lundi 6 août 2018

Le gendarme départemental.

Le gendarme départemental.


Citadins non cosmopolites, qui tenez comme le lichen au terroir parisien; bourgeois peu nomade et pas du tout touriste, vous ne connaissez pas le gendarme départemental*, variété qu'il n'est permis d'étudier qu'au delà de la zone de la première division militaire.
Le gendarme, vu de Paris et de la banlieue, est un être voué par le destin et le commissaire de police à un mouvement incessant de perquisitions et d'arrestations. C'est un œil toujours ouvert qui, malgré la vague du strabisme, s'obstine à regarder d'un côté pour voir de l'autre. C'est une botte à l'écuyère toujours en garde, à la queue des spectacles, contre la passe de jambe du gamin de Paris. C'est une poigne forte qui arrête la lorette* et la grisette* dans les écarts de la danse échevelée, et qui fouille au lever de l'aurore les armoires que le bizet réfractaire croit avoir transformées en champs d'asile contre le carcere duro et les prescriptions des Sylla du conseil de discipline.
Bien des rancunes bourdonnent autour du gendarme parisien; aussi, quand les révolutions font entendre leurs grosses voix, la première étincelle est-elle dirigée contre les paillasses et les traversins de zostère  de messieurs de la maréchaussée. On en fait un feu de joie devant les casernes.
Voilà les Saint-Barthélémy de notre pays.
L'édredon du gendarme départemental n'a jamais rien à redouter des tourmentes révolutionnaires; l'amour des populations et de l'eau de tous les puits non artésiens le protègent. Cette milice couche à la caserne la clé sur la porte; son sommeil n'est jamais troublé que par le roulement de la diligence ou par les hennissements du cheval qui réclame son premier repas. Le gendarme départemental cultive la giroflée jaune sur sa fenêtre; elle est ordinairement encaissée dans une marmite en retraite; le matin, il la salue de son bonnet de coton, et lui emprunte quelques rameaux qu'il distribue aux beautés du pays.
Dans les départemens, une jeune fille est toute fière de donner dans l’œil à un gendarme...
Si le gendarme départemental a une arrestation à faire, il l'opère comme il suit:
Supposons que le magistrat en grosses bottes se nomme Poliveau.
- Poliveau, voulez-vous prendre un verre de vin avec nous? dit le charron ou le bourrelier voisin.
- Sans refus... justement, la Providence m'a fait me réveiller très altéré... Mais avant de satisfaire la soif... j'ai un mot d'amitié à dire à Jean Pichu...
Jean Pichu pâlit...
Le gendarme lui dit à l'oreille...
- Jean Pichu, mon garçon, t'as fait des bêtises.. t'as tué hier ta femme.
- Non, Poliveau, je t'assure, c'est elle qui a cogné trop fort mon marteau avec sa tête.
- Ça s'est vu; mais j'ai ordre de te mener à la Préfecture. Ça ne regarde que toi, moi, et messieurs les jurés... n'aie pas l'air...
Tous les buveurs.
- Hé bien, Poliveau et Jean Pichu, venez donc...
Poliveau.
- Je lui proposais une partie, à ce farceur de Pichu: eh! mais un drôle... Je lui offre un cent de piquet... s'il gagne, je lui donne mon fusil de chasse; et s'il perd, je veux qu'il consente à porter pendant une heure ces petits-bracelets-là.
Le gendarme tire une paire de menottes.
Tous les buveurs battent des mains...
- Je parie pour Pichu.
- Je parie pour Poliveau.
La partie s'engage, le gendarme gagne; Jean Pichu tend les mains.
Les spectateurs trépignent de joie.
Poliveau met les menottes à Jean Pichu, et lui dit: 
- De peur qu'on se moque de toi, cache tes mains sous ta blouse.
Le gendarme prend Pichu par le bras; et quand ils ont perdu de vue le cabaret, un chemin de traverse les mène en prison.
Six semaines après, les parieurs apprennent que Jean Pichu vient d'être condamné à la peine des travaux forcés pour avoir cassé un marteau sur la tête de sa femme.
Le président termine le résumé des débats par ces mots:
"Poliveau, la cour vous adresse des félicitations sur le courage héroïque dont vous avez fait preuve dans cette arrestation importante."
Le gendarme salue et retourne à ses giroflées.
L'heure solennelle de la grande tenue pour le gendarme départemental est celle du passage de la diligence.
Le gendarme départemental connait la pensée secrète du gouvernement. Il sait que chaque passeport coûte 2 fr. par tête; et que plus il y a de têtes, plus il y a de 2 fr. pour l'Etat.
C'est ce qui rend le gendarme intraitable sur le chapitre du délit en matière de passeport.
Un gendarme s'occupe donc seulement de savoir si le voyageur a ce qu'on nomme ses papiers; quant à leur formule, peu lui importe.
Il y a dans notre belle France 10 à 12 millions de bouches moyennes et de nez idem, et il serait fort difficile de les reconnaître et de les appliquer à la figure qu'ils illustrent.
Cette mission nous est commune avec messieurs de la maréchaussée.
Aussi quand le gendarme a dit:" Messieurs, vos passeports; et que chacun a tendu une feuille timbrée aux armes de sa patrie, le regard du gendarme se porte obliquement sur la colonne du signalement; et comme il serait inutile de la consulter, vu qu'elle ne signale rien du tout, le gendarme se contente de prendre son air sérieux et de fredonner tout bas de manière à ne pas être entendu:


J'ai du bon tabac
Dans ma tabatière; 
J'ai du bon tabac,
Tu n'en auras pas*.

Là, il s'arrête, porte de nouveau le regard de la colonne d'observation à la figure du voyageur, et il continue en regardant la feuille:

J'en ai du fin et du bien râ...

troisième mouvement de regard, de bas en haut!, puis de haut en bas, et bas, il continue...

...................pé.
Mais ce n'est pas pour ton fichu nez.

Et prenant le passeport des mains d'un autre voyageur, il recommence encore in petto!

J'ai du bon tabac....

ou la Marseillaise, si ses opinions le lui permettent.
La meilleure preuve que le passeport ne ressemble à personne et que personne ne ressemble à son passeport, c'est l'embarras qu'éprouve le gendarme quand il faut rendre à chacun ses papiers, dans ces faisceaux de nez moyens et de mentons ronds; il finit par inviter chacun à se reconnaître soi-même.
Il y aurait un moyen ingénieux de remplacer les passeports, ce serait de donner à chaque brigade de maréchaussée un daguerréotype: au moment où l'on pèserait la diligence, tous les voyageurs pourraient être instantanément croqués.
Chaque préfet ferait collection de ces tables artistiques, et si un nez signalé s'avise à faire des fredaines politiques, on le suivrait dans toutes ses courses. A l'époque de la guerre de Troie, si ce procédé avait été adopté par la gendarmerie de la Grèce, il aurait épargné bien des pas de clercs à Télémaque.

Le Salon littéraire, dimanche 23 avril 1843.

Nota de célestin Mira:

* Gendarme départemental:


Gendarmes départementaux à cheval sous le second empire.

* Lorette: prostituée.



- M'ame Norine.- Hein? - Y'a quarante ans, je croquais
les pommes vertes et je n'haïssais pas les femmes mûres.
- Après. - Après?... quand j'ai aimé les pommes mûres,
j'ai aimé les femmes vertes. - Vieux passionné!...
Allez donc manger vos pommes cuites!

* Grisette: jeune couturière, réputée facile.


Elle coud, elle court, la grisette.
Exposition de 2011-2012 à la Maison de Balzac.

* J'ai du bon tabac: les quatre barbus (1958).


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