lundi 12 septembre 2022

La charité

 au dix-neuvième siècle.


Je ne veux pas faire comme un critique de ma connaissance, qui, il y a bien des années déjà, s'attira une mauvaise querelle avec le beau monde en se permettant de prendre pour but de ses épigrammes les nouvelles modes introduites dans le vieux royaume de la charité. C'était un Alceste qui voulait qui voulait que chaque chose restât à sa place et conservât sa manière d'être. Il comprenait la charité faite pour l'amour de Dieu, simplement, saintement, et il exigeait que la main droite gardât envers la main gauche, selon le précepte évangélique, le secret de ses libéralités.
Je retrouve sur mon album les paroles entre le miel et le vinaigre qu'il adressait, il y a trente ans, à la femme du dix-neuvième siècle qui lui en sut peu de gré. On a déjà vu, sous la Restauration, des concerts pour les Grecs que les Trucs égorgeaient; on commençait à danser pour les pauvres, à chanter pour les malheureux pensionnaires de la liste civile*, et à jouer la comédie pour les inondés. Mon misanthrope n'y tint pas; il s'écria avec Juvénal:

Difficile est satiram non scribere.

et il décocha la satire suivante, dans laquelle cet écolier de la Bruyère cherchait, en suivant l'exemple du maître, à morigéner son temps:
- Hortense, vous êtes la providence d'un bal des pauvres, la protectrice des faibles et la mère des orphelins. Que vous êtes sainte, que vous êtes belle, quand, sortant de cette demeure toute parée des images de vos glorieux ancêtres, vous pénétrez dans ces ténébreux réduits où veillent la souffrance, la douleur et la faim! C'est là de la charité, Hortense, les anges du ciel ont les regards fixés sur vous; ils recueillent les douces larmes de la reconnaissance que vous faites couler de ces yeux qu'avaient brûlés les pleurs du désespoir. Il n'y a plus ni ténèbres, ni haillons, ni sanglots, quand, semblable à une mystérieuse apparition, vous vous penchez, ange aux douces paroles, vers ces lits de souffrance, et quand vous versez la vie, la consolation et l'espérance dans les cœurs qui avaient cessé de croire à l'homme, peut être à Dieu. Mais le soir vient, Hortense, que vous voilà brillante et parée, que de grâces dans cette robe légère comme un brouillard de printemps! Que cette couronne de fleurs vous sied bien; ainsi négligemment posée! Que ces roses, moins fraîches encore que vous, semblent bien placées dans cette main d'enfant! Comme cette rivière de diamants étincelle au feu des bougies! Les yeux du monde vous trouve peut-être encore plus belle ce soir, Hortense; mais ce matin, mon cœur vous trouvait encore mieux. N'importe, la vie du grand monde a ses convenances, je le sais, les plaisirs aussi sont quelquefois des devoirs. Ce matin, vous étiez un ange de Dieu sur la terre; ce soir, vous n'êtes qu'une reine mortelle parmi les hommes. Jouissez de votre royauté d'une soirée, majesté éphémère; régnez sur nous, nous sommes tous aujourd'hui vos sujets, car, sous les portes d'une salle de bal, il n'y a que vos têtes, ô gracieuses reines, qui passent couronnées;
- Quoi! ce discours vous offense! vous n'allez point au bal pour vous, pour votre plaisir, dites-vous; et pour qui donc y allez-vous, chère Hortense?
- Pour les pauvres.
- Quoi! pour les pauvres cette gaze légère? pour les pauvres et leurs haillons cette guirlande de fleurs? Et ces diamants aux gerbes de flammes?
- Pour les pauvres.
- Pour les pauvres toutes ces grâces et toutes ces pompes, cette élégance exquise et ces magnificences du monde, ces trésors de luxe et de beauté, tout cela pour les pauvres? Sur ma parole, Hortense, voilà les pauvres bien riches aujourd'hui! Et quand la danse vous entraînera légère et brillante dans ses rapides tourbillons au bruit mélodieux de l'orchestre, vous danserez pour les pauvres?
Sans doute, puisqu'il s'agit ici d'un de ces bals par souscription, comme ils disent, dans lesquels on se réjouit au profit de ceux qui souffrent, et l'on s'amuse à l'intention de ceux qui meurent de faim. Quel dévouement est le vôtre, Hortense! Allons, vous n'avez rien à refuser aux pauvres, pas même cette dernière contre-danse qui réclame de vous un élégant danseur. Encore une fois, les pauvres sont bienheureux, et votre danseur aussi! Mais puis-je vous parler franchement? En voyant toutes ces richesses, ces dentelles et ces diamants dont le prix nourrirait une ville, ces coûteuses créations de mode qui prennent la somme suffisante à soutenir pendant un mois une pauvre famille, on est tenté, Hortense, de répéter le mot de ce convive au fastueux cardinal qui excusait devant lui les magnificences de son argenterie ciselée en disant que tout cela était au pauvre: Monseigneur aurait pu leur en épargné la façon...
- Mais c'est pure méchanceté qu'un pareil langage. Pourquoi décourager ainsi la bienfaisance? pourquoi jeter une teinte de ridicule sur une bonne œuvre? pourquoi ne pas s'incliner devant ces fêtes données au profit de la misère par la charité? - La charité! je vous arrête ici, Hortense; c'est la philanthropie qu'il faut dire, et non point charité. Cette sainte fille du Christianisme entend mieux le respect dû au malheur. En la secourant, elle pleure avec lui, et laisse à la philanthropie le privilège d'insulter les vénérables souffrances de la misère, en dansant pour ceux qui pleurent et ceux qui ont faim. Ah! de grâce, ne mêlons point des choses incompatibles, n'associons pas des idées qui répugnent à se trouver ensemble. Quand vous êtes au bal, Hortense, eh bien! dansez pour vous et non pour les pauvres; demain, à l'église, vous quêterez pour eux.
Ainsi parlait l'Alceste du dix-neuvième siècle, et comme son aïeul du dix-septième siècle, au point de vue absolu des principes, il pouvait bien n'avoir pas tout à fait tort.
Oui, la plus belle des charités, c'est la charité chrétiennement exercée, pour l'amour de Dieu et des pauvres, sans que l'amour-propre y entre pour rien. Quand saint Vincent de Paul, réunissant dans un église les dames chrétiennes qui avaient pris sous leur protection l'œuvre naissante des enfants trouvés, leur adresse cet admirable discours qui est dans toutes les mémoires, et, les instituant arbitres de la vie et de la mort de ces pauvres enfants abandonnés par leurs mères selon la nature, demande si elles, leurs mères selon la grâce, veulent aussi les abandonner, et lorsqu'à ces paroles pleines d'onction, à ces accents éloquents, à la vue de ces pauvres petits exposés sur les marches de l'autel, les cœurs se fendent, les larmes coulent, les mains s'ouvrent pour prodiguer au saint prêtre les bijoux avec l'or, je reconnais la charité chrétienne et j'admire sans réserve et sans remords.
Lorsque, plus près encore de notre temps, un saint archevêque de Paris, longtemps poursuivi par des passions aveugles, et obligé de se cacher dans son diocèse pour épargner un crime à ceux qui le haïssent sans le connaître, ou plutôt parce qu'il ne le connaissent pas, paraît tout à coup dans la chaire de Saint-Roch et s'adresse à un immense auditoire en lui demandant de l'aider à fonder un refuge pour les orphelins du choléra, parmi lesquels il en est peut-être beaucoup dont les pères ont fait le siège de l'Archevêché, et lorsque les auditeurs, émus par les magnanimes paroles de Mgr Quélen et sympathisant avec sa généreuse pensée, prodiguent leurs offrandes pour sauver ces malheureux enfants de la misère et de l'abandon, j'applaudis à la charité chrétienne arrivant à son expression la plus haute et la plus pure, et mêlée de miséricorde et de pardon. Mais, dût Alceste m'appeler Philinte, je pense qu'il faut vivre avec son siècle et faire le bien comme on peut, quand on ne saurait le faire comme on veut. Avant tout, secourons les misérables, couvrons ceux qui sont nus et nourrissons ceux qui ont faim. La charité ainsi exercée est moins pure sans doute, car elle est moins désintéressée, mais elle est encore la charité. Si, dans les âmes chrétiennes, l'amour de Dieu règne, on ne saurait s'étonner que dans les âmes mondaines il y ait une place occupée par l'amour-propre. C'est quelque chose que de faire servir un défaut à une vertu, et, quoi que dieu préfère le denier de la veuve*, il ne faut pas refuser le louis d'or un peu pharisaïque de la vanité.
Ceci me rappelle une anecdote bien connue, qui remonte au dix-huitième siècle. Le régent d'Orléans, ce triste prince qui n'apportait point à l'église les pensées qu'il aurait dû y apporter, mit un jour un louis d'or dans la bourse d'une jolie quêteuse, en lui disant: "Voici pour vos beaux yeux." Celle-ci, sans se troubler,  lui répliqua aussitôt, en le condamnant à une amende pour prix de la leçon qu'elle lui donnait: "Et pour les pauvres, monseigneur?" Le régent d'Orléans dut mettre un nouveau louis d'or dans la bourse et se retira, peut être avec une meilleure pensée.
On a vu se produire, de nos jours, plus d'un fait de ce genre dans ces ventes pour les pauvres qui, tous les hivers, ont lieu à Paris. Les femmes de la haute société parisienne sont assises, on le sait, derrière les comptoirs, et ces boutiques aristocratiques déploient toutes leurs grâces et tous les manèges pour attirer les chalands. Il n'y a que les oisifs à la bourse bien garnie qui peuvent se hasarder devant les étalages de ces sirènes, excitées par la pitié qu'elles ont pour les pauvres à être sans pitié pour les acheteurs. Tout les objets sont de première qualité sans doute, comme on dit dans le haut commerce, mais ils sont côtés à un prix exorbitant. Un cigare vaut, ou tout au moins coûte un louis; un louis, le verre de vin de Madère avec un biscuit; un louis le bouquet de violettes. Toutes les boutiques vendent à prix fixe, et l'on ne marchande pas. L'objet le meilleur marché coûte un louis; pour être plus agréables que Cerbère, les marchandes ne font pas plus grâce que lui, et, une fois entré, on ne peut sortir sans payer son tribut.
Quelques beaux fils, ennuyés de cette contribution forcée, ont essayé de s'en venger par des impertinences; mais, quoique ces bazars de la grande société ne jouissent pas de la présence de sergents de ville, les délinquants ont été bientôt ramenés à l'ordre par les élégantes marchandes, plus sévère encore que la quêteuse qui donna au régent d'Orléans une leçon bien méritée. Un de ces beaux fils s'étant permis de demander à une jeune bouquetière, dans le salon de laquelle il était souvent reçu, le bouquet qu'elle portait à sa ceinture, et lui ayant dit que de tout son inventaire, c'était le seul bouquet qu'il consentît à acheter, elle le tira froidement, et lui remit dans les mains en lui disant: "c'est au plus juste pris, monsieur, cinq cents francs." Jamais renard qu'une poule aurait pris ne fut aussi penaud que le bellâtre. Le dialogue avait eu lieu à haute voix, et tous les regards étaient sur lui. Il fallait s'exécuter sous peine de passer pour un malotru et pour un harpagon, et ajouter encore au billet de cinq cents francs un grand merci.
Je ne prétends pas que cette aumône forcée lui ait valu beaucoup de mérites là-haut, mais les pauvres en profitèrent ici-bas, et c'est déjà quelque chose.
Un autre impertinent ne s'en tira pas à aussi bon marché. Il est vrai que l'amende doit être proportionnée à la témérité, et qu'il y avait beaucoup plus téméraire que celui dont il vient d'être question. Il s'était arrêté longtemps devant une boutique tenue par une fort jolie femme, et il avait déprécié tous les objets qui s'y trouvaient. "Les cigares étaient digne de la bouche d'un caporal, les bouquets étaient sans parfums, les petits gâteaux étaient brûlés." En vain la marchande déployait tout son talent pour faire valoir tous ses produits. Le fat, lorgnant dédaigneusement tout ce qu'on lui offrait, finit par faire mine de se retirer, lorsque tout à coup, se ravisant, il indiqua du doigt une boucle de cheveux de la marchande, et lui dit que de toute la boutique c'était la seule chose dont il eût envie. Les yeux de l'honnête jeune femme lancèrent des éclairs; puis, se ravisant, elle dit à l'impertinent acheteur: "Il n'y a rien que je ne fasse pour les pauvres." Aussitôt, saisissant une paire de ciseaux, elle coupa la boucle demandée et la lui mit dans la main en lui disant: "Monsieur, c'est cent louis."
Le gandin resta quelques secondes interdit et ahuri, comme un homme qui aurait reçu une tuile sur la tête. Il n'y avait pas de moyen de reculer cependant: la boucle de cheveux demandée était dans sa main et la main tendue de la marchande en exigeait et en attendait le prix. Il fallut tirer son portefeuille de sa poche et compter les deux mille cinq cents francs.

Le corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrai plus.

Encore une fois, mon ami Alceste aurait trouvé, non sans quelques raisons, que ce n'était point là la grande charité chrétienne, comme l'entendaient saint François de Sales et saint Vincent de Paul. J'en conviens, mais deux mille cinq cents francs n'en allèrent pas moins aux pauvres, et ma qualité de Philinte je trouve qu'il faut prendre l'argent comme il vient et les hommes comme ils sont.

                                                                                                        Félix-Henri.

La Semaine des Familles, samedi 26 avril 1864.


Nota de Célestin Mira:

* Liste civile:


les trois premières pages de la liste:








* Le denier de la veuve: obole donnée par un pauvre.


Paul Sérusier: le denier de la veuve.




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