mercredi 4 mars 2020

Les victimes du bazar.

Les victimes du bazar.


Il s'est trouvé des journalistes, des brochuriers, voire des législateurs, pour protester au nom du petit commerce ruiné par les grands magasins. Mais personne n'a plaint les victimes du bazar, les pauvres gagne-deniers qui portaient la balle en plein vent, et qui disparaissaient devant la concurrence de la boutique à treize*.
Et pourtant, si l'économie politique ou sociale les condamne, la poésie ne doit-elle pas s'apitoyer sur leur sort? N'est-il pas vrai que la physionomie de Paris perd en les perdant? Hélas! le bazar a tué des voix qui étaient aussi nécessaires à la grand'ville que les voix d'oiseaux le sont à la forêt.
Rien qu'au hasard de la mémoire, combien de cris populaires je me rappelle, phrases au rythme mélancolique ou aux paroles goguenardes, turlututu en fausset ou graves mélopées en notes traînantes, qui chantaient leur partie dans le concert des bruits de la rue, et qui l'enrichissaient d'harmonies bizarres, et qui maintenant s'éteignent de jour en jour!
On dirait un orchestre dont les exécutants s'en vont peu à peu, laissant la mesure commencée, lâchant leur instrument au milieu d'une mélodie, désertant la symphonie où leur absence fait des trous piteux.
On dirait que la vieille forêt, mystérieusement frappée à mort, a renoncé à ses chansons d'antan, et que, l'un après l'autre, les oiseaux s'y taisent, désolés et lamentables.
C'est de loin en loin, dans les quartiers perdus, dans le haut des faubourgs, qu'on entend encore le bonhomme qui égrène les taratata de sa trompette en étain, et qui entonne, sur un air de chasse:

Voilà l'raccomodeur des fontaines,
Le poseur de robinets!
Fait's donc raccomoder vos fontaines,
Fait's poser vos robinets!*

C'est dans les banlieues vagues, aux tranquillités provinciales, qu'on voit le dernier cartonnier ambulant, le petit vieux qui paraît tout petit sous son échafaudage de caisses en papier, le triste petit vieux qui psalmodie lentement sa cantilène sur trois notes:
- Cartons longs! cartons carrés! cartons ronds!... Cartons pour les chapeaux de mesdames!*
Et le lunetier nomade, où le rencontrer aujourd'hui?* Sur quel trottoir inconnu, dans quelle ruelle antédiluvienne promène-t-il sa boîte au fermoir en cuivre? A qui vendre ses grosses bésicles faites pour chausser des nez disparus? J'ai besoin de fermer les yeux et de descendre au fond de mes souvenirs pour retrouver le son de sa voix chevrotante, qui jetait d'abord un cri aigu et achevait ensuite dans une basse solennelle:
- J'ai... les bonnes conserves!
Quant au facétieux personnage qui ameutait toutes les commères en vendant ses cannes de jonc*, il me semble l'avoir entrevu seulement en rêve, tant il y a longtemps que je n'ai entendu son cri gouailleur:
- Battez vos femmes et vos canapés!
Et de même, je me demande si ce n'est pas mon imagination fantaisiste qui a inventé le marchand de  casque-à-mèche*; Oh! combien il me paraît antique, celui-là! N'est-ce pas une vieille estampe que me l'a révélé? Mais non, non. Je me souviens bien de l'avoir vu en chair et en os. Il portait sur le dos une balle qui ressemblait à un gros mouton, à cause des mèches frisées que le vent ébouriffait. Sur sa tête, enseigne vivante, il arborait un énorme et triomphal bonnet de coton. Et c'est avec l'éclat d'une fanfare qu'il lançait cette annonce comique dont le populaire s'esclaffait de rire:
- Panamas, panamas, panamas d'hiver!
Autant de bruits éteints, autant de chansons perdues, toutes ces phrases au rythme mélancolique ou aux paroles goguenardes, tous ces turlututu en fausset et toutes ces mélopées en notes traînantes! Autant de parties qui manquent dans le concert de la rue.
Oui, les exécutants de ce grand orchestre s'en vont chacun à leur tour, désertant la symphonie qui s'appauvrit peu à peu. Aujourd'hui c'est la première flûte; hier c'était le hautbois; demain ce sera le tour des violons. Bientôt, il ne restera plus que le piston tapageur, joué par la corne à bouquin des tramways.
Et vraiment, pour me consoler de toutes ces voix désormais silencieuses, ce n'est pas assez de l'aboyeur qui glapit devant les bazars, trompettant de la gorge et du nez, son abominable et crécellante ritournelle:
- Ah voyez, voyez! la boutique à treize, dix-neuf, vingt-neuf, tente-neuf et quarante-neuf! Ah! voyez, voyez!
Non, ce n'est pas assez de ce perroquet, pour animer la vieille forêt parisienne, où chantaient tant d'oiseaux, qui maintenant l'un après l'autre se taisent, désolés et lamentables, oubliés par tout le monde, excepté de ces fous de poètes, seuls amants des races mortes et des chansons abolies.

                                                                                                                  Jean Richepin.

La Vie populaire, jeudi 20 août 1885.


* Nota de Célestin Mira:

* Boutique à treize: petite boutique fixe ou ambulante où se vendaient  différents objets communs au même prix, en l'occurrence, treize sous, d'où le nom.

* Raccommodeur de porcelaine:





* Marchand de cartons:



* Marchand de lunettes:


* Marchand de cannes:



* Casque-à-mèche:



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire