleu. Les uns se réchauffent au soleil, assis sur des bancs ou installés dans leurs petites voitures, en fumant et en causant. Ce sont des philosophes qui se contente de leur sort, heureux de se sentir à l'abri de la misère.



De fait, on comprend le bonheur relatif de ces braves gens, qui ont un gîte, des habits propres, une nourriture convenable. Ce sont presque de petits rentiers, qui ont l'assurance de finir paisiblement leur vie de labeur en cet asile, où règnent une hygiène et une propreté méticuleuse;
D'après le règlement actuellement en vigueur, l'hospice reçoit des indigents âgés de soixante-dix ans au moins, et des individus atteints d'infirmités incurables et privés de tous moyens d'existence, sans condition d'âge.
Les repas se prennent dans les réfectoires: le matin, à sept heures, la soupe; à onze heures, le déjeuner qui se compose  de soupe et de viande; à quatre heures le dîner (légumes et dessert). On leur accorde trente-deux centilitres de vin par jour. De l'aveu même des intéressés, la nourriture est convenable et suffisante, pour midi; ils souhaitent seulement que le repas du soir soit un peu moins frugal. En dehors des heures de repas, les vieillards peuvent, suivant leurs moyens, s'offrir quelques douceurs, car Bicêtre est entouré d'une quantité de marchand de vin; mais les gens rangés préfèrent la cantine de l'établissement ou fréquentent un petit débit ouvert dans l'hospice qui vend de tout, à l'exception les liqueurs alcoolisées; on y trouve de l'épicerie et du tabac. C'est à la fois Duval et le bazar de l'Hôtel de Ville. Là, de bons vieux viennent lire un journal, fumer une pipe en prenant un petit noir. Les habitués sont des gens tranquilles, font peu de bruit, et ils discutent entre eux, c'est pour causer politique et pour raconter leurs campagnes. En effet, ils sont électeurs, inscrits à la commune du Kremlin-Bicêtre.


Le banc à la porte de l'hospice: le temps passe
en causeries paisibles, la vie a fini de frapper ces vieux-là!


Le soir, quelques-uns font un écarté ou un piquet. L'enjeu, c'est la tasse qu'ils boivent en quatorze ou quinze parties. Puis, quand huit heures sonnent, ils regagnent leur dortoir, contents de leur journée, sans souci des évènements du dehors, bornant modestement leur horizon à celui des murs de Bicêtre.
Cependant, pour la majorité des hospitalisés, la vie n'est pas seulement un béat et inintelligent repos. Beaucoup travaillent; en effet, la plupart des indigents sortent de la classe ouvrière, le désœuvrement ne pourrait que leur être nuisible. L'administration occupe à son compte les hommes valides comme tapissiers, menuisiers, charrons, fumistes, serruriers, peintres, jardiniers, balayeurs, homme de peine. Plus de quatre cents hospitalisés sont ainsi occupés aujourd'hui; et leur salaire varie de 0,40 à 1 franc par jour. Seule la corvée de l'épluchement des légumes est obligatoire pour tous, et gratuite.



L'impotent chauffe ses rhumatismes au soleil,
en remuant ses souvenirs.


Mais il n'y a pas que des travailleurs, payés par l'administration, il y a aussi un grand nombre d'hospitalisés qui travaillent à leur compte. A ceux-là, l'hospice loue de petits ateliers pour une somme qui varie de 0 fr. 50 à 5 francs par mois.
A gauche de la porte d'entrée, on a construit un hall immense, divisé en une multitude de petites loges: ce sont de petits ateliers. Là, en un espace de un à deux mètres carrés, réservé à chaque travailleur, s'occupent, aux métiers les plus divers, plus de cent vieillard valides. La création de ces ateliers est une excellente mesure à tous les égards: elle éloigne les administrés de leurs salles, en permet plus aisément l'aération et le nettoyage, et procure à tous ces vieillards un exercice salutaire, les arrachant à l'engourdissement et à l'ennui; elle leur fournit quelques ressources pécuniaires. Rien de pittoresque comme cette petite ruche qui rappelle quelque peu le marché du Temple. Les allées et les loges sont tapissés d'images, de gravures de journaux, de mille riens qui en égayent l'aspect. Les métiers les plus divers se trouvent réunis: on y fabrique des billes en terre glaise, des enveloppes de pétards, des brosses, des chevilles pour les menuisiers, des faussets pour l'octroi, des filets, etc. Il y a aussi des relieurs, des ciseleurs, des bijoutiers, deux coiffeurs, des marchands d'habits. Les hospitalisés sont rasés gratuitement, mais c'est un luxe, pour les richards (?), de se faire accommoder par leur barbier dans une petite échoppe, propre et coquettement aménagée. Il y a aussi un artiste peintre, qui brosse des peintures à la douzaine; un écrivain public qui écrit des lettres pour 0 fr. 10, papier et enveloppe fournis; quant au timbre, l'administration en accorde deux gratuitement par semaine.


Un certain nombre d'hospitalisés augmentent leurs
ressources en vendant de petits objets de leur fabrication ou des fleurs.
 

Parmi ces industriels,  le type le plus remarquable est un être aux jambes torses, aux pieds bots, au cou cicatrisé d'humeurs froides, l'incarnation de la laideur. Il s'intitule "chef pétardier de Bicêtre", gagne vingt sous par jour, les boit aussitôt, se grise abominablement, est consigné chaque lendemain de paye et ne sort que pour encourir une nouvelle consigne.
Un fabricant de filet a quitté l'hospice, après fortune faite. Il a acheté une petite maison et possède une trentaine de mille francs.
Un mécanicien, qui loue un grand atelier cinq francs par mois, gagne dix francs par jour. Il faut avouer que ce sont là des abus; il est de toute justice que des misérables adoucissent leur sort, par quelque argent bien gagné, mais il ne devrait pas être permis que des gens capables de gagner aussi bien leur vie tiennent la place d'indigents réellement nécessiteux, et fassent une concurrence déloyale aux ouvriers, en travaillant à vil prix.
D'autres sont d'honorables commerçants, qui, pour 0 fr.10 louent une place au marché de l'avenue de Bicêtre, et y vendent de vieilles chaussures, de la ferraille, des lacets, etc.
Avant de quitter l'hospice, je voulus connaître l'opinion d'un de ses habitants.
- Voulez-vous, monsieur, me répondit un vieux, à tout bien considérer, nous ne devons pas nous plaindre. Pour beaucoup d'entre nous, la vie que l'on nous fait est certainement beaucoup plus douce que celle que nous n'avons jamais menée, même quand nous travaillions. Pas de soucis, la vie matérielle assurée, et même quelques petites fêtes que nous offre l'administration, par exemple au mardi gras, à la mi-carême, au 14 juillet.


Echanger des souvenirs en vidant un verre de vin,
voilà l'ambition des vieux de Bicêtre.


Les distractions ne nous manquent pas.
Les amateurs de jeux de cartes et de dominos ont à leur disposition deux salles de réunions, où ils peuvent se livrer à leur plaisir favori. Ceux qui préfèrent les exercices en plein air jouent aux boules, et c'est devant une galerie aussi compétente que passionnée que se livrent d'interminables parties.
Enfin, chaque soir, de six heures à sept heures, à la bibliothèque, un instituteur de la maison fait une lecture. La bibliothèque, ouverte de huit heures à quatre heures, renferme plus de trois mille volumes et cinquante spéciaux pour les aveugles.
De cette visite, je gardai une impression réconfortante, les mauvais souvenirs qui hantaient ma mémoire, au nom de Bicêtre, s'étaient évanouis.

                                                                                                    F. Cardet.

Mon dimanche, revue populaire illustrée, 29 octobre 1905.

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