lundi 30 décembre 2019

Guillemette.

Guillemette.

I

On parle toujours du "bon vieux temps"! Parbleu! chacun le place où il lui plaît et selon son goût. C'est pour messieurs de l'Univers, par exemple, celui où l'odeur des côtelettes hérétiques venait réjouir le nez rose de l'Inquisition. Pour Mlle Cora Pearl* il remonte plus haut encore, à l'époque de ses premiers succès. Pour moi, enfin, le "bon vieux temps" est celui où l'hypocrisie des mœurs et du langage n'avait pas encore tué la gaieté française; où l'esprit pétillait à l'aise dans les claires fumées de nos vins gaulois; où un chat s'appelait un chat, sans faire miauler les académies; où les maris trompés riaient de leur mésaventure avec tout le monde, et n'en aimaient pas moins les enfants de leurs femmes; où la liberté de vivre, comprimée par de tyranniques institutions, se vengeait dans la liberté de penser et de dire; où la grande âme de Rabelais soufflait, comme un vent d'outre-tombe, plein de fanfares joyeuses et de vaillantes ironies, sur un monde qu'elle consolait de ses maux séculaires et qu'un frisson d'affranchissement commençait à secouer.
Ah! comme j'aurais su gré à mes parents de s'être hâtés un peu davantage pour me faire naître à cette époque! Que leur en aurait-il coûté de venir eux-mêmes au monde quelques siècles plus tôt, puisqu'ils me devaient quitter à l'entrée de la vie! Au lieu du complet Caca-Dauphin que mon tailleur vient de me faire, j'aurais eu, comme mon ancêtre Panurge, car c'est de lui que date la noblesse de ma famille, un joli pourpoint à crevés sur le dos, un chapeau méthodiquement déchiqueté sur la tête, une culotte à braguette et de poulinières bottines, puis une petite dague à ma ceinture de cuir. Je me serai promené, à l'aventure, dans un Paris sans Institut, sans Tribunal de commerce surtout, sans Bourse, sans Grand-Opéra, sans Palais-Bourbon, dans un Paris idéal, uniquement composé de moulin de la Galette, avec de bonnes petites rues, chaudes en hiver de l'haleine des tripes, et fraîches en été des buées des ruisseaux; dans un Paris uniquement peuplé de bons paillards et de galantes filles, où le rire sonore de la Margot de Villon* faisait écho aux rudes rodomontades des cavaliers et aux facéties bruyantes des clercs tout frais échappés de la Sorbonne. J'aurais mangé des godebillaux* en bonne compagnie, arrosés de cervoise écumante et de vin d'Anjou, le plus gai de France, a custodia matutina usque ad noctem, comme dit la Sainte Bible, au lieu d'être mélancoliquement assis devant le papier qu'il faut que je griffonne pour "gaigner cahin-caha ma pauvre et paillarde vie" comme disait Maître François. Eh bien! je veux, au moins, vivre un instant par la pensée dans ce vrai, "vieux bon Temps-là", en vous contant une bien véridique histoire.

II

Que dame Guillemette, légitime épouse de maître Tristan Lefâcheux, veilleur de nuit de son état, fit porter un chapeau en croissant, comme celui de dame Diane, à cet ennuyeux mari, ce n'était un mystère pour personne, dans la rue de la Huchette; et que ce fut en compagnie du meilleur ami de cet animal, l'archer Bignollet, ce n'était pour quiconque un étonnement. Car l'adultère est l'ordinaire ciment des affections durables entre créatures du sexe vilain. La chose était d'autant plus plausible, congrue et essentielle que dame Guillemette était une avenante commère, bien pourvue de ce qui fait ici-bas la vie meilleure aux pauvres célibataires, j'entends de gorge blanche comme lait et de "visiage à s'asseoir", comme a dit un vieux conteur que je vénère. Ajoutez que Bignollet était autrement tourné que Tristan, lequel avait l'air d'un muid; bien pris qu'il était (c'est Bignollet que j'entends dire), dans sa taille élevée et de mâle allure, galant avec cela dans toutes ses façons et possédant le genre d'esprit qui plait le mieux aux dames et qui n'a pas son siège dans le cerveau, comme celui des mathématiciens ou des philosophes. Heureux trio, n'est-ce pas, où tout le monde chantait consciencieusement sa partie! Mais il n'est pas de bonheur sans quelque mélange d'inquiétude, et n'advint-il pas que, par une belle nuit, comme Tristan les aimait pour faire sa ronde, il n'en rentra pas moins trois heures plus tôt qu'il n'y était attendu, ce qui mit une fausse note dans le concert.
Le malheureux Bignollet dut sauter tout nu par la fenêtre pour n'être point surpris, laissant tous ses vêtements épars dans la chambre de dame Guillemette. Quel hasard mélancolique ramenait ce trouble-fête, le mari? Le plus vulgaire des accidents: une simple colique dont il était incommodé. Vous dire qu'il fut bien reçu par son épouse serait une exagération manifeste: -" Paresseux, lui cria-t-elle, vous avez bien besoin de venir me réveiller! N'allumez pas de lumière, je vous prie, que je me puisse rendormir." Car la coquine avait peur que le désordre de la chambre lui donnât quelque soupçon et pour cela surtout, entendait qu'il demeurât dans l'obscurité. Tristan était un brave homme, et se résigna à se dévêtir à tâtons. Il venait justement de se débarrasser de son haut-de-chausses quand un grand vacarme se fit dans la rue: Au secours, au secours, criait une voix désespérée. Le veilleur reconnut la voix de Bignollet, et n'écoutant que son amitié, s'élança à sa défense son arquebuse à la main. Dès le seuil de sa porte, il tira sur un groupe où se débattait un passant. L'arquebuse, dont la mèche était mouillée rata, mais une explosion salutaire n'eut pas moins lieu; la colique de Tristan était à son comble par suite de l'émotion. Les brigands s'enfuirent et les deux amis tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Car vous avez deviné que c'était bien Bignollet qui, au sortir de la maison, avait été assailli par des détrousseurs.

III

- Dans quel état te voilà! s'écria le bon Tristan, en apercevant son ami à peu près nu.
- Les coquins m'avaient déjà dépouillé! répondit Bignollet.
- Entre donc à la maison qui est proche pour y prendre de quoi te couvrir.
La proposition était dangereuse. Mais que faire? Bignollet accepta, s'en remettant au Dieu qui veille sur le déshonneur des maris du soin de le tirer de ce mauvais pas. Vous jugez de l'étonnement de dame Guillemette et de son anxiété en voyant revenir bras dessus bras dessous le propriétaire et le locataire de son lit. Résolument, elle cacha l'unique bougeoir de sa chambre dans la ruelle du lit. En vain, Tristan, par trois fois, fit sonner son briquet dans un scintillement d'étincelles. Il fallut se résigner de vivre au clair de la lune, qui seule mettait une buée de lumière blanche sur tout cela.
- Je vais te prêter mes habits jusqu'à demain, fit Tristan à Bignollet.
Et il se mit à fouiller dans le pèle-mêle de leurs vêtements enchevêtrés par la pièce où tous deux, dans des circonstances différentes d'ailleurs, s'étaient déshabillés précipitamment. Guillemette qui avait sauté justement de son lit, jugea fort utile de les aider dans cette besogne. Car, avec l'adresse qui ne fait jamais défaut aux femmes à l'heure du péril, elle parvint à faire reprendre à l'archer tous ses propres habits, tandis qu'elle rejetait dans un coin ceux de son mari, si bien que Bignollet put rentrer chez lui, comme il en était sorti, dans son galant uniforme auquel rien ne manquait. Mais ce ne fut pas sans que Tristan l'eût pressé à plusieurs reprises dans ses bras, en se congratulant soi-même d'avoir sauvé la vie à un compagnon si précieux, à cette moitié de son âme, comme disait Horace en saluant le vaisseau qui emportait Virgile.
Après quoi, il se coucha, plus content que feu Titus de l'emploi de sa journée. Il n'avait presque plus mal au ventre et eût volontiers repris, avec dame Guillemette, l'entretien où Bignollet l'avait laissé. Mais celle-ci n'était plus d'humeur à causer, et le bon veilleur dut se contenter, pour toute récompense de sa belle action, du témoignage glorieux de sa conscience. Triste compensation, de vous à moi!

IV

Cependant, quand vint le matin:
- Ma colombe, dit-il à sa femme, veuillez me quérir mes vêtements neufs.
- Et pourquoi cela, s'il vous plait, monsieur? Prétendez-vous courir les filles qu'il vous faille sortir en si bel équipage?
- Vous n'y êtes pas, ma mignonne, et vous voulez rire certainement. Mais j'ai prêté cette nuit mes habits à mon excellent ami Bignollet, qui avait perdu les siens dans une bagarre.
- Que me contez-vous là? reprit dame Guillemette en feignant un étonnement considérable.
- Ce que vous savez aussi bien que moi, ma mie. N'est-ce pas vous-même qui m'avez aidé à réunir mes frusques pour en habiller notre cher compagnon?
- Vous êtes fou, je crois, maître Tristan.
Le veilleur commençait à se frotter les yeux, à les écarquiller, à donner des signes d'un hébêtement absolu.
- Vos habits de tous les jours, poursuivit dame Guillemette, dont la voix avait des sifflements de colère. Mais ne les voyez-vous pas là, sur cet escabeau?
Et de fait le pauvre Tristan les voyait fort distinctement, ne comprenant plus rien à ce qui se passait aussi bien dans la maison que dans son esprit.
- Ivrogne! sac à vin! continua la mégère, fallait-il que vous fussiez ivre pour que de telles billevesées vous soient passées par le cerveau.
Et elle lui donna un énorme soufflet.
Et elle eut raison, car grâce à cette feinte indignation, Tristan crut toujours, en effet, avoir rêvé, et rien ne fut troublé dans la vie innocente de ces trois amoureux.

                                                                                                                   Armand Sylvestre.

La Vie populaire, jeudi 14 mai 1885.



* Nota de Célestin Mira:

* Cora Pearl: 

Cora Pearl, de son vrai nom, Emma, Elisabeth Crouch est née à Londres en 1835 et morte à Paris en 1886. Ce fut une célèbre courtisane qui séduisit une partie de l'aristocratie de l'époque et notamment le prince Napoléon et le duc de Morny. Elle était surnommée la "Grande Horizontale" ou le "Plat du Jour". Elle fut propriétaire du château de Beauséjour à Olivet dans le Loiret où elle dépensa des sommes énormes dans sa décoration, dont une baignoire en bronze, gravée de trois C enlacés. Elle défraya la chronique par ses extravagances: elle prit un bain au champagne, fit teindre son chien en bleu afin de l'assortir à sa robe. Dans le cabaret Numéro Seize, dit le Grand Seize, elle se fit servir elle-même, étendue nue, sur un immense plateau d'argent. Elle y aurait aussi montré ses seins lors d'un dîner. En 1867, dans la pièce Orphée aux Enfers d'Offenbach, elle joue le rôle de Cupidon, vêtue de ses seuls diamants.

Cora Pearl.




 * Ballade de la grosse Margot de François Villon:


Se j'ayme et sers la belle de bon haict.
M'en devez-vous tenir ne vil ne sot ?
Elle a en soi des biens à fin souhait.
Pour son amour ceins bouclier et passot ;
Quand viennent gens, je cours et happe un pot,
Au vin m'en vois, sans démener grand bruit ;
Je leur tends eau, fromage, pain et fruit.
S'ils payent bien, je leur dis que " bien stat ;
Retournez ci, quand vous serez en ruit,
En ce bordeau où tenons notre état. "

Mais adoncques il y a grand déhait
Quand sans argent s'en vient coucher Margot ;
Voir ne la puis, mon coeur à mort la hait.
Sa robe prends, demi-ceint et surcot,
Si lui jure qu'il tendra pour l'écot.
Par les côtés se prend cet Antéchrist,
Crie et jure par la mort Jésus-Christ
Que non fera. Lors empoigne un éclat ;
Dessus son nez lui en fais un écrit,
En ce bordeau où tenons notre état.

Puis paix se fait et me fait un gros pet,
Plus enflé qu'un velimeux escarbot.
Riant, m'assied son poing sur mon sommet,
" Go ! go ! " me dit, et me fiert le jambot.
Tous deux ivres, dormons comme un sabot.
Et au réveil, quand le ventre lui bruit,
Monte sur moi que ne gâte son fruit.
Sous elle geins, plus qu'un ais me fais plat,
De paillarder tout elle me détruit,
En ce bordeau où tenons notre état.

Vente, grêle, gèle, j'ai mon pain cuit.
Ie suis paillard, la paillarde me suit.
Lequel vaut mieux ? Chacun bien s'entresuit.
L'un l'autre vaut ; c'est à mau rat mau chat.
Ordure aimons, ordure nous assuit ;
Nous défuyons honneur, il nous défuit,
En ce bordeau où tenons notre état.


* Godebillaux ou Gaudebillaux: Nom des tripes à la mode de Caen à Chinon et alentours.

Gaudebillaux sont grasses tripes de coiraux; coiraux sont boeufz à la creche. Rabelais, Gargantua.

dimanche 29 décembre 2019

Ma maison de campagne.

Ma maison de campagne.

J'ai ramassé une honnête fortune dans la falsification de la margarine, ce qui m'a permis de réaliser le rêve de ma vie; je me suis offert une maison de campagne.
J'ai toujours adoré la nature. Que voulez-vous? Je trouve que ça vous élève l'âme. Ne me parlez pas, cependant, de ces sites soi-disant pittoresques, de ces paysages plus ou moins romantiques, véritables nids à sciatiques et à rhumatismes. Ce qu'il me faut, à moi, c'est la nature calme, la nature tranquille, la nature bourgeoise en un mot.
Ainsi, j'abhorre les montagnes; ça arrête, ça absorbe l'air, on étouffe, et puis, il faut monter, il faut descendre; fastidieux en diable.
Non, pas de montagnes.
L'eau, très gentil; les lacs, les rivières, charmants, dans les barcarolles; en réalité, l'eau, c'est encore ce qu'on a inventé de plus humide; or, l'humidité, c'est la ruine du corps.
Non, pas d'eau.
Les arbres, superbe; oh! superbe les arbres, dans les tableaux; dans la vie usuelle, c'est plein de bêtes, des bêtes sales, qui piquent; ça donne de l'ombre; or, l'ombre est humide, très humide, même. Mauvaise affaire.
Non, pas d'arbres.
Passe encore pour le gazon, quoiqu'on ne sache jamais dans quoi on marche.
Vous voyez d'ici ma petite propriété? Pas de montagnes, pas d'eau, pas d'arbres, mais de l'air, toujours de l'air.
Vous vous imaginez que c'est triste? Quelle erreur. A droite, j'ai une usine; à gauche, une manufacture; en face, une fabrique, d'engrais; rien de plus sain pour la santé.
Les samedis soirs, par exemple, on fait la paye aux ouvriers; il y en a des centaines; ils chantent, ils se battent toute la nuit; c'est d'une gaieté!...
Sans compter que le chemin de fer passe derrière ma maison: trois cent dix-sept trains toutes les vingt-quatre heures... Allez! on n'a pas le temps de s'ennuyer.
Ça m'a coûté bon, mais je ne regrette pas mon argent. Mon jardin est un peu petit; seulement la terre est excellente, la terre est forte, un peu trop forte même; elle dévore tout ce qu'on y met. Ainsi, j'avais planté de la vigne, j'espérais récolter du... phylloxera. Je n'aurais pas été fâché de montrer à ma femme comment c'est bâti, cette bête-là. Le phylloxera ne s'y est pas risqué, ou, s'il est venu, il y a claqué, avec la vigne, du reste.
Pour me soustraire à ces émotions d'horticulteur, j'ai fait bitumer mon jardin et j'ai acheté pour plusieurs milliers de francs de cactus et d'aloès... en zinc, ce qui donne à ma propriété un cachet tout exotique.
Un coup de plumeau et c'est plus verdoyant que jamais!
Le seul ennui, c'est les visites. Les amis de Paris vous disent: - Tiens vous avez une maison de campagne, nous irons vous voir.
Ils débarquent le dimanche, en smala, avec des fournées d'enfants, mais ils ont affaire à plus malin qu'eux.
Nous nous claquemurons, nous fermons grilles, portes et volets, le chien est muselé, et bien cachés, nous contemplons nos invités, qui se suspendent des heures entières à la sonnette, en poussant des exclamations furibondes.
De guerre lasse, ils se décident à s'éloigner et vont se faire écorcher dans les restaurants des environs; ils errent toute la journée comme des âmes en peine.
Nous continuons à les guetter; à chaque minute, ils reviennent, exténués, poussiéreux et s'accrochent de nouveau à la sonnette.
Le soir, après le dernier train, bien tard, nous nous hasardons à donner signe de vie. Maintenant, on ne s'y fie plus. Figurez-vous qu'une bande de ces idiots-là avaient manqué le dernier départ. Ils nous ont pincés au moment où nous mettions le nez dehors. Ils étaient dix-sept; Il a fallu les coucher!
Je conçois que le pays les attire; il devient superbe, le pays; de tous côtés on construit des maisons à six étages, de vrais palais. Les rues sont pleines de voitures, de tramways, de charrettes; c'est un mouvement, une animation!... Devant ma porte une foire à demeure s'est installée avec chevaux de bois, tirs, musiques... une jubilation perpétuelle.
Et puis  nous avons  une bande de voleurs, de vrais brigands, qui pillent et assassinent toutes les nuits. Chaque matin, c'est un nouveau fait divers; on a de quoi causer toute la journée.
Vous comprenez que ces gredins iraient opérer ailleurs si la localité n'était pas riche et prospère.
Aussi quand je m'énumère, à moi-même, les charmes et les séductions de la nature, j'entre en rage contre nos imbéciles d'ancêtres, qui n'ont pas eu l'idée si simple et si hygiénique de construire Paris à la campagne.

                                                                                                                                 G. Moynet.

La Vie populaire, dimanche 10 mai 1885.

samedi 28 décembre 2019

Bribri.

Bribri.


Il est une époque dans l'année où l'homme le mieux élevé, le plus policé, revient par instinct à ses origines premières; c'est quand le thermomètre marque trente-huit degrés à l'ombre. Certes, je ne suis pas plus délicat qu'un autre, et quand arrive la chaleur tropicale, le sauvage renaît en moi, comme chez tout le monde. Je songe à l'ombre des grands bois, au ruisseau clair qui sautille en murmurant sur les roches moussues, à l'absinthe doctement mêlée d'eau fraîche qu'on déguste lentement sous les marronniers touffus. Eh bien! malgré le soleil qui me cuit, malgré les pavés blancs qui m'aveuglent et l'insolation qui me menace, j'ai renoncé aux plaisirs champêtres et sylvestres. Voici pourquoi.
Quand j'habitais les confins de la forêt de Fontainebleau, j'avais choisi le mardi pour venir à Paris, régler mes petites affaires. Aussi, ce jour-là, dès l'aube, j'étais honoré de la visite de la femme de M. le maire et de M. le maire lui-même.
- Cher voisin, disait la dame, voulez-vous avoir la bonté de prendre chez mon horloger ma montre en croix? Je ne me fie qu'à vous pour rapporter ce bijou curieux.
- Vertuchoux! s'écriait le mari, vertuchoux était le seul juron que tolérât la dame, légitimiste de naissance, vertuchoux! vous seriez gentil d'acheter deux kilos de café chez la maman Masgana.
- Si ce n'était abuser de votre complaisance, je vous prierais, cher voisin, de passer chez ma modiste, qui vous remettra un tout petit carton.
- Et en revenant, sans vous déranger, choisissez-nous un beau jambon fumé, dans les douze à quinze livres.
Je souriais en inscrivant sur mon carnet la série de commissions; mais, au fond, je n'étais pas content du tout, et je trouvais qu'on abusait un peu trop de ma complaisance. A Paris, je dépensais en fiacre des sommes folles pour faire toutes ces courses et je manquais à tous mes rendez-vous. Le soir, je revenais par le dernier train, celui où l'on ne trouve plus de voitures à la gare, et j'arpentais quatre grands kilomètres, par un ciel sans lune, avec les poches bourrées de petits paquets et un entassement de colis sur les épaules. Certaine nuit, je fis ce trajet avec une cage qui contenait deux paons géants. J'étais exaspéré. il est vrai que le lendemain matin, en coupant les ficelles, la femme de M. le maire me disait d'un ton moqueur:
- Ah! cher voisin, que vous avez chiffonné ma capeline!
Et le mari ajoutait:
- Vertuchoux! non, vrai, vous ne vous connaissez pas en jambons fumés.
Ceci vous explique comment et pourquoi je me trouvais un jour chez la modiste de la rue Taranne, assez gauchement assis au milieu d'un essaim de jeunes filles qui chuchotaient à l'oreille des observations dont, sans nul doute, j'étais l'objet. La femme de M. le maire désirait, pour couronner un chapeau nouveau, un oiseau au bec blanc et pointu, la tête et queue d'un noir superbe, au ventre d'un vert émeraude, aux ailes bronze tachées de bleu: or, cet oiseau, dit de collection, ne se trouvait pas dans le magasin. Mme Camille, la patronne, avait envoyé une de ses apprenties le chercher je ne sais où. Moi, j'attendais.
La porte s'ouvrit, et je vis entrer dans la boutique une gamine de neuf ou dix ans, vêtue d'une robe d'indienne et d'un petit manteau brun. L'enfant, sans rien dire, se tint immobile  près d'une table.
- Eh! voilà Bribri, fit Mme Camille.
- Bonjour Bribri, dirent toutes les ouvrières.
Bribri n'était pas belle, non, pas belle du tout; mais elle avait une gentillesse bizarre qui plaisait infiniment. Tout était maigre et frêle chez elle, le corps, les pieds, les mains; la tête, un peu grosse, était plantée d'une forêt châtain clair à demi longs, dont quelques grosses boucles tombaient sur le front. De grands yeux bleus, couleur pervenche, clairs et limpides, une bouche rose tout encore garnie de dents de lait, donnaient à sa douce physionomie une singulière expression d'intelligence. Son costume pauvre, et rapiécé était d'une propreté scrupuleuse.
Mme Camille embrassa l'enfant et lui remit quelque monnaie. Les ouvrières suivirent cet exemple. Quand Bribri eut récolté sa petite moisson, elle s'adressa à la patronne:
- Madame, dit-elle, voulez-vous me permettre de déposer ma recette entre vos mains? Je la reprendrai tout à l'heure.
- Certainement, mignonne; mets ton argent dans cette boîte.
La mendiante, avec une méfiance naïve, compta ses sous, gros et petits, puis elle s'enfuit.
- Elle va faire sa recette à l'Ecole des ponts et Chaussées, me dit madame. Les jeunes élèves sont très généreux, et, à leur sortie, ils n'oublient jamais la petite Bribri.

Les modistes passèrent dans la salle à manger pour le déjeuner; moi, j'attendais toujours l'oiseau de collection. 
Bribri rentra avec ses deux petites mains pleines de gros sous. Elle prit son argent dans la boîte et refit son compte avec un soin minutieux; puis, satisfaite du résultat, elle mit la somme dans son mouchoir, qu'elle noua à plusieurs reprises.
Mme Camille l'interrogea:
- Tu vas sans doute acheter des bonbons, des gâteaux?
- Oh! non, madame, jamais! Mes frères sont gourmands, mais pas moi. Je rapporte tout à maman.
- Ah! tu as des frères?
- Oui, deux qui ne sont pas encore assez grands pour entrer en apprentissage.
- Que fait ton père?
- Il travaille dans une fabrique de blanc de céruse.
- Et ta mère?
- Ma mère reste à la maison pour faire la cuisine et les raccommodages.
- Vas-tu à l'école?
- Certainement, madame, trois fois par semaine, comme mes frères.
- Et les autres jours?
- Nous demandons; mais le dimanche, avec papa et maman, nous allons nous promener à la campagne, et ce jour-là nous dînons bien.
- Tiens, Bribri; prends cette belle robe de barège rouge; ta mère te l'arrangera pour les jours de fête.
L'enfant, toute heureuse, embrassa la patronne.

Un dimanche, je flânais par hasard au Val Fleury, quand une petite fille superbement vêtue d'une robe rouge, s'échappa d'un cabaret et accourut vers moi. Elle dansait, se retournait, me saluait en riant, pour me faire admirer l'élégance de sa toilette.
- Oh! que te voilà jolie! m'écriai-je en embrassant Bribri.
- C'est maman qui l'a faite, répondit la gamine en ajustant les plis de sa robe.
Sur le seuil de l'auberge, la mère nous regardait.

Un an plus tard, j'ai revu cette femme.
- Et Bribri? lui demandai-je
- Hélas! monsieur elle est morte de la fièvre typhoïde!
- Pauvre enfant! si douce, si gaie, si intelligente!
- Oh! oui, intelligente! Elle nous rapportait quinze francs par jour. Si vous croyez que c'est amusant!
De toute ma vie, je n'ai entendu prononcer une phrase, plus cruelle, plus barbare, plus impie!

                                                                                                                                A. Pothey.

La Vie populaire, dimanche 26 avril 1885.

mardi 17 décembre 2019

Un homme de cheval.

Un homme de cheval.


I

L'aristocratique hôtel dont il s'agit, au portail orné, en son relief de pierre, d'un antique écusson aux armes indéchiffrables, presque abolies par l'outrage du temps, s'élève, mélancolique et comme désillusionné, entre sa cour et le ridicule jardin anglais, auquel ses quinconces séculaires ont dû céder la place.
Cet hôtel que le destin, en ses vues mystérieuses, exposa aux surprises des publiques enchères, était devenu, de par acte authentique, dûment enregistré, la propriété légitime du vieil escompteur Duraud; si bien qu'à la mort de cet émérite financier, son unique fils et légataire, Louis, "du Raud" par bienséance, sur la carte de visite, était absolument fondé à dire, en parlant de la seigneuriale demeure: mon patrimonial domaine.
Estimant, sans doute sur la foi de ses très vagues réminiscences historiques, qui confondait la noblesse féodale, indifféremment, avec la chevalerie, qu'il ne saurait être de gentilhomme bon teint qui ne fût doublé d'un cavalier, Louis du Raux s'ingéniait, avec un soin jaloux, à réaliser le type étincelant d'homme de cheval.
Et cet aimable commerce avec gens et choses d'écurie, joint à la distinction native, faisait de lui un jeune homme parfaitement à la mode. Il n'était pas, enfin, jusqu'à son langage spécial, fruit de laborieuses études sur plus d'un turf, qui n'empruntât ce cachet de haut goût, auquel les petites dames faciles et le domestique des cabarets en renom reconnaissent, sur-le-champ, l'homme "chic" par excellence.
Toutefois, une folle ambition, il n'est point de bonheur parfait, en ce monde! dévorait littéralement M. du Raud; être aimé pour lui même eût comblé ses vœux les plus chers.

II

C'était donc, pour réaliser ce rêve que, fatigué  des amours vénales, vraiment trop douloureuses pour sa bourse, bon chien ne chasse-t-il pas de race?, il avait ourdi, sous le modeste travestissement de poète parnassien incompris, des relations fort tendres, en vérité, avec une jeunes piqueuse en bottines, trop pauvre pour rester vertueuse.
Afin de mieux s'incarner en son rôle, il avait loué, sur les hauteurs de Montmartre, une petite chambre meublée, toute simple, dans laquelle il s'imagina d'abriter ses ingénieuses amours. Plus de coûteuses agapes à la Maison Dorée*: de vulgaires dîners, le strict nécessaire, dans les restaurants excentriques.
Pour plus de vérité, enfin, il ne sortait jamais sans un volumineux carton de poésies, manuscrites, bien entendu, et qu'il avait achetées, au poids, d'un famélique pion de pensionnat, terrible dispensateur de pensums.
Toutefois, tant il est vrai que le machiavélisme le plus profond se trouve souvent en défaut, par suite de quelque infâme détail, imprudemment négligé, un programme de steeple-chase, une carte d'enceinte du pesage, parfois même une cravache achetée au hasard des flâneries, auraient pu, choses oubliées qu'elles ne devenaient que trop fréquemment, dans la mansarde complice, éveiller les soupçons de la petite ouvrière au minois futé.
Aussi, en dépit de ses efforts à ne personnifier qu'un pauvre poète, avait-il tremblé plus d'une fois, que sa "gentry" ne transparût.

III

De longues semaines se sont écoulées.
L'épreuve maintenant, lui paraît concluante: il est aimé pour lui-même!
Cette pensée ne laisse pas de le grandir à ses propres yeux; un frisson d'orgueil, bien naturel, n'est-ce pas? l'agite. Et c'est avec une commisération sincère qu'il jette ses regards sur les promeneurs, dans l'allée du parc Monceau, où son amie doit venir le rejoindre, tout à l'heure.
Les derniers rayons du couchant, que tamisent les vertes éclaircies, se jouent, rieurs, sur le "complet", de coupe extra-anglaise, dont M. du Raud est revêtu.
Plus de contrainte désormais! N'est-il pas décidé, en sa conviction du désintéressement de Lydie, à lui faire l'aveu de sa véritable condition sociale? Et qu'il lui semble bon, tout en savourant d'avance la joyeuse surprise de sa maîtresse, de s'abandonner, enfin, à son naturel!
Mais, la voilà!
L’œil correctement oblitéré du monocle vainqueur, le rictus des lèvres bien arrondi sur le pur havane de calibre, il s'empresse à la rencontre de Lydie, le stick-cravache au bout des gants, les jambes arquées, ainsi qu'il convient, du reste, à tout homme de cheval, quelque peu soucieux de la dignité de son prestige.

IV

Depuis quelques minutes, et tandis qu'un élégant coupé les emporte vers l'hôtel du noble faubourg, M. Raud a tout expliqué à sa maîtresse.
Mais, contrairement à son attente, ni le faste de sa toilette, ni ses éblouissantes confidences, ne semble avoir produit l'effet espéré. Certes, une joie immodérée eût été de mauvais goût, trop synonyme, en vérité, d'appétits vulgaires; cependant, de cette attitude à une heureuse surprise, un peu confuse, peut-être, il y avait place.
Songeur, il s'était tu; inquiet, à la pensée que son amie pouvait bien avoir pénétré son secret, depuis longtemps. Il se remémorait certaines imprudences, d'inconsidérées paroles, jusqu'à des gestes maladroits, sans doute révélateurs.
- C'est qu'il n'est point aisé, non plus, se disait-il, de dépouiller son individualité, au point de jouer, sans une faute, un rôle fastidieux.
Mais la voiture venait de s'arrêter.
Il aida Lydie à descendre; puis, ayant ouvert une petite porte dérobée, la fit entrer dans le jardin de l'hôtel.
- Voyons, fit-il, pendant qu'ils s'avançaient vers le perron, dis-moi, là, bien franchement, si tu m'avais deviné?
- Peut-être bien!... répondit la jeune fille.
Mais l'intonation plus troublée que narquoise, avec laquelle elle prononça ces deux mots, ne manqua pas de lui démontrer que Lydie dissimulait, maintenant, l'émotion croissante d'une surprise enfin justifiée.
Cachant sa joie, il fit entrer sa maîtresse dans le vestibule désert, il avait congédié ses gens, afin de savourer son bonheur plus à l'aise, puis, poussant les deux battants de la porte du salon d'honneur, d'une voix entendue mais sonore, comme celle d'un parfait huissier d'annonce, il s'écria:
- Mademoiselle Lydie du Raud!
Positivement interdite à cette exclamation, n'osant plus bouger, en ce grand salon luxueux, où ses pieds s'enfonçaient, inhabiles, dans la haute laine du tapis, la jeune fille, d'un geste effaré, lui fit signe de se taire.
Étonné à son tour, M. du Raud fixa vers sa maîtresse un regard interrogateur.
Mais elle, saisissant le bras du jeune homme dans une étreinte rapide, tout bas, très vite, lui jeta ces mots:
- On n'est pas imprudent à ce point: si tes maîtres allaient rentrer!

                                                                                                                                Emile Pierre.

La Vie populaire, dimanche 26 avril 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Maison Dorée:

La Maison-Dorée vers 1900.
La Maison Dorée était un restaurant situé à Paris,
20 boulevard des Italiens dans le 9ème arrondissement.
C'est aujourd'hui le siège de BNP-Paribas.

lundi 16 décembre 2019

Revue d'inspection.

Revue d'inspection.
       Souvenir d'Algérie.

... Les spahis en grande tenue*, autant du moins qu'ils ont pu réunir leurs effets réglementaires dispersés ou vendus, sont rangés à cheval devant le bureau arabe*. A côté d'eux, les khialas, cavaliers d'escorte, , essaient de les imiter en inclinant gauchement leurs fusils à deux coups, appuyés sur leur cuisse droite. Par devant, trois caïds*, dont le manteau écarlate contraste avec le burnous garance des spahis. Encore en avant d'eux, le vieil agha*, le caïd des caïds, impassible et fièrement campé sur sa selle d'apparat, en velours violet brodée d'or. A côté de lui, l'officier adjoint au bureau, le sabre nu, raide au poste, attend avec anxiété l'arrivée du général de division.
Quelles conséquences ne peut pas avoir pour l'avenir de l'humble lieutenant cette journée d'inspection générale!
Mais une heure d'attente s'est déjà déroulée, et rien n'apparaît sur la route d'El Biodh, indiquée par une légère échancrure des arbres à l'horizon. Et l'officier mordille sa moustache d'un air impatient et lance un regard furieux aux spahis et aux khialas, qui arrêtent brusquement leurs plaisanteries devant ce coup d’œil gros de menaces. Derrière eux, sur le seuil de la Maison des Hôtes, le caïd Dhiah, en grande tenue, cause avec Zitouni, le chaouch du bureau, dont la figure noire, fraîchement frottée d'huile, resplendit au soleil comme une botte soigneusement cirée.
Et le général qui n'arrive pas.
Les yeux se fatiguent à regarder devant eux, au travers du tremblement continuel de l'atmosphère échauffée, le sol rougeâtre et caillouteux où croissent de maigres graminées, les marabouts d'une blancheur crue se détachant sur l'azur clair du ciel ou du fond sombre de la forêt, et, de loin en loin, des tentes noirâtres de spahis ou de goumiers. A gauche se dessinent des gorges profondes, affreusement ravinées, tordues, tourmentées par l'action des eaux, tandis qu'à droite de vieux oliviers crispés, à l'ombre dense, des jujubiers épineux et d'un vert pré doux à l’œil, mêlés à des champs de figuiers de Barbarie, qui luisent au soleil, s'étendent vers la redoute.
De ce côté aussi une foule d'indigènes, venus du fond du cercle pour faire honneur ou présenter des réclamations au Djeuenar qui arrive d'Oran, et qui leur paraît le représentant de Dieu sur la terre.
Pas un cri dans l'air; seulement le grésillement continu que font entendre les criardes cigales qui sillonnent l'azur de temps en temps et viennent se heurter contre les chevaux, subitement effarouchés. Puis, de fois à autre, des bouffées d'une chanson très lointaine, dite dans la forêt par quelque alfatier espagnol.
Et sur toute cette scène, une chaleur lourde qui crevasse le sol et tord les brins d'herbe comme l'haleine d'un brasier. La sueur perle sur tous ces visages bronzés et immobiles sous un soleil de feu.
Enfin, deux spahis apparaissent dans l'échancrure de la forêt; c'est l'escorte du général. On voit apparaître, les uns après les autres, les cavaliers qui font partie du cortège; le général avec son immense couvre-nuque, les officiers en grande tenue qui l'accompagnent, les chasseurs d'Afrique, des caïds en manteau flamboyant, des indigènes aux burnous d'une éclatante blancheur.
Le lieutenant s'est redressé: "Immobiles, vous autres!" Et la recommandation est répétée en arabe par le brigadier de spahis. Tous retiennent leur respiration pendant que le général passe devant eux, sévère, les toisant de ses yeux clignotants. Il est passé, enfin!, faisant un signe de satisfaction à l'adjoint, dont la figure s'illumine, et qui oublie la longueur de la corvée, les impatiences de l'heure précédente, pour ne songer qu'à l'avancement entrevu. La petite troupe se joint au cortège du général et se dirige avec lui vers la redoute.
Le brigadier de spahis, placé auprès du commandant supérieur, lui a cauteleusement demandé quelque faveur, car celui-ci s'est approché à son tour du général, qui lui a répondu avec un sourire. Aussitôt, toute l'escorte indigène frémit et part avec des cris de joie: la fantasia* est permise, on peut faire parler la poudre. Et elle parle en effet. Les cavaliers vont par quatre, serrés les uns contre les autres, volant à fond de train et lâchant leurs coups de feu en arrivant auprès du général. On voit passer comme des tourbillons les chevaux affolés, les caftans de soie éclatante, les burnous empourprés. Les coups de fusil tirés en l'air, les armes brandies, l'odeur de la poudre, tout enfin est grand, sauvage, éperdu.
Le général s'est arrêté  un moment devant ce tableau familier, qu'il aime toujours cependant. Ses narines palpitent, il s'est redressé, un peu de sa jeunesse envolée lui est revenue. Mais cela ne dure qu'un instant. Il continue sa marche vers la redoute où la compagnie d'infanterie l'attend, rangée en bataille, où les officiers sont rassemblés, en grande tenue de service, pour la visite de corps. La revue passée, les officiers reçus et congédiés, le général reçoit les réclamations des indigènes, qui se pressent contre la petite porte de son appartement. Ils sont là bruyants, parlant avec volubilité, s'efforçant de passer tous à la fois, malgré les observations de Zitouni, malgré les coups de matrak des spahis préposés à la garde du lieu sacré.
Zitouni, grave et digne dans ses vêtements marrons destinés aux grandes cérémonies, ne se laisse attendrir par aucune considération, pécuniaire ou autre, de ses coreligionnaires. Debout auprès de la porte, il ne fait aucun mouvement en dehors de ses fonctions d'huissier, si ce n'est pourtant pour regarder ses pieds revêtus, par extraordinaire, de chaussettes de grosse laine, qui brillent de toute leur splendeur dans les larges sebatts arabes.
Est-ce orgueil, surprise de se voir mis si cossument? Non, car Zitouni réprime de temps à autre une contraction douloureuse, qui atteste, sur son noir visage, la gêne que lui cause le manque d'habitude. Il saisit avec empressement les occasions de sortir que lui offre le chef du bureau arabe en l'envoyant clopin-clopant, à la recherche de tel ou tel indigène. Et alors, ôtant précipitamment ses chaussures, il se sent avec béatitude débarrassé de ces instruments de torture. Hélas! ce plaisir est de courte durée. Il lui faut presque aussitôt les reprendre et retourner à son poste, esclave du devoir et d'une coquetterie mal placée.
Enfin, la séance s'achève. Le général expédie les derniers réclameurs, qui l'appellent Bouia (mon père) et parlent tous à la fois. Il a même un mot drôle: "Je suis votre père, il est vrai; mais il faut convenir d'une chose, c'est que j'ai des enfants bien tapageurs." La phrase, dite en arabe, égaie les indigènes, qui la répètent à l'envi, et finissent par se tenir plus cois.
Le général se lève, en regardant sa montre, et pousse un soupir d'allègement. On peut aller manger la dhiffa* des caïds, à l'ombre, derrière la redoute. Et les officiers, qui baillaient pendant la séance, emboîtent le pas avec satisfaction.
Mais plus satisfait encore est Zitouni, qui ôte triomphalement ses chaussettes et les met dans son capuchon, pour regagner sa tente, tout en pestant à part lui contre les exigences de notre civilisation.

                                                                                                                        Marcel Frescaly.

La Vie populaire, jeudi 22 avril 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Spahis:



* Bureau arabe:



* Caïd:


* Agha:

El Bach Agha ben Gana et caïds.

* Fantasia:

Fantasia algérienne.

* Dhiffa:


dimanche 15 décembre 2019

Le grillon du Louvre.

Le grillon du Louvre.


Je lisais récemment dans les papiers publics qu'un fort estimable savant, dont j'avoue avoir oublié le nom, à mon grand regret, vient de publier une intéressante Etude sur la flore de Paris. Notre savant, qui a épuisé la matière, a classé un grand nombres de plantes, fleurs, pariétaires, etc., absolument propres à Paris, à son sol et à son pavé, c'est-à-dire inconnue au delà des fortifications. Il appert donc des travaux de la science que Paris, déjà si riche en royautés, tient encore une bonne et originale place dans l'histoire naturelle.
Mais ce qui a été fait au point de vue de la flore parisienne ne serai pas moins utile en ce qui concerne la faune. Paris a ses animaux, ses insectes particuliers, originaux, bien à lui. Les cloportes de Montmartre n'ont rien de commun avec ceux de Chartres ou de Versailles. Montrouge a longtemps produit des scarabées, au temps où les vergers de Montrouge étaient renommés; et il est absolument certain que les fermiers-généraux ont chassé, vers la fin du règne de Louis XV, à l'endroit où est aujourd'hui la place Clichy, un lapin parisien, bas de pattes, râblé et beaucoup plus savoureux que les lapins du Vexin et de la Picardie. Paris a donc aussi sa faune, une faune complète, marquée à un coin spécial, riche en espèces, car il ne serait pas trop puéril de s'imaginer que le quadrupède cheval de fiacre a pu seul s'acclimater à Paris!

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Il existe, dans l'île Saint-Louis, un vignoble, unique à Paris, qui donne, bon an mal an, quatre-vingt à cent limaçons irréprochables. On voit que le sol parisien n'est réfractaire à aucune production. Il n'y a pas longtemps, j'ai constaté, entre une et deux heures du matin, la présence d'une chouette de la belle espèce dans les massifs d'arbres du square Montholon. Et ce que je dis là, cinquante Parisiens l'ont vu comme moi. D'où peut nous venir cet oiseau, d'ailleurs consacré à Minerve? Je croirais plutôt à quelque fugitive de la banlieue, entrée une fois par hasard dans la grand'ville et la trouvant préférable aux solitudes de Bondy ou de Saint-Maur. Il pourrait se faire aussi que le square Montholon donnât asile à des mulots, rongeurs dont les chouettes sont aussi friandes. Nous aurions ainsi le secret de cette assiduité nocturne.
Des lézards gris habitent rue Madame, absolument comme ces citoyens ayant pignon sur rue. Vous pourriez les voir s'ébattre, les jours de soleil, autour d'un gros arbre solitaire, dans un terrain vague resserré entre une imprimerie et une boutique d'objets religieux. Quant aux oiseaux, ils abondent; et par oiseaux je n'entends pas seulement les pierrots. Je veux parler des merles, piverts, rouge-gorge, rossignols, fauvettes, etc. Le chardonneret de Belleville tend à disparaître. C'est d'ailleurs un oiseau surfait, exhalant une odeur désagréable. Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans le règne animal parisien, c'est l'insecte! Les espèces propres à Paris en sont plus nombreuses que les sables de la mer. Paris a ses papillons, ses phalènes, il a même ses grillons. Je me rappelle, au mois d'avril 1882 avoir fait la chasse aux papillons devant le Théâtre-Français, en plein midi, en compagnie de mon ami Maurice Bouchor*. Quant aux grillons libres, à l'état sauvage, ils sont rares, mais il y en a!

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Il y a quelque sept ou huit ans, une nuit, deux poètes se disposaient à passer l'eau afin de regagner leur domicile, car tous deux demeuraient sur la rive gauche. Je ne puis les nommer, mais je dirai simplement que l'un, nous le désignerons sous le prénom de Paul, est en même temps un prosateur exquis, un conteur charmant, parfait écrivain, qui fait songer à Théocrite, mais un Théocrite à qui Meudon ne déplairait pas; l'autre, nommons-le Charles, est un ciseleur de petits vers, délicat; historien littéraire de son temps, il eût fait l'ornement d'une table ducale sous la Régence. Pour tout dire, Paul était un pâtre grec, et Charles un abbé de lettres.
Les deux poètes discutaient littérature, selon leur habitude. La conversation était tombée sur Dickens. Tout à coup, au moment où ils allaient franchir la grille du Louvre, sous la voûte du pavillon de Lesdiguières*, ils entendirent distinctement le chant d'un grillon, un chant vibrant, strident, métallique, superbe, quelque chose enfin comme un fort ténor de grillons.
Les deux amis s'arrêtèrent. Le grillon n'était nullement troublé, il faut le croire, car il ne suspendit pas son chant. Les deux poètes, vivement intrigués, cherchaient où pouvait se trouver l'habitacle du chanteur. Enfin, Charles prit sa canne et en frappa le rebord de l'alvéole où entrait un des gonds de la grille. Le grillon était là, sûrement, car à partir des coups de canne, son champ trembla légèrement. Mais Charles ne put parvenir à l'arracher à son home.
- Un grillon en soirée chez les rois de France! Voilà qui est amusant, dit Charles.
- Le grillon du Louvre! répondit Paul.
Et il demeura pensif.
Le lendemain, les deux poètes passaient par les mêmes lieux. Toujours entre deux et trois heures du matin, n'oublions pas que les poètes sont d'enragés noctambules. Ils entendirent la timbale du grillon. Evidemment, le grillon trouvait le Louvre à sa convenance. Cependant Charles n'eût garde de frapper avec sa canne le mur où logeait le grillon; et, comme pendant plusieurs nuits ils retrouvèrent leur grillon, on voit d'ici les transes de l'insecte. Jamais il ne consentit à se montrer. Enfin, il décampa, comprenant qu'un jour ou l'autre la canne dont on le menaçait chaque nuit finirait par l'écraser dans son trou.

****

J'allais faire honneur, l'autre soir, à un réveillon-monstre, dans les profondeurs du quartier latin, lorsque passant sous la voûte du pavillon Lesguidières, j'entendis, moi aussi, le même chant de grillon. Était-ce le même qui charma mes amis Charles et Paul, l'hiver de 1876? Problème devant lequel je recule, le livrant à toute la sagacité de mon spirituel confère du Temps, M. de Cherville, qui a écrit de si jolies pages sur les grillons. Toujours est-il que le grillon était logé au même endroit. Il faut donc croire que le vieux grillon de 1876, dépossédé par la canne du poète, avait regagné les taupinières de Clamart ou les mottes de terre d'Argenteuil, et que là, dans une langue de grillon, il avait raconté sa mésaventure, décrivant la splendeur du logis perdu. "Quel logis! avait dû dire le grillon à ses frères, un palais!"
Il faut supposer aussi, que de tout temps, il y a eu des grillons au Louvre, grillons mystérieux, logeant un peu partout, le palais est si grand!, chanteurs excellents, mais n'aimant pas être dérangés. Celui que j'ai découvert la veille de Noël me parait être le seul titulaire actuel. Mais je gage que c'est un descendant du grillon chassé par mon ami Charles. En tout cas, il a un organe superbe; et si vous n'avez rien à faire, entre deux et trois heures du matin, vous pourrez l'entendre chanter tout à votre aise.

                                                                                                                  Tancrède Martel.

La Vie populaire, jeudi 26 février 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Maurice Bouchor:


Poésie de Maurice Bouchor sur un air du Roussillon.

* Pavillon de Lesdiguières:

Le pavillon de Lesdiguières vu du pont des Saints-Pères.

Autrefois, à proximité du Louvre, de nombreux hôtels particuliers
appartenant aux grands du royaume étaient construits dans la rue
 Saint-Thomas du Louvre, 
de nos jours disparue
L'un d'entre eux était occupé par la duchesse de Lesguidières Mortemart,
certains autres par les maîtresses du roi.
Sous l'Empire, Napoléon fit abattre tous ces bâtiment et fit disparaître
la rue Saint-Thomas du Louvre.
A la restauration, on voulut réattribuer les anciens noms
sans savoir leurs origines. On pensa que de Lesguidières était
un compagnon d'Henri IV. Comme on trouvait
que le nom de Guichet de la rue Nicaise n'allait pas,
on le renomma alors Guichet de Lesguidières.

L'amateur de mollets.

L'amateur de mollets.

Il neige; il dégèle; il reneige; il redégèle; en vain les blancs flocons s'obstinent à transformer le sol en un gâteau de crème, le vent d'autan s'obstine de son côté à transformer ce gâteau de crème en purée de fange. Paris-sucre n'est pas possible, décidément, et nous sommes condamnés à Paris-boue.
Par terre, c'est un marécage. A la corniche des toits, c'est une cascade. Les murs suent. Les balcons pleurent. Le zinc suinte. On entend que clapotis, glouglous et gargouillades. On comprend enfin que les poètes ont raison d'employer les plus violentes métaphores pour exprimer un peu la vérité, et, par exemple, on trouve que le vieux Regnier n'a rien dit de trop quand il écrit ces deux vers d'une si audacieuse truculence.

Et du haut des maisons tombait un tel dégout
Que les chiens altérez pouvoient boyre debout.

Bref, il semble que l'on vive, depuis tantôt huit jours, en un pays de féerie dont Sa Majesté l'Eau serait la Reine, et qui aurait pour chant national le joli et mélancolique refrain des enfants:

Il pleut, il mouille,
C'est la fête à la grenouille.

Heureuse grenouille! Je ne connais qu'un être au monde qui soit aussi joyeux qu'elle, par ces temps d'abominables gâchis. Cet être au destin fortuné, c'est l'amateur de mollets.
 Distinguo. Je ne parle pas de l'amateur ordinaire, du monsieur comme vous et moi, qui ne peut s'empêcher de sourire, en voyant une jolie femme retrousser sa jupe pour enjamber une mare. Il entre, dans notre plaisir à nous, une arrière-pensée de malice, et nous remarquons odieusement les mouchetures noires que la boue pique sur la blancheur des bas.
Je ne parle pas non plus de l'amateur polisson, qui songe au fameux vers de Musset sur tout ce qu'on devine en regardant un peu plus haut que la cheville. Je ne parle pas de cet amateur pareil au page dont il est question dans Brantôme. Vous savez bien, ce page qui renouait les souliers d'une belle et honneste dame, avec de tels tremblements dans les mains et de telles flammes dans les yeux, que la dame lui donnait vite un petit écu pour aller éteindre son feu ailleurs.
Je ne parle pas même de l'artiste, toujours en quête de la forme, et qui prétend, en relevant les robes de son regard curieux, ne faire attention qu'à la pureté des lignes et à l'esthétique du galbe.
Je parle de l'amateur véritable, qui aime les mollets et les considère sans malice, sans polissonnerie, sans pédantisme, qui les aime avec une ferveur de maniaque, avec une rage de collectionneur, qui les aime gravement, profondément, et que seule la philosophie allemande pourrait à peu près définir en disant qu'il aime le mollet EN SOI.
Observez-le, celui-là, si vous avez la chance de le rencontrer.
Son visage est sérieux, son allure tendue, son regard extatique. On sent qu'il est absorbé par sa passion, que tout son être y est occupé. Tel un amant au premier baiser de sa maîtresse. Tel un savant, plongé dans un problème. Tel un artiste, en contemplation devant une idée. Tel un prêtre croyant qui officie.
Il est en proie.
Que la femme soit belle ou laide, jeune ou vieille, marquise ou pauvresse, il n'en a cure pourvu que le bas soit tiré sur le mollet, pourvu que le mollet montre, dans l'ombre mystérieuse des jupons, sa rondeur fascinante, semblable à un objet sacré qui apparaît dans le demi-jour d'un sanctuaire.



Il regarde; il joint dévotement les mains; il penche la tête avec une langueur mystique; il adore.
Ne croyez pas que j'invente rien. Ce type est rare, je le sais. Mais c'est que les grandes passions ne sont pas communes!
Comme toute grande passion, d'ailleurs, celle-là est méconnue. Ce grave amateur de mollets, cette espèce de fakir, ce voyeur étrange, est généralement pris pour un gourgandin. On n'admet pas que la lueur étrange de ses yeux s'allume ailleurs qu'aux plus ardents tisons de la concupiscence.
Que lui importe! Il va, tout à sa chimère, et rumine dans son cœur des pensées d'empereur romain. Oui, comme le César qui désirait que le genre humain n'eût qu'une seule tête, afin de la couper, il désire, lui, que toutes les femmes n'aient qu'un seul mollet, pour l'adorer. Il va, sublime et ridicule, ainsi qu'il convient à un génie que l'on ne comprend pas.
Et les gens qu'il heurte, en poursuivant son idéal, le comparent aux mâtins qui tirent la langue après les chiennes au printemps. Et les femmes rougissent sous ses regards, même les plus âgées, même les monstres de laideur. Et les mieux élevées le traitent tout bas de vieux drôle, tandis que les autres, exprimant tout haut leur opinion générale, l'appellent franchement sale cochon.

                                                                                                                           Jean Richepin.

La Vie populaire, dimanche 22 février 1885.

* Nota de Célestin Mira:





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Source: Archives départementales du Puy-de-Dôme.