Chroniques du temps passé: Ceux de qui on parle.

Le prince Roland Bonaparte.

Quoi qu'en disent les gens d'humeur chagrine, l'humanité fournit encore de bons sujets là où on s'y attend le moins. Si certaine noblesse très ancienne est à son déclin, une autre, plus récente, paraît avoir fait de grands progrès. Il y a actuellement, de par le monde, quelques princes sans emploi qui se sont aviser qu'on pouvait dépenser son temps ailleurs que dans les cercles et sa fortune autrement qu'en écuries. Les voyages d'études scientifiques sont en grande faveur dans ce milieu spécial: le prince Roland Bonaparte est un de ceux qui les ont mis à la mode.

Petit-fils de Lucien Bonaparte, le frère de Napoléon 1er et fils du prince Pierre Bonaparte, qui tua Victor Noir*, le prince Roland devint, au bout de deux ans de mariage, veuf de Marie Blanc, fille du fermier des jeux de Monaco, qui lui laissa une très grosse fortune. Cette alliance d'une maison impériale et d'une maison de jeu aurait pu prêter à des commentaires fâcheux. Le prince se mit en tête de réhabiliter l'une et l'autre en faisant un emploi utile, ou du moins intelligent, de son nom et de sa fortune: il se fit savant.

Je n'irai pas jusqu'à dire que l'ambition furieuse de Napoléon et la passion de la roulette ont été les bienfaitrices du genre humain, parce qu'on leur doit les travaux du prince Roland Bonaparte. Mais il y a tant de fils de famille qui gaspillent des magots laborieusement amassés qu'on doit se réjouir de voir un prince faire servir à des distractions d'ordre supérieur le produit d'une cagnotte.

Roland Bonaparte avait commencé par entrer dans l'armée, en passant par Saint-Cyr. Mais il démissionna peu après son veuvage: 1883. En 1886 il fut rayé des cadres de réserve en vertu du décret qui interdit l'accès à l'armée aux membres des familles ayant régné sur la France.

Le prince ne se fâcha point de cette mesure. Il décida de n'être "qu'un citoyen dans la République"; mais, trouvant la République un peu étroite, il parcourut les diverses parties du monde. Il installa dans nos montagnes de nombreux postes pour l'étude des glaciers, présenta des mémoires aux académies et publia le résultat de ses observations dans des revues.

Lorsqu'il est à Paris, il passe la plus grande partie de son temps dans sa bibliothèque*, qui est une des plus importantes bibliothèques privées qui existent. L'hôtel magnifique que le prince habite actuellement avenue d'Iéna n'a été construit que pour lui permettre de loger les cent mille volumes qu'il possède, dont une partie provient de la bibliothèque de l'Empereur à la Malmaison. Un bibliothécaire, un sous-bibliothécaire et trois adjoints sont attachés au service du prince. Il y a un atelier pour les colleurs d'ex-libris, un autre pour les relieurs et brocheurs, un atelier de photographie. Non loin de ce palais du travail, par un heureux contraste, se trouve la salle des jeux de la princesse Marie, fille de Roland Bonaparte, et la salle de Théâtre, à l'usage de la même. Bien entendu, tout le mobilier est de style Empire. Pourtant les maîtres du logis ne jouissent pas de toutes les prérogatives impériales: appartenant à la famille civile de Napoléon, ils n'ont droit, paraît-il, qu'au titre d'Altesse. C'est déjà bien honnête.

Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 18 mars 1906.

* Nota de Célestin Mira:

* Meurtre de Victor Noir: