mardi 5 novembre 2019

A l'Aloyau.

A l'Aloyau.


La scène se passe à Paris.
Il est l'heure où les dames, mourant de faim et chargées de paquets extraits de magasins de blanc, échangent, dans les bureaux d'omnibus, des paroles sèches et polies, parce que l'une d'elles, qui a le numéro 309, a voulu monter dans la voiture avant le 299, le 300 et le 301, ce qui est intolérable*!
Le gaz se lève, empourprant de son aurore le ciel bas et gris où les tuyaux de cheminées lancent des fumées qui sentent bon la soupe à l'oignon ou la soupe à l'oseille.
C'est l'heure des avatars du cheval dans les petits restaurants. La plus noble conquête de l'homme s'y transforme en bœuf à la mode, filet en chevreuil, et, dois-je dire, en lapin chasseur.
Donc, en ce moment qui cloue, devant l'étalage des marchands de comestibles, un tas de gueux, la langue en trompette, deux hommes se rencontrent sur le boulevard Montmartre*.
L'un de ces hommes est court, gros, blême, avec un bel œil oriental et un profil exotique à longues moustaches, si accentué qu'on a envie de dire:
- Voilà sans doute Polichinelle-Shah.
L'autre individu, naturellement, est long, maigre et couleur de brique, mais il a aussi un bel air oriental et un profil exotique accentué; de plus, il porte une barbe noire bien plantée.
En le voyant, le passant songe qu'il croise tout à coup Sidi-Abner-Abraham, rabbin d'Afrique.
Les deux êtres que nous venons de décrire de cette façon sommaire s'abordent, et le rotond s'écrie avec un fort accent méridional:
- Eh! jé né mé trompe pas, c'est bien Lévy Pénéfelder!
L'émacié sourit et hache les mots suivants avec un fort accent alsacien:
- Foui, ch'est moi. Che fous regonnais. Fou edes Azer Pounoupoul?
Le rotond reprend:
- Azer Bounouboul, eh! oui! Et comment vas-tu, Pénéfelder, depuis dix ans que jé né tai vu? hé!
- Che fais pien, Pounoupoul, che fais très pien, che me borde gomme autrefois.
- Ce bon Pénéfelder! hé! Et qu'est-cé qué tu fais? Moi, je suis banquier à Toulouse, hé!
- Ce pon Pounoupoul! la! moi, che suis banquier aussi, à Anvers.
Avant de continuer à reproduire le dialogue dévidé sur le boulevard Montmartre par les deux banquiers que nous venons de présenter à nos lecteurs, nous prévenons ceux-ci que nous n'avons nullement l'intention de les faire parler plus longtemps avec leur accent. L'illustre Balzac avait seul le droit de forcer ses admirateurs à mourir de rage devant les incompréhensibles tirade du baron Nucingen.
Nous prions donc nos amis de lire ce qui va suivre en y ajoutant mentalement, et encore si ça leur fait plaisir, l'accent qui appartient à chacun des interlocuteurs.
Donc, Azer Bounouboul, de Toulouse, et Lévy Pénéfelder, d'Anvers, se racontent ce qu'ils sont devenus depuis leur départ de Paris. Ils l'ont quitté il y a dix ans. Ils n'étaient alors que de petits commis de banque. On les voyait, sous les colonnes de la Bourse*, errer de groupe en groupe, où, tels que des avisos pressés, on les apercevait dans les rues, cinglant à toute vapeur sur les maisons de finance des environs.
Et Bounouboul dit avec un rire large:
- C'était le bon temps, Lévy!
Et Pénéfelder répond, comme un écho:
- C'était le bon temps, Azer!
- Et tu es à Paris pour quelques jours, Lévy, demande Bounounoul.
- J'y suis arrivé ce matin, mais j'en repartirai dans quatre jours, fait Pénéfelder . Et toi?
- Moi de même. Arrivé ce matin, Toulouse me reverra dans quatre jours, fait Bounouboul.
- Quelle bonne rencontre!
- J'en suis tout joyeux!
- Dînons ensemble.
- Je veux bien.
- Où cela?
- Où cela! Ma foi, dit Bounouboul après un moment de réflexion, j'avais une idée. Ce matin, dans le wagon, je me suis promis d'aller dîner aujourd'hui à ce petit restaurant, tu sais bien, rue du Chèque, à l'Aloyau, où nous mangions jadis pour 1 franc 30 centimes.
- Tiens, c'est singulier, dit Pénéfelder, j'y ai pensé aussi ce matin, dans le wagon; mais tu sais, à mon âge, habitué que je suis à une bonne table, maintenant le dîner de l'Aloyau me paraît un peu maigre.
- Bah! ce n'est ni pour la mangeaille, ni par économie que je veux retourner à l'Aloyau, c'est pour me replonger dans des souvenirs de jeunesse, c'est pour...
- Alors, mon cher, va pour l'Aloyau! cela ne nous ruinera pas, toujours!, tu as raison. On causera du passé. C'est une sauce qui fera passer le dîner. Et puis, ce n'est que pour une fois...
- En route pour l'Aloyau! Ce bon Pénéfelder. Que je suis heureux de l'avoir rencontré.
- Je t'en dis autant. Cela me fait grand plaisir de dîner avec toi. Et les affaires vont bien?
- Très bien; je ne m'en plains pas, du moins. Ma maison marche. Et la tienne?
- Encore quelques années, et je serai un des premiers banquiers d'Anvers.
- Moi, de même, de Toulouse. Allons dîner!
Ils s'en vont, bras dessus, bras dessous. Ils arrivent à l'Aloyau. Le petit restaurant de la rue du Chèque n'a pas changé de place. Sa grosse lanterne est toujours à son poste, éclatante de lumière, avec ses inscriptions qui séduisent les grands estomacs dont la bourse est petite.
Pour 1 fr. 30, on a : "un potage, le choix entre deux rôtis différents, deux plats de légumes ou un dessert, un carafon de vin, et le pain à discrétion."
Bounouboul et Pénéfelder s'installent. Ils avaient leur potage. Ils choisissent entre les deux rôtis différents. Ils demandent des œufs (eux, malins), qui peuvent remplacer un légume. Ils demandent du dessert. On demande une bouteille de vin. (Vous en déduirez les carafons, garçon!). On passe la revue du passé. Te rappelles-tu ceci? Te souviens-tu de cela? Étions-nous pauvres! En avons-nous eu de ces jours de déceptions et de jeûnes! Et patati, et patata.
Puis Bounouboul s'écrie:
- C'est égal, voilà un dîner que nous ne referons plus, n'est-ce pas?
- Certes non, riposte Pénéfelder. c'est bon pour une fois, sais-tu. Mais aujourd'hui, à Anvers, même en trouvant la dépense un peu forte, on vit d'autre sorte. Il faut tenir son rang. Et puis, la jeunesse n'a qu'un temps. L'Aloyau, tous les jours, ce serait un peu léger.
- Moi de même, reprend Bounouboul, on cite ma table à Toulouse. L'aloyau me fait rire.
Et les deux amis sortent du restaurant, bras dessus, bras dessous, comme ils y étaient rentrés. Arrivés au boulevard, ils s'annoncent qu'ils ont quelques visites à faire. Ils se serrent avec effusion la main. Ils n'osent se promettre de se revoir pendant leur séjour à Paris. Ils ont si peu de temps à eux et tant d'invitations!
- Mais tu sais, dit Pénéfelder, si jamais tu viens à Anvers, ma maison est à toi.
- Moi de même, dit Bounouboul. Si jamais tu passes par Toulouse, le meilleur hôtel de la ville sera ma maison, souviens-t-en!
Ils se quittent.
Le lendemain soir, à l'heure où les dames échangent des paroles sèches et polies dans les bureaux d'omnibus parce que l'une d'entre elles, qui a le numéro 504, a voulu monter dans la voiture avant le 501 ou le 502, M. Pénéfelder, banquier à Anvers, se dit:
- J'ai faim, je crois. Où vais-je dîner? Ma foi, je n'ai pas du tout si mal mangé que cela, hier, à l'Aloyau. C'est très propre. Et puis je ne suis pas à Anvers. Pourquoi dépenser inutilement de l'argent? Il est si rare!... Les notes sont plus grosses au café Anglais* qu'à l'Aloyau, c'est certain, mais les plats y sont aussi petits. Allons! allons! pas de fausse honte. Allons à l'Aloyau! Et puis, qui le saura? Bounouboul est un dépensier. Qu'il soupe chez Bignon* si cela l'amuse. Moi, je retourne à mon petit mouton aux pommes.
Ayant pris cette résolution suprême, Pénéfelder se dirige avec ardeur du côté de la rue du Chèque. Le voilà au seuil du restaurant modeste, sous l'énorme lanterne aux inscriptions séduisantes. Il tourne le bouton. Il entre. Il jette un coup d’œil dans la salle, et, à la table où il a dîné la veille, il aperçoit, rouge de honte en le voyant, M. Azer Bounoubou, banquier à Toulouse.

                                                                                                              Ernest d'Hervilly.

La Vie populaire, dimanche 3 juin 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Omnibus:




* Boulevard Montmartre:


Boulevard Montmartre, par André Gill, vers 1880.

* Bourse:


Place de la Bouse en 1890.


* Café Anglais:


Le café Anglais, en 1910.
Il fut démoli en 1913.

* Bignon:


Le café Riche, fondé en 1785 par madame Riche,
racheté en 1847 par Louis Bignon.

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