mardi 14 janvier 2020

Nuit rouge.

Nuit rouge.

La belle nuit d'avril! Comme le boulevard vit, au jour rouge du gaz, avec ces landaus qui roulent, avec sa foule qui défile, sous les jets mobiles des lumières électriques célestement cadavéreuses!* Paris se repose, Paris s'amuse. Les femmes passent aux bras des hommes, marchent lentement et regardent vaguement. Les terrasses des cafés grouillent, illuminées. Les robes vives, les coiffures fleuries, les bouts des bas qu'on voit, les coins de gorge blanche, les visages qui se parlent, les mains qui se cherchent, les têtes qui se penchent, les chapeaux renversés sur le front qui s'éclairent, font des parterres vivants qui fourmillent et qui chuchotent. Des couples ont leurs lèvres au mêmes verres, d'autres hument à la même paille; des filles essuient leur rire au rire de leur amant. Quelle nuit! Paris digère, Paris respire, Paris aime! On boit frais à toutes les tables, on offre l'amour à tous les pas. Des groupes de fous et de folles s'entraînent en courant. Des voitures lumineuses promènent des visions de bals et d'orgies. Il fait tiède, il fait bon, des brises passent, les toilettes resplendissent aux vitrines ardentes, les diamants flamboient aux étalages. Des petites filles en cheveux flottants, suivies de leur mère en haillons, vous demandent l'aumône avec des fleurs.
Tout en humant ma glace, je fume mon cigare, devant le café Riche*, quand une main ma tape sur l'épaule.
- Vous savez, c'est pour cette nuit...
- Cocher!
Il ronfle.
- Cocher! cocher!
On le tire par la tunique, on le tire par le bras... Il maugrée:
- Où allez-vous?
- Place de la Roquette.
A ce mot, il saute de son siège, il devient causeur.
- C'est pour cette nuit?
- Oui...
Le ciel, au dessus de nous, est effrayant d'étoiles.
Au coin d'une rue.
L'entrée d'un marchand de vin.
Il y a, dehors, des petits arbustes dans des caisses. A la vitrine, faiblement éclairée, cinq ou six grands flacons de formes baroques, à goulots en tire-bouchons, et dans la panse transparente de l'un desquels ricane une tête couleur groseille, coulée dans le verre, la tête à lunettes de M. Thiers*.
La salle est petite et basse; au fond, il y en a une autre, plus petite, et plus basse encore. Le mastroquet, assis à son comptoir, en petite casquette, en gilet à manches, avec sa figure rasée d'acteur gras, cause, les coudes sur l'étain, avec un gardien de prison. Aux tables, ça et là, quelques consommateurs, des journalistes, des artistes... Ma foi! il sent là-dedans le vin et le pain. Nous apercevons des assiettes à devises, des cervelas, du Brie au foin! Il y a sur le comptoir une carafe de cidre bouchée d'une pomme... Nous nous sentons faim, mangeons!
Mais tout à coup, nous faisons silence. Quelque chose, brusquement, a refroidi tout le monde. De petits jeunes gens viennent d'entrer sans rien dire, imberbes, chlorotiques, les yeux brillants comme d'un brillant de verroterie, des bouches minces comme des lisières de chancres roses.
Toujours muets, ils se placent, et le patron, sans qu'ils aient appelé, vient les servir. Ce sont des figures gamines et sinistres. Ils se parlent du regard, ils ne font même pas de signes. De temps en temps, un curieux paraît, un agent de police vient prendre un canon, avec un: Bonsoir, messieurs! Dans le groupe, alors, sans qu'on réponde rien, les mains, vaguement, se portent aux chapeaux. Le silence, pourtant, autour d'eux, s'accentue. On les regarde, ils vous regardent, ils ont presque des tenues de collégiens qui viennent de jouer, de grandes mains souples, des habits fatigués. Leurs figures ont des insignifiances de fille, des regards de chipies. Quelques-uns ont sur la lèvre comme un duvet de femme velue; d'autres, des mines de chats qui dorment; d'autres des rires... Parmi eux tous, il y a un petit en casquette de marin, trapu, la tête carrée, albinos, avec un commencement de favoris à la notaire, et deux yeux froids en vrille au fond d'une figure en casse-noisette qui vous glace...
A la fin, cependant, le silence devient trop lourd. On est gêné, on chuchote pour se distraire...
C'est égal, nous avions bon appétit! Nous avons mangé tous les œufs rouges.
L'impression que donne la guillotine ressemble un peu à celle que peut donner la rencontre d'un grand homme. On est tout surpris de ne pas être plus saisi.
C'est bien lui. C'est bien elle? Ce n'est pas par hasard, un passant quelconque que nous prenons pour lui? Ce n'est pas par hasard une machine quelconque que nous prenons pour elle? Où est le génie, dans cet œil distrait, dans cette face empâtée, dans cette tête vulgaire, dans cette voix comme toutes les voix, qui dit des choses comme toutes les choses? Où est l'horreur des exécutions dans ce morceau d'acier terne, qui à ce moment, dans l'ombre, a l'air d'un morceau de bois? Où est l'épouvante dans ce ressort qu'on essaye, et qui fait le bruit de tous les ressorts? Où est la grimace de Troppmann*? Où est le sang? Mais où sont les lauriers civiques qu'on voit sur les médaillons? Où sont, sous ce chapeau haut de forme, les discours, les pensées, qui ont bouleversé le monde? Où sont, dans ce petit portique qui a l'air d'un chevalet de peintre, les terribles soleils levants?
C'est bien elle qui est là, pourtant, à deux pas, de plain-pied, au niveau de tous. Elle rappelle presque, par instants, des meubles qu'on a déjà vus. On y mettrait une glace et ce serait une psyché! Oui, c'est elle, cet huis! C'est elle, ce chambranle! c'est le seuil qu'on lave toujours, quand quelqu'un y est passé*!
Mais les étoiles ont pâli.
Elles semblent fuir, elles s'en vont!
Le ciel blanchit, la prison se dessine sur l'aube, les lettres du fronton: DÉPÔT DES CONDAMNES commencent à s'accuser et sortent de la pierre, des souffles froissent les feuillages, les becs de gaz blêmissent sous les platanes, des reflets gris s'éveillent sur les toitures de zinc, des paillettes s'allument aux vitres des maisons, le cheval du fourgon fait un bruit de grelots comme celui qu'on entend dans la cour d'une auberge, quand une voiture vous attend au petit jour, pour vous emmener, le piétinement des chevaux clapote sur le pavé comme une mer qui monte, et le soleil bientôt, se lève, énorme et bleu!
... C'était à l'oeuvre qu'il fallait la voir, quand le porte ronde s'est ouverte, et quand elle a vomi le malheureux qui sautelait en chemise au milieu du groupe noir*.
L'éclair de la foudre sourde est tombé, et la voilà, maintenant la guillotine, dans son lac de sang chaud, sous l'azur, hideuse, petite, formidable et légère, avec ses bras de gibet, et sa lunette de latrine!*

                                                                                                                     Maurice Talmeyr.

La Vie populaire: jeudi 21 mai 1885.


* Nota de Célestin Mira:

* Boulevard:

Georges Stein: Galeries Lafayette.

Les grands boulevards.



* Le café Riche:



* Adolphe Thiers:



* Troppmann: Jean-Baptiste Troppmann est l'auteur du massacre de Pantin. Huit membres d'une même famille, la famille Kinck, furent tués de ses mains. Jugé coupable, il fut guillotiné en 1870.

Jean-Baptiste Troppmann.

Cadavres de Mme Kinck et ses cinq enfants.




* Guillotine:

La guillotine à la Roquette. Sortie des condamnés.
* Exécution en place publique:

L'exécution de Weidmann fut la dernière exécution publique.


* Guillotine caricature:


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire