vendredi 13 septembre 2019

De l'Algérie et de sa colonisation.

De l'Algérie et de sa colonisation.


Les modifications apportées au gouvernement de l'Algérie appellent l'attention sur son état actuel et son avenir. La polémique s'est emparée de la question, et chaque journal s'est empressé d'indiquer les mesures souvent opposées, qui doivent relever notre colonie de l'état de langueur et de dépérissement qu'il est convenu de lui attribuer. C'est l'esquisse de cette situation, c'est l'exposé de ces systèmes, de ces projets si divers, que nous essayerons de mettre sous les yeux de nos lecteurs, afin de les aider à se reconnaître au milieu de ce conflit d'opinions plus ou moins désintéressées.
Dans ce travail nous nous appuierons sur les discussions qui ont eu lieu au sein de la société centrale de colonisation. Cette réunion d'hommes connaissant presque tous l'Afrique pour l'avoir habitée, quelques-uns pour y avoir dirigé des entreprises considérables, d'autres pour l'avoir administrée, a porté son examen sur toutes les questions à l'ordre du jour. Ce libre débat a, comme toute publicité, fait justice de bien des erreurs accréditées par des hommes n'ayant vu qu'en passant le pays qu'ils prétendent organiser, ou ce qui est encore plus grave, ne l'ayant visité qu'avec des yeux prévenus et des systèmes arrêtés d'avance.
Quelle est d'abord la situation réelle de l'Algérie? ainsi que l'affirment plus ou moins explicitement les détracteurs du passé, rien n'a-t-il été fait jusqu'à présent? Tout reste-t-il à créer? car à les en croire, parce que l'immigration européenne a été faible et incertaine, parce que l'Afrique en dix années, c'est à dire depuis la prise d'Abd-el-Kader et sous un pouvoir longtemps contesté, ne s'est pas peuplée, défrichée jusque dans ses parties les plus sauvages, parce que les Arabes n'ont pas adopté nos usages, endossé nos vêtements, l'Algérie serait encore ce qu'elle était il y a vingt-huit ans. La population indigène, toujours dominée par ses haines nationales et religieuses, serait restée étrangère à tout progrès, hostile aux Européens: elle n'attendrait qu'un nouveau prophète pour se soulever toute entière. Réduits à maintenir les Arabes par la force, nous devons donc les noyer en quelque sorte sous le flot toujours montant de l'émigration européenne, destinée à la fois à défricher le sol et à contenir ses anciens habitants incapables de le mettre eux-mêmes en valeur.
Nous n'inventons rien; nous n'exagérons rien; nous ne reproduisons pas une argumentation de quelques années, mais des jours derniers.
Personnellement étranger à l'Algérie, nous avons dû consulter, pour former notre opinion, les récits de ceux qui l'ont habitée et les documents publiés sur cette contrée. Or l'impression éprouvée, non par des touristes mécontents de ne pas trouver le Tell peuplé et cultivé comme la banlieue de Paris, mais par des hommes connaissant l'Afrique depuis de longues années, cette impression est unanime pour constater un changement, une amélioration qui les étonnent autant qu'ils les satisfont. Déjà, en 1852, un spirituel correspondant de ce journal, racontant un voyage militaire de Blidah à Dra-el-Mizan, sur un parcours d'une trentaine de lieues ne reconnaissait plus les localités traversées en 1847. Le climat s'est assaini par l'effet des dessèchements et des plantations; les moissons remplacent les broussailles; des constructions s'élevaient le long des routes, et là où se succédaient autrefois des coteaux arides, sur lesquels la troupe campait librement, on se demandait s'il serait possible de planter ses tentes sans fouler de riches cultures.
Que dirait aujourd'hui le même voyageur? car c'est depuis quatre ou cinq années que les progrès ont été les plus sensibles.
Si l'on consulte les document officiels ou privés publiés sur l'agriculture et le commerce d'exportation de l'Algérie, tous constatent ce progrès régulier, immense, soit que l'on envisage la quantité ou la qualité des produits, soit que l'on recherche les améliorations introduites dans la manière de les obtenir. Les indigènes entretiennent des routes, préparent des irrigations par des barrages opérés à frais communs. Leurs chefs construisent des bâtiments d'habitation et d'exploitation: les moins aisés abandonnent la tente pour les gourbis et les gourbis pour des constructions plus solides. De tous côtés l'on réclame l'intervention de nos architectes et de nos ingénieurs. La tendance à quitter la vie nomade est manifeste surtout dans l'est.
Quand les naturels ne cultivent pas pour leur compte, ils prennent à ferme à titre de métayers les propriétés des Européens. beaucoup se louent comme journaliers dans les exploitations agricoles, de mine ou de forêts: partout on se félicite de leur concours. Si les arabes ne sont pas d'aussi rudes travailleurs que les Maltais, les Mahonnais et les Kabyles, ils sont doux, dociles, intelligents et se contentent d'un faible salaire. On ne saurait sans injustice les déclarer plus insouciants, plus paresseux que les habitants de presque toutes les contrées méridionales de l'Europe; et ils sont certainement plus accessibles aux innovations, moins attachés à leur routine et à leurs préjugés que nos bas Bretons et que les montagnards du centre et du midi de la France.
Ainsi dans tous les concours des prix sont décernés aux indigènes, soit pour des cultures qui leur étaient inconnues il y a peu d'années, soit pour l'élève des animaux domestiques, dont la reproduction était naguère abandonnée à la nature. La grande exposition a présenté à l'Europe des échantillons variés de leur industrie qui leur ont mérité de nombreuses médailles.
Les enfants se mêlent avec les nôtres dans les écoles du pays. Douze ou treize mille Arabes ou Kabyles servent dans nos troupes régulières avec courage et fidélité; ils sont en partie commandés par des coreligionnaires et des compatriotes. Leurs goums, sous la direction d'officiers français, prennent part à nos expéditions et répriment, seuls le plus souvent, des insoumissions ou des désordres partiels. Quelques enfants du littoral apprennent la navigation sur les bâtiments de l'Etat.
Les routes sont devenues en Algérie aussi sûres que dans l'Europe; et le tableau par nationalité des condamnés pour crimes et délits est de beaucoup à l'avantage de ces barbares: il prouve chez eux plus de respect pour la vie et la propriété d'autrui que chez les colons européens. Enfin, tout, dans l'ensemble des rapports, indique à la fois, de la part des indigènes, une tendance marquée à s'éclairer de nos conseils, à s'approprier nos procédés et nos méthodes, mais surtout de se rallier sincèrement à notre drapeau; attirés comme ils le sont par la douceur de notre administration, le respect que nous professons pour leurs usages et leurs croyances religieuses; enfin par l'aisance et la sécurité dont ils jouissent.
Or ils apprécient d'autant plus ces derniers avantages qu'ils leur étaient inconnus sous la domination des deys, aussi bien que sous celle d'Abd-el-kader, alors qu'ils étaient à la fois victime des exactions des chefs et de l'anarchie qui régnait entre les tribus, se pillant et se massacrant mutuellement.
Certes quiconque affirmerait que tout souvenir de la victoire promise aux vrais croyants est entièrement effacé, se tromperait grossièrement. Dans les parties montagneuses de la Kabylie, sur la limite du Sahara, là où les indigènes sont moins en contact avec notre civilisation, les préjugés doivent être restés plus vivaces et plus irritables, et quelques esprit ardents rêvent sans doute encore l'expulsion des infidèles. Là, sous l'influence de mécontentements individuels, d'excitations étrangères, d'embarras dans lesquels la France se trouverait engagée, des insurrections locales sont à prévoir. Mais ce qui nous paraît incontestable, c'est que la fixation au sol d'une partie des tribus, l'aisance dont elles jouissent, les méfiances et les ressentiments qui les divisent, ne permettent pas la formation d'une coalition dangereuse et retirent la possibilité d'une action commune.
Toute insurrection sera désormais partielle et trouvera, parmi ses adversaires, des combattants appartenant à la même nationalité. Les faits qui se sont passés en Kabylie, lors de sa soumission, sont l'irréfutable preuve de cette assertion.
Il faut donc le répéter à satiété; notre domination en Algérie ne saurait plus être compromise que par nos propres fautes. Le zèle irréfléchi des convertisseurs, les exactions des agents subalternes, des changements trop brusques imposés aux mœurs et aux habitudes des indigènes, sont les véritables dangers contre lesquels nous avons à nous mettre en garde.
Nous avons insisté sur ce sujet, parce que, de l'opinion qu'on se forme des naturels, dépend le système à adopter pour développer les richesses que renferme l'Algérie.
Ceux qui regardent les Arabes comme incapables d'un travail suivi et de tout progrès, ceux qui les proclament les irréconciliables ennemis des chrétiens, sont conséquents avec eux-mêmes en demandant que l'on provoque par tous les moyens l'émigration européenne. Si la France ne peut conserver l'Algérie qu'en la couvrant d'une population étrangère, il faut avant tout rendre des terres disponibles en resserrant dans des espaces limités les anciens possesseurs du sol, sans se préoccuper de leur mécontentement.
Si l'appât des terres concédées à bas prix ou même gratuitement est insuffisant pour attirer les colons, il faut recommencer à payer leur passage, à leur offrir des maisons construites par l'Etat, des terres défrichées par nos soldats, des semences, des bestiaux, des secours de toute espèce. Il faut que la mère-patrie prenne à sa charge la création des communications vicinales et de tous les édifices locaux. Elle devra continuer à prodiguer ses millions, en oubliant qu'une partie des départements de la France, avec des dépenses bien inférieures, verraient leurs terres incultes mises en valeur, et les habitants appelés à une aisance inconnue, à laquelle ils ont certes plus de droits que les colons recrutés dans toute l'Europe.
Si, au contraire, l'on partage l'opinion que nous avons exposée, sur l'aptitude des indigènes à se transformer, sur leur résignation intéressée à notre domination, la tâche de l'administration devient incomparablement plus facile et plus économique. Il suffit, en effet, de persévérer dans le plan de conduite adopté à l'égard du peuple conquis, de faire comprendre chaque jour davantage à cette race intelligente et avide ses véritables intérêts, et de l'attirer à la civilisation par l'attrait de la sécurité et du bien-être.
Dans ce système, le cantonnement des Arabes ayant pour but de développer chez eux le sentiment de la propriété et non de rendre promptement disponibles des espaces étendus, s'effectuera avec plus de prudence et de ménagements. L'on procédera dès lors à cette opération, à la demande des intéressés, à mesure que les anciens possesseurs du sol auront reconnu qu'il y a pour eux avantage à changer leurs habitudes errantes contre une vie plus sédentaire, à substituer la propriété individuelle restreinte à la possession presque illimitée, mais collective de la tribu.
La tâche des Européens en Afrique devant dès lors consister à diriger et à solder les travailleurs indigènes, à les initier, par le contact et le précepte, à nos procédés; il y aura toujours assez de place pour les colons sérieux pourvus des capitaux nécessaires à la mise en valeur des terrains acquis ou obtenus par eux.
Nous sommes en effet convaincus que les partisans du système que nous combattons, éblouis par l'engouement avec lequel ont été enlevés les quelques hectares mis en adjudication, se font d'étranges illusions sur les résultats possibles d'un appel en grand aux défricheurs de terres offertes à bas prix ou concédées gratuitement.
Pour se former une opinion raisonnable à cet égard, il est nécessaire de se rendre compte des causes qui font quitter aux émigrants leur patrie, et de celles qui leur font préférer le nouveau monde.
L'émigration européenne se compose en majeure partie, les deux tiers à peu près, de sujet britanniques. La misère des classes inférieures, surtout en Irlande, est la cause déterminante de l'expatriation. Le choix du pays auquel on va demander une existence plus facile est indiqué par la force des choses. C'est l'Amérique du Nord, renfermant des espaces immenses, faciles à mettre en culture, où règne une température peu différente des îles Britanniques et où, par conséquent, le travailleur a moins à redouter les maladies qui accompagnent et le changement de température et les défrichements.
L'originaire de la Grande-Bretagne retrouve d'ailleurs aux Etats-Unis la même langue, des habitudes presque semblables, des lois encore plus libérales que celles sous lesquelles il a vécu. L'Irlandais, de l'un ou de l'autre sexe, qui se destine rarement à la culture, est certain d'être largement rétribué comme journalier. Les emplois de la domesticité lui sont dévolus, et il exécute les travaux de force si multipliés dans les grandes villes.
A mesure de leur installation, les derniers arrivés en appellent d'autres, leur donnent les indications nécessaires et leur envoie même l'argent sans lequel ils ne pourraient effectuer leur voyage. Dans une seule année (1854), plus de 43 millions ont été expédiés en Angleterre pour cet objet, par le seul intermédiaire des banquiers.
Depuis quelques années, une partie de courant s'est dirigé vers l'Australie, attirée par la fièvre de l'or et par les encouragements que prodiguaient et l'Angleterre et les gouvernements locaux, qui prenaient à leur charge les frais du passage. Mais ce que l'on peut affirmer, c'est qu'il n'existe aucun espoir de voir les natifs des îles Britanniques se diriger vers l'Algérie. Les seuls sujets anglais établis dans l'Afrique française sont des Maltais.
L'émigration allemande, formant le dernier tiers à peu près de l'émigration européenne se compose, en général, de famille pourvues d'un certain capital. Elle paraît déterminée par le désir d'une liberté civile, politique et religieuse plus complète que celle dont on jouit dans les pays d'outre-Rhin. D'après les documents officiels eux-mêmes, la question du bien-être matériel ne viendrait qu'en seconde ligne. Les Etats-Unis sont donc naturellement le but de ces émigrants: l'Algérie ne peut leur offrir ce qu'ils demandent.
Un état social où le principe d'autorité est fortement développé, où les droits politiques n'existent pas; où l'administration est éclairée, mais a l'habitude de tout réglementer; où la liberté religieuse n'est qu'une tolérance, n'admettant même pour les cultes reconnus par l'Etat, ni le droit de libre réunion ni celui de propagande, et qui repousse toute secte nouvelle; cet état est un progrès aux yeux des Africains, trop peu avancés en civilisation pour réclamer autre chose que la sécurité et le bien-être matériel; qui ne s'indignent pas d'avoir un maître, pourvu que ce maître les gouverne doucement; mais il n'est pas à la hauteur des  aspirations des penseurs allemands, tourmentés par l'idéal d'une liberté indéfinie, par des besoins plus relevés, plus dignes que ceux de la matière, et qui veulent devenir les membres d'une société se gouvernant elle-même.
L'Allemand, d'ailleurs, retrouve dans l'Amérique du nord une plus grande similitude de climat, de langage, d'habitudes. Il va s'y réunir à des compatriotes qui ont préparé son établissement; il va former des agglomérations de nationaux. Il change de lieux, mais reste entouré de toute la partie vivante de la patrie.
Pour lui demander de préférer l'Algérie, il faudrait pouvoir lui offrir ce qu'il va chercher au delà de l'océan.
Aussi les tentatives faites pour changer la direction de ce courant ont toutes été infructueuses: La Prusse, le Brésil, la France elle-même, ont offert des terres, des encouragements de toute espèce: l'on a pu recruter que des individus isolés.
Les autres nations de l'Europe ne fournissent qu'un insignifiant contingent à l'émigration. La France surtout n'envoie en Amérique que des aventuriers sans profession, ou exerçant des métiers dans lesquels nous excellons, enfin des professeurs ou soi-disant tels.
Sur la frontière d'Espagne, il existe des habitudes d'émigration. Chaque année, quelques centaines de Basques s'embarquent pour les rives de la Plata. La plupart reviennent en France, après quelques années d'absence, avec la petite fortune qu'ils ont amassée. Leur exemple entretient ce mouvement.
Le gouvernement français a fait ce qui était légalement possible pour engager des émigrants à se diriger vers l'Algérie: il n'a pas réussi. Les habitudes ont été plus fortes que les encouragements et la proximité.
Dans les autres parties de la France, sauf l'Alsace, le paysan ne se déplace que difficilement. Sa passion, son but, c'est de devenir propriétaire. Il y réussit, à force d'économie, dès que ses bras ne restent pas inoccupés. Or, en France, le travail est demandé, bien rétribué, les denrées alimentaires à bon marché, et la terre a baissé de prix par le double effet de l'abandon des campagnes pour les villes et de l'augmentations des valeurs mobilières. Le paysan n'ira pas chercher en Afrique du terrain à défricher, tant qu'il peut, sans se dépayser, acheter des terres en culture. Il comprend très bien que le sol couvert de broussailles, qu'il obtiendrait même gratuitement, lui reviendra, lorsqu'il l'aura mis en valeur, à un prix plus élevé que celui qu'il peut se procurer dans son canton.
L'Afrique d'ailleurs, il faut le reconnaître, est entachée d'un mauvais renom. L'on discutera longtemps sans pouvoir s'entendre sur le degré de salubrité de l'Algérie, parce que les uns ne voient qu'un présent très-amélioré, tandis que les autres rappellent un passé des plus déplorables. Les uns mettent en avant des coteaux aérés et sains, d'autres des bas-fonds humides et fiévreux. Nous admettons qu'il y a eu, et beaucoup d'imprudences dans les actes, et beaucoup d'exagération dans les récits; mais ce qui est incontestable, c'est que les défrichements, sous un soleil brûlant avec des nuits très-fraîches, par des hommes du nord ou du centre de l'Europe, entraînent de grandes probabilités de maladie. Il faut la réunion d'une grande raison avec le régime, de force chez l'individu, d'aisance dans la position, de salubrité dans la localité, pour échapper à ces fièvres lentes qui ont ruiné tant de santés et fait tant de victimes. Or ces maladies, cette mortalité, ont été exploitées par la peur, par la nécessité d'expliquer des retours trop nombreux. Le paysan français ne connait l'Algérie que par les noms des soldats ou des rares émigrés de son canton qui y ont trouvé la mort; que par les récits de ceux qui en sont revenus, après des souffrances et des misères trop réelles. Aussi le temps et une continuité de rapports plus favorables peuvent seuls effacer cette impression, et faire que l'Algérie ne soit pas un objet d'effroi pour nos cultivateurs, peu aventureux de leur nature.
Il n'y a donc, dans notre opinion, de chances d'émigration que chez les populations du littoral ou des îles de la Méditérannée, qui ont fourni jusqu'ici à la colonisation le contingent le plus nombreux et le plus efficace. En consultant le passé, en disant les efforts tentés pour les attirer, on pourra se faire une idée des difficultés du recrutement et du nombre bien restreint que l'on doit espérer.
C'est ce que nous ferons dans un prochain article.

                                                                                                                                        Joubert.

L'Illustration, journal universel, 8 janvier 1859.

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