mercredi 6 novembre 2019

Le soufflet inutile.

Le soufflet inutile.


I

Mme de Sénozan détestait son mari. Et ce n'était pas un caprice d'écervelée coquette qui ronge son frein avec la tentation de se sauver, de s'emballer vers l'inconnu, une turlutaine fantasque de petite Parisienne qui se lasse bientôt de chanter toujours le même air et cherche curieusement autour d'elle les sensations qu'elle n'a pas trouvée dans le calme monotone du mariage.
Elle l'avait adoré. Elle l'eût adoré, longtemps, toujours, dans un ravissement profond de son être qui se donnait tout entier. Mais l'enchantement des fiançailles, des douces choses d'amour qu'on entend pour la première fois, des baisers qui brûlent les lèvres encore vierges, le charme des promenades lentes sous les arbres où l'on s'arrête à chaque pas, où l'on rit sans en savoir la cause, où l'on arrange la vie prochaine comme si elle devait être éternellement heureuse, les illusions bleues du prologue s'étaient trop vite envolées. Et Nicole de Sénozan avait tout de suite sentie à son petit pied d'enfant la lourdeur du boulet qu'il fallait traîner quand même désormais.
L'homme dont elle portait le nom, auquel elle avait donné sa jeunesse confiante valait moins qu'une pièce fausse. Il l'avait épousée à cause de sa dot, peut-être aussi à cause de ses larges yeux veloutés et de l'éblouissante blondeur de ses cheveux, pour la montrer à son bras, être envié par les autres et refaire sa réputation de Don Juan. Elle n'avait pu finir son voyage de noce sans pleurer déjà. Il ne demeurait plus rien de vrai, de bon, de sain dans l'organisme rafalé de M. de Sénozan. Nicole avait ramassé une épave pourrie.
Ce mari ne pouvait même pas être un mari, et au lieu de chercher une absolution qu'elle lui eût accordée avec tant de tendresse, de l'engourdir par d'incessantes câlineries, il l'abandonnait au fond de leur hôtel, ayant chaque fois des prétextes faciles pour se retirer, pour ne point l'accompagner quand elle désirait sortir.
Et aux heures rares qu'ils passaient ensemble, il se plaisait à la railler, à tourner en dérision ce qu'il appelait sa "sentimentalité bête", parce qu'elle le suppliait, parce qu'elle souffrait et avait la gorge pleine de sanglots étouffés. Il bâillait en regardant sa montre lorsqu'elle lui nouait ses bras autour du cou, encore espérante, et tentait vainement de le retenir. Il la glaçait par ses phrases toutes faites, ses regards indifférents et atones qui la dévisageaient moqueusement. Ou bien, brusquement expansif, il lui racontait ses bonnes fortunes de jadis, les folies commises pour des cabotines, un roman de quatre mois avec la marquise de Vineuil. Quatre moi, ce qu'il en avait plein le dos à la fin! Maintenant, cela ne lui disait plus rien, rien du tout! Il ne faisait pas plus attention aux femmes que si elles n'avaient pas existé et les déclarait inférieure à un bon cigare. Et il faisait la roue, s'allongeait sur son fauteuil, parlait d'un ton satisfait de blasé repu qui s'accagnarde un instant dans son intérieur. Mme de Sénozan préférait encore sa solitude où elle pouvait au moins pleurer et rêvasser librement, d'autant que son mari se targuait de ces minutes brèves écoulées au logis et ne manquait pas de s'écrier alors:
- Ne suis-je pas le modèle des époux?
Et rien pour se consoler de ces rancœurs, pour tromper son ennui croissant! Elle n'avait pas d'enfant et n'en aurait jamais. Un enfant qu'elle eût gardé, soigné, élevé. La tête blonde et poupine sur laquelle on reporte les affections déçues, le besoin d'aimer inné dans le cœur. Pas d'ami non plus pour lui prendre les mains lorsqu'elle serait trop triste et remplir la place vide. Les sens de Nicole ne s'étaient pas éveillés. Elle avait reçu une éducation très sévère, et malgré les torts de M. de Sénozan, elle tremblait de se compromettre, de chercher ailleurs l'amour ignoré. Cependant, il ne lui eût pas été difficile de comprendre certaines paroles traînantes qu'on lui disait plus bas dans son salon, de ne mordre que du bout des dents dans les friandises qu'on lui offrait. M. de Sénozan se retirait discrètement, avait des allures de mari de comédie. Il encourageait sa femme à recevoir, à flirter avec les uns et les autres et lui donnait même à ce sujet des conseils paternels. Mais Nicole toisait tous les hommes à la taille de son mari et quoique dans toute la floraison blonde et rose de ses vingt ans, quoique jolie à ravir, et fine, et inconsciemment spirituelle, elle chassait de son éventail les rôdeuses pensées coupables.

II

Elle ne songeait, la jeune femme restée jeune fille, qu'à déchirait le contrat qui la liait à M. de Sénozan, à ne plus lui appartenir, à obtenir légalement le droit de reprendre sa liberté, sa vie ancienne, le petit lit aux rideaux de perse dans la chambre de pensionnaire, les insouciantes habitudes du passé auprès de ses parents. Or, M. de Sénozan sondé, tiraillé en maintes circonstances, se refusait obstinément à une séparation à l'amiable. Il tenait à sa femme comme il tenait à avoir un plastron impeccable et un habit coupé par le tailleur du prince de Galles, à cause du monde.
Nicole alla consulter des avocats, leur exposa ses griefs. Ceux-ci lui répondirent par des phrases polies, aimables, mais où perçait comme un rappel gouailleur de ce que M. de Sénozan appelait la "sentimentalité bête" de sa femme. Il n'y avait point, dans tout ce qu'elle énumérait, la moindre matière à procès. M. de Sénozan était un mari pareil à la plupart des viveurs qui n'attendaient pas la première attaque pour arrêter les frais et se remiser, et choisissent carrément une jeune fille intacte et jolie pour réchauffer leurs restes avariés de sa belle flambée de printemps. Nicole pouvait-elle exiger qu'il renonçât ainsi du jour au lendemain à des habitudes invétérées? Puis, s'affichait-il avec des maîtresses? Trompait-il sa femme? Quels arguments, quelles preuves apporterait-elle devant un tribunal surtout composé de juges qui ont tant flairé le fumier de Paris et sont aussi sceptiques qu'un président à mortier du dernier siècle?
L'un d'eux la voyant si désespérée, Me de Corny, chez lequel ont papoté tant de pauvres petites femmes égarées impatientes de secouer leur chaîne, insinua de sa voix onctueuse, avec un de ces gestes qui démentent le ton des paroles:
- Il n'y aurait qu'un moyen, madame... les voies de fait. Malheureusement, M. de Sénozan est un trop galant homme pour se porter jamais à de pareilles extrémités.
Nicole éclata de rire.
- Vous croyez, lui dit-elle, en se levant, que si je m'en mêlais bien...
Ce que femme veut!, madame, fit l'avocat, et il la reconduisit respectueusement, ayant encore dans l'oreille les vibrations du rire de défit qui avait entr'ouvert les lèvres de Mme de Sénovan, si persuadé qu'il aurait bientôt à plaider une affaire nouvelle au Palais.
- Ce que femme veut! répétait-il encore en hochant la tête, tandis que le coupé de la jeune femme s'éloignait au grand trot dans la rue silencieuse.

III

Dès lors, à l'étonnement de M. de Sénozan, qui ne s'expliquait pas cette métamorphose brusque, l'enfant timide qu'elle était fit place à une créature arrogante, irritable, nerveuse. Son mari ne la reconnaissait plus. Elle geignait continuellement, donnait des ordres contradictoires, avait des fantaisies de convalescente qui ne parvient pas à se décider, dérangeait les habitudes de M. de Sénozan, invitait des gens qu'il abhorrait. Les domestiques rudoyés s'en allaient au bout d'un mois. La maison avait un aspect d'hôtel meublé. M. de Sénozan n'avait pas le temps d'aller à son cercle. Puis, des scènes interminables finissant par des crises de larmes et de bouderies d'une semaine durant lesquelles elle ne desserrait pas les dents et refusait de se lever. Elle l'aiguillonnait de piqûres savantes comme une bête qu'on veut exaspérer. Il ne pouvait sortir une heure sans qu'elle se lamentât et l'accusât d'entretenir dix maîtresses. Elle le blessait dans son amour-propre, narguait sa calvitie et ses moustaches teintes avec une verve querelleuse de gamine. Et elle lui demandait d'ironiques pardons qui l'accablaient plus cruellement que les reproches. Comment était-elle assez bête pour le soupçonner! Quelle femme, en effet, eût accepté un tel fantoche qui n'avait même pas le courage et la force de s'attarder dans l'alcôve conjugale! Et lorsque M. de Sénozan s'emportait, prenait des airs de victime, Nicole s'exclamait aussitôt:
- Eh bien, séparons-nous, puisque la vie conjugale vous est tellement odieuse?
- Vous en seriez trop heureuse, ma chère! répliquait-il froidement.
Enfin, un jour où ils se querellaient encore, où la jeune femme, énervée à l'excès par l'indifférence étudiée de son mari qui coupait un livre feuillet par feuillet sans lui répondre un mot, haussait le ton, criait presque d'une voix aigue, M. de Sénozan entendant des chuchotements de domestiques dans l'antichambre, l'interrompit avec une rudesse hautaine:
- Vous oubliez, chère amie,  que nos gens nous écoutent, et je ne trouve pas plaisant de se donner ainsi en spectacle à la valetaille!
-Tant mieux, fit Nicole; ils sauront au moins quel pantin ils servent et de quelle façon je vous juge.
Il l'interrompit une seconde fois, très pâle, et ayant un frémissement machinal dans les doigts.
- Je vous prie encore de vous taire...
- Je ne me tairai pas, je suis chez moi autant que vous, ici, plus que vous, car c'est avec ma dot...
M. de Sénozan s'était levé, s'approchait d'elle.
- Vous tairez-vous, oui ou non, lui jeta-t-il les yeux fixés sur ses yeux qui ne se baissaient pas.
- Croyez-vous me faire peur, imbécile.
Elle n'acheva pas son insulte. La main lourde du mari s'était abattue et avait marbré sa joue duvetée de veloutine. Mme de Sénozan bondit vers la porte et l'ouvrit. Il se trouvait là des témoins qui avaient entendu, qui raconteraient aux juges que M. de Sénozan l'avait battue. Mais l'antichambre était vide. Les domestiques ne se souciant pas d'être mêlés à des querelles intimes étaient prudemment partis. Nicole chancela effarée, puis, se ravisant, étouffant son dépit, elle souffleta à son tour M. de Sénozan de toute la force de sa main frêle et mignonne.
- Tenez! monsieur, dit-elle, voilà votre soufflet; je ne peux, hélas, rien faire!
.......................................................................................................................................................M. et Mme de Sénozan se sont séparés à l'amiable.

                                                                                                                 René Maizeroy.

La Vie populaire, dimanche 8 juillet 1883.

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