dimanche 12 janvier 2020

La Parisienne.

La Parisienne.


La femme de Paris préoccupe, cette année, les auteurs dramatiques qui veulent mettre de la philosophie entre cour et jardin, et les peintres qui essaient de faire de la zoologie morale avec des traits et de la couleur. M. Henry Becque publie l'oeuvre de fine analyse qui fut si bien refusée au Théâtre-Français et si mal jouée à la Renaissance. M. James Tissot* expose une suite de quinze tableaux très renseignants sur le féminin épars entre le rond point des Champs-Elysées et le parc de Versailles. L'écrivain et l'artiste sont tous deux très affirmatifs. "La Parisienne", dit l'un. "La femme à Paris", dit l'autre. Certes il y a dans ces toiles des élégances et des mystères de notre ville, et dans cette pièce de la malice tranquille et de la sensualité gourmande de nos bourgeoises. La génération peinte n'est-elle pas pourtant appuyée de documents trop restreints? La comédie, qui pourrait se résumer en une trentaine de maximes justes de tous temps et sous toutes les latitudes, ne dépasse-t-elle pas l'étude locale pour arriver jusqu'à la "Femme", jusqu'à "Ménage"? Avons-nous, avec la brochure de notre bibliothèque, et les gravures des tableaux dans nos cartons, une Parisienne capable de représenter la race dans toutes ses variétés ethnologiques, avec toutes ses nuances psychiques?

En toute sincérité, non.
Il y a eu erreur chez l'auteur dramatique, et le peintre a trop accepté la légende parisienne mise en circulation par les intéressés. La femme qui vit tranquillement dans un adultère régulièrement administré, partageant sa personne et sa sympathie entre un mari satisfait et un amant dont les inquiétudes donnent une apparence dramatique à la banalité amoureuse, la femme qui ajoute à ce programme, ordinaire comme un menu commandé par un pot-au-feu, l'addition des caprices calculés, des toquades sans trouble, des amours rencontrés et subis, cette femme-là vit aussi bien dans l'atmosphère silencieuse d'une petite ville mêlée de vergers et de champs que dans la rue bruyante d'une capitale. Et les traînées des toilettes à tapage, les brusques apparitions de modes nouvelles, les conversations tenues à voix haute dans les lieux publics, les soirées à intrigues et les soupers à champagne, les enthousiasmes au cirque Molier* et les déjeuners chez Ledoyen*, les maquillages de l'Hippodrome et les mises en scènes de la politique mondaine, tout cela, c'est le boniment sur le pas de la porte, ce n'est pas la vraie pièce; c'est le décor trompe-l’œil, ce n'est pas la vérité des choses; c'est le masque, ce n'est pas le visage, ce n'est pas Paris, c'est le Tout-Paris. Le peintre subtil a d'ailleurs indiqué qu'il n'était pas la première dupe, en faisant défiler, au milieu des basses adulations et des charnels hommages d'hommes du monde essoufflés, la mince, noire, stupéfiante effigie de celle qu'il proclame "la plus jolie femme de Paris". Il pourrait bien y avoir une curiosité sceptique chez cet iconographe, une jolie railleries sur tous ces étalages.
Pourrait-on, véritablement, le prétendre avec sérieux, que c'est la Parisienne, ce mannequin à esprit grêle et à passions malades qui promène avec une puérile et comique gravité les fantaisies costumières des tailleurs pour dames. C'est la Parisienne comme le boulevard est à Paris, comme le café de Madrid* est le centre du monde, en vertu d'une convention passée par quelques-uns et imposée aux autres par une publicité à grand spectacle. Il a été décidé que la poupée qui coiffe des chapeaux à cinq étages, qui met des gants longs comme un bras, qui rembourre sa robe de foin et de copeaux, était l'héritière de tout l'esprit du XVIIIe siècle, la dépositaire de tous les sentiments sataniques découverts par la littérature. Et tout le monde l'a cru. Une femme de trente-cinq ans ne peut plus prendre la physionomie songeuse qui convient à l'évocation d'une note de modiste, sans qu'aussitôt il ne soit question d'irrémédiable et d'inconnu, de sphinx et d'énigme. Cette réclame sans mesure à des fatalités sans existence crée le romanesque et l'hallucination; des pensées vides et des cœurs fermés en arrivent à s'imposer par des racontars de salons et des notes de journaux. Un menu de dîner par-ci, une description de toilette par-là, une citation à propos d'une première représentation ou d'un vernissage, d'une séance à l'Académie ou d'une exécution capitale, d'une soirée dansante ou d'une villégiature, une apparition dans un gala ou un bal blanc, et vous voilà, madame, sacrée et couronnée Parisienne. Que vous veniez de la Roumanie ou de la Corrèze, du Brésil ou des Flandres, que vous ayez été élevée dans l'ombre moisie d'une boutique provinciale ou d'une maison de banque internationale, que vous ne compreniez rien aux livres que vous lisez, à la peinture que vous regardez, à la musique que vous entendez, peu importe. Vous représentez Paris, on vous l'a dit, et vous le croyez. Le rôle n'est d'ailleurs pas difficile à tenir. Continuez seulement à aller dans les endroits où l'on est regardée, à envoyer des billets aux reporters, à changer de robe trois fois par jour. En vérité, il n'en faut pas plus. Nul besoin de vous inquiéter de l'art et du goût parisiens tant célébrés; on vous garnira de tous les faux bibelots et tout le faux japonais nécessaires, on vous habillera à l'anglaise ou à l'américaine sans que vous ayez à intervenir. Nul besoin non plus de connaître la ville sur laquelle vous régnez; on vous dira où il faut aller. Les Parisiennes comme vous sont, par moments, déportées en masse, et Paris n'est plus dans Paris; il est dans un village grouillant, asphalté, éclairé au gaz, au bord de la mer; il est dans un château où l'on joue l'insipide proverbe, où l'on récite l'odieux monologue.
... Vraiment, il prend l'envie de charbonner un violent crayon véridique à côté de cette aquarelle délavée, de faire surgir en face de l'être factice fabriqué par la mode, celle dont on ne parle pas, la vraie Parisienne de Paris.

La Parisienne, la seule, elle n'est pas en question dans la chronique, c'est au plus si on la mentionne dans les faits divers; elle peut forcer la Gazette des Tribunaux à lui donner une place, elle ne fera pas autrement s'occuper d'elle les historiens au jour le jour épris des charmes frelatés et des distinctions convenues. Celle-là, c'est la première venue, la passante qui fait tous les jours le même chemin, qui sort à peine de la ville où elle est née, du quartier où elle s'occupe, de la rue qu'elle habite. C'est la Parisienne autochtone, et vous ne la trouverez jamais ni à Deauville, ni au Mont-Dore, ni même place de la Concorde, ni au bois de Boulogne. Elle est restée habitante des vieux quartiers et des faubourgs, et les rues où elle se tient sont battues comme des îlots par le flot provincial. On ne la trouve plus guère à Montmartre, envahi par le cabotinage artistique; elle séjourne encore tenacement entre la Chapelle et Ménilmontant, dans le quartier du Temple, autour des Gobelins, à Grenelle. La voici, c'est elle qui monte la chaussée, avec sa physionomie de chlorotique réveillée, avec ses yeux chercheurs, de couleur indécise; elle a les pieds dans des bottines étroites, et rien sur la tête; ses cheveux lui tombent dans le dos, comme une floche de soie; un ruban écarlate comme un coquelicot, ou bleu comme un bleuet, met du tapage ou de la sentimentalité sur sa personne. C'est cette petite, la mode de Paris, c'est elle qui a placé ce ruban, inventé cette coiffure, qui a taillé et cousu cette robe, plissé ce corsage. Elle sait bien ce que produit l'assemblage de deux couleurs, elle sait bien harmonier son teint avec une étoffe, et le chiffon dont elle enveloppe la grâce maigre de son corps est mieux inventé que les plus compliqués harnachements. Et c'est aussi, cette petite, l'esprit de Paris. Si on ne lui a pas donné de conseils pour s'habiller, on ne lui a pas non plus inspiré les paroles qu'elle débite en chemin. La voix est aiguë, et la gaieté ricane trop haut; du mauvais goût et de la discordance, il y en a; des "vous savez", des "oui, alors", des "pour sûr", encombrent les phrases. Mais le mot a aussi son franc, et la répartie file comme une flèche; le monsieur qui se montre trop est bientôt "remisé"; un coup d’œil l'a vite dévisagé, une exclamation l'a vite étiqueté. Et le jacassement continue, un jacassement où défilent, sur le mode gai, toutes les tristesses de la vie de l'ouvrière.
C'est ce qui domine chez ces fillettes, une indifférence sardonique, un "va te faire fiche" à toutes les préoccupations, un besoin de danser devant tous les buffets vides, un désir de joies bruyantes, de coquetteries exaspérées, de plaisirs irritants comme des vinaigres et des poivres longs. Elles aiment avec toutes les bêtises qui les font pleurer, toutes les gaudrioles qui les chatouillent; le feuilleton qu'elles lisent dans leur journal et la romance qu'elles apprennent dans un cahier de chanson les consolent des vêtements trop lourds ou trop légers, de ce qu'elles mangent ou de ce qu'elles boivent, de leur famille qui les engueule et de leurs amoureux qui les lâchent. Elles ne connaissent guère d'autres festins qu'un cornet de frites ou une glace à un sou; leur villégiature se font à Vincennes, pendant les après-midi de juillet, au milieu des écailles d'huîtres, des tessons de bouteille et des papiers graisseux; leurs "raouts" et leurs "redoutes", c'est un litre bu avec de sales voyous ou de prétentieux calicots, pendant un entr'acte, au théâtre de Belleville*, ou entre deux mazurkas, chez Debray* ou chez Colbus*; tout ce qu'elles peuvent avoir de goût pour les courses se résout en une tournée de chevaux de bois; elles adorent frissonner au drame et elles savent rire doucement à la comédie; elles ont de la sympathie pour les orgues de Barbarie et elles accompagnent avec conviction les refrains chantés en plein air. Elles soufflent dans leurs doigts en hiver, et elles s'asseyent au bord des trottoirs en été. Elles sont un peu les sœurs des moineaux de nos rues: elles s'égayent de tous nos rayons de soleil et prennent leur parti de toutes les boues.

Comment elles finissent, les pauvres lamentables? Est-ce qu'on sait? La mort les prend ou l'amour les perd. La fluxion de poitrine les emporte, le trottoir les retient, ou la maternité les assomme. L'apprentissage sensuel avait d'abord paru drôle, quand les ébats commencés à l'hôtel garni se continuaient dans la luzerne des fortifications, et la gosse dont on venait de crever la virginité trouvait plaisant de dire qu'on venait "d'en donner une séance". Mais les mines évaporées cessent à l'hôpital, dans les couvents des prostituées, dans le ménage dur à tenir.

Elle nous a mené loin du théâtre bourgeois et de la peinture mondaine, la fille de Paris!

                                                                                                                      Gustave Geffroy.

La Vie populaire, dimanche 16 juin 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* James Tissot: quelques toiles.










* Cirque Molier:





* Ledoyen:





* Café de Madrid: le café de Madrid est le lieu de tous les colportages artistiques et littéraires. Alfred Delvau écrit que "tous ces aimables popoteurs du café de Madrid colportent tous les potins, toutes les médisances que chaque matin voit éclore dans leur Landerneau."


L'heure de l'absynthe.


* Théâtre de Belleville:





* Debray: La famille Debray, meunier à Montmartre, ouvre, en 1834, à côté d'un des deux moulins, le Blutte-fin et le Radet, une guinguette et un bal. Très vite, le bal Debray prend le nom de Moulin de la Galette, par allusion aux petits pains de seigle que les meuniers débitaient accompagnés au début d'un verre de lait, remplacé par la suite par un verre de vin.





* Colbus: Le bal Colbus à La Villette souffrait d'une réputation exécrable de par sa fréquentation et ses nombreuses rixes. Le dimanche, alors qu'en semaine les porteurs de blouses remplissaient la salle, seuls les porteurs de paletots étaient admis, ce qui n'empêchait nullement les troubles. Il fut fermé en 1850.


La Villette.

Plus tard en 1931.....


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire