mercredi 29 août 2018

L'écroulement du vieux monde.

L'écroulement du vieux monde.


Sous ce titre, un écrivain militaire allemand a publié il y a quelques mois une relation anticipée ou plutôt prophétique des événements qui doivent se passer en 1907. C'est la mise en action de la "guerre fatale" entre l'Allemagne, l'Angleterre et la France, guerre qui finit par l'écrasement de la marine allemande, mais à quel prix!
Dans le dernier chapitre, une séance au Parlement anglais, l'orateur qui parle au nom de la Grande-Bretagne annonce le résultat plein d'enseignement et d'épouvante de la lutte "trop légèrement engagée" qui vient d'avoir lieu; le flotte allemande n'existe plus, mais un tiers de la flotte anglaise est au fond de l'eau et un autre tiers dans les docks en réparation. L'artillerie a subi de tels dommages qu'on ne peut plus compter sur elle. Et la flotte française a éprouvé des pertes plus considérables encore. Les nations armées ne peuvent plus tirer le canon, tant elles en ont usé. "Nous sommes fiers de nos succès sur mer, dit l'homme d'Etat anglais, mais la marine de l'empereur Guillaume a plus donné que nous ne croyions. Et que la flotte française ait plus souffert que la nôtre, ce n'est pas une consolation pour nous!"
Résultat final: l'Angleterre a perdu sa suprématie sur la mer et il n'y a plus qu'une puissance maritime, c'est l'Amérique. La flotte des Etats-Unis est maîtresse de l'océan.
Sur terre, la Russie, ramassant ses forces, est devenue plus redoutable que l'Allemagne. Hier, puissance militaire de premier ordre, l'empire allemand, affaibli par la guerre, est en quelque mois descendu au second rang. Washington et Pétersbourg remplacent maintenant Londres et Berlin.
- Et c'est pour cela, dit mélancoliquement l'orateur anglais, que nous nous sommes battus pendant les trois quarts d'une année, que nos bateaux sont sous les vagues et que nous avons enterré cent mille soldats dans la terre de France!
Puis, terrible post-scriptum de la bataille,  1907 finit sur l'ultimatum du gouvernement des Etats-Unis exigeant le retrait par la Grande-Bretagne de ses garnisons de la Jamaïque, de l'île de Bahama et des Indes occidentales.
Adieu, les colonies anglaises!
Voilà le roman. Le roman allemand que lisent nos voisins et qu'ils exportent chez nous. Ce n'est pas un mauvais récit, mais c'est un mauvais rêve.
Du reste, l'oeuvre atrocement humoristique de "Seestern" a visiblement en ses ironies des tendances pacifiques et elle est là pour nous montrer ce que perdrait le Vieux Monde, dont nous sommes, à s'entr'égorger au profit de Washington, de Saint-Pétersbourg et de Tokio.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 15 avril 1906.

lundi 27 août 2018

Pinel.

Pinel.


Sur la rive gauche de la Seine, un peu au-dessus de la vieille gare d'Orléans, et plus exactement devant l'hôpital de la salpêtrière, nous rencontrons la statue du docteur Pinel.
Que la philanthropie retienne son nom, car il a rayonné par les deux foyers suprêmes: l'intelligence et la bonté.
Le docteur Philippe Pinel ne fut point un Parisien. Il naquit même assez loin de ce théâtre thérapeutique qu'il devait révolutionner, au nom de la justice et de l'humanité, car il est originaire du Tarn où ses parents habitaient le château de Rascas. C'est là qu'il vint au monde en 1745.
Il avait vingt ans et suivait à Paris les cours de la Faculté de médecine, lorsque son meilleur ami, piocheur acharné, devint subitement fou à la suite de surmenage cérébral. Ce fut pour Pinel un grand chagrin amical d'abord, puis l'occasion d'entrer en contact avec les errements suivis par la médecine d'alors avec les aliénés.
Il garda des spectacles horrifiants entrevus une impression poignante qui décida de sa vocation. Résolument, il se se plongea dans l'étude de l'aliénation mentale qu'il éclaira d'une lumière intense, et dont il ramena le traitement à des formules intelligentes et douces.
On a peine à croire, aujourd'hui où les pires criminels sont ménagés comme de pauvres fous, que les malheureux déments étaient, il y a moins de cent ans, traités en ennemi du droit commun, jetés en des cachots dont la paille humide n'était pas une simple métaphore de romancier, chargés de fer et frappés avec la dernière violence pendant leurs accès. Et, cependant, c'est ainsi que Pinel, nommé médecin de Bicêtre en 1792, trouva les malades que l'on confiait à ses soins*.
Alors, avec l'autorité que lui donnait sa science indiscutée, il bouleversa, en un tour de main, l'ordre établi. Tout d'abord, il congédia les gardiens et les infirmiers qui, jusqu'alors, se recrutaient uniquement parmi les malfaiteurs et les assassins, que l'on condamnait à surveiller les fous comme aujourd'hui on les envoie au bagne. On devine sans peine combien fut misérable le sort des infortunés sous une semblable tutelle. Pinel fit maison nette et plaça auprès des malades de braves gens ayant vocation charitable et instruction suffisante.
Puis il fit enlever les fers, les chaînes, les entraves, les fouets, les carcans et autres engins de supplice avec lesquels on "soignait" alors les fous, et les remplaça par des chambres aérées, des coins de verdure, des promenades en presque liberté, des égards, de la pitié, de la justice*.
Et l'on s'aperçut alors, aux merveilleux résultats qu'il obtint, que la folie était amendable et souvent guérissable, ce dont on ne s'était jamais avisé jusque là.
Il était adoré de ses malades et la confiance qu'il en obtint lui permit d'étudier, avec les caractères de leurs désordres, les différentes causes produisant ces derniers et leurs sièges respectifs dans le cerveau. Ce sont ses recherches, parties d'un noble élan, de justice et de pitié, qui ont ouvert la voie merveilleuse suivie depuis par les cliniciens, Pitre et Charcot en tête.
De Bicêtre Pinel passa à la Salpétrière. C'est devant cet établissement que se dresse aujourd'hui sa statue, oeuvre de Ludovic Durand. L'artiste a représenté le médecin regardant une pauvre folle dont il vient de briser les fers. Le socle porte cette inscription: "A Philippe Pinel, la société médico-psychologique de paris, 1880."




Remarquons cette dernière date et rapprochons-là de celle qui marque la mort de Pinel, 1826. Est-ce parce que nous fûmes ingrats que cet écart de cinquante quatre ans s'est produit entre le bienfait et le remerciement? Non. Certes, comme nous le disions dans notre précédente causerie, parce que, jadis, étudiant mieux les livres, on savait plus généralement les hommes, et qu'il y a cinquante ans encore l'on ne se pressait pas pour élever des statues à ceux dont on gardait plus longtemps le souvenir connu et vénéré, tandis qu'aujourd'hui nous nous rendons compte que les utiles seraient vite oubliés si leurs gloires n'étaient écrites qu'au sable mouvant de nos mémoires surmenées.

Les veillées des chaumières, journal illustré paraissant le mercredi et le samedi, 4 juin 1902.

Nota de célestin Mira:


* Suppression des fers:

Visite de Pinel à la Salpétrière, après la suppression des chaînes entravant les aliénés.

dimanche 26 août 2018

Chronique du 3 octobre 1858.

Chronique du 3 octobre 1858.


Tout le monde ne connait pas cet étrange commerce établi à Paris, qui consiste à vendre à ceux qui le désirent des décorations, des titres de noblesses, auxquels on joint même des ancêtres, lesquels consistent en quelques vieilles têtes bien ou mal peintes, et qui passent pour des portraits de famille.
On voit que dans notre siècle, prétendu si positif, il est encore des gens disposés à dépenser beaucoup d'argent pour une chose dont le seul charme est dans l'imagination.
Un sieur R..., enrichi à la bourse, pensa que, pour être un homme tout à fait considérable, il lui manquait une décoration quelconque.
Des intermédiaires informés de ce désir abouchèrent M. R... avec un nommé L..., prenant le titre de comte. Celui-ci avait été prévenu de la visite de R..., il s'offrit à lui tout chamarré de rubans, tout étincelant de décorations, et il l'accueillit avec une dignité pleine de courtoisie. Ensuite il assura à celui qui mettait en lui sa confiance que, grâce à ses hautes relations, il pourrait lui faire conférer l'ordre des Quatre Empereurs d'Allemagne.
R... sortit enchanté et revint peu après visiter son protecteur. Il reçut alors en échange de deux mille francs, un diplôme parfaitement en règle, qui lui permettait de parer sa poitrine d'un magnifique ruban.
Ayant hâte d'entrer en jouissance, R... alla demander à la chancellerie l'autorisation de porter les insignes de l'ordre des Quatre Empereurs d'Allemagne. Là il apprit, avec un désappointement extrême, que cet ordre n'existait plus depuis longtemps.
Dans sa juste colère, il porta plainte, et cette affaire fit découvrir l'immense trafic exercé à Paris et dans toutes les capitales d'Europe pour procurer des titres et des croix à des gens qui, pour le plus grand nombre, sont trompés dans leur ambition, comme le pauvre M. R...

*****

Dans une de ces dernières nuits, douze forçats de Toulon, trouvant le vent favorable, ont gagné le large! Ils ont commencé par désarmer et garrotter la sentinelle qui gênait leur fuite; puis, voyant dans le port, un bateau à leur convenance, ils s'en sont emparés, tandis que le patron se sauvait à la nage, et, maîtres de leur bâtiment, les forçats ont commencé à naviguer à toute rame.
Mais l'autorité, avertie, a envoyé à sa poursuite douze gardes-chiourmes, bien armés et montés sur le vapeur le Vigilant, puis le grand canot du bâtiment stationnaire, équipé de vigoureux matelots, et enfin les brigades de gendarmerie gardant les côtes.
Cette chasse aux forçats, en pleine mer, était d'un effet pittoresque et terrible.
Après quelque temps de poursuite, la force armée a atteint l'embarcation fugitive; six forçats sont tombés aux mains des matelots; puis les gendarmes en ont arrêtés cinq autres sur le bord; un seul des galériens a pu se soustraire à la chaîne qui ramenait tous les autres au bagne.
Voici un forçat qui, à lui seul, a plus de génie et de bonheur que les onze autres.

*****

Le nommé C..., après avoir subi sa peine au bagne, était retombé dans tous ses anciens péchés, et se voyait de nouveau détenu dans la prison de Lons-le-Saulnier. Cet individu, charpentier de profession, après avoir eu le soin de se faire une corde avec les draps de son lit, perça le plafond de sa cellule, au-dessus duquel se trouvait une lucarne donnant sur un toit.
Il grimpa d'abord au plafond avec sa corde fixée à un crampon, gagna la lucarne, puis le toit. De là il passa sur plusieurs autres toitures, séparées les unes des autres de plus d'un mètre, afin d'arriver au mur extérieur, dans un endroit placé à distance de la sentinelle. Ayant ainsi gagné le point qu'il cherchait, il fit de nouveau usage de sa corde pour se laisser glisser jusqu'à terre, et de là prit hardiment la clef des champs.
La gendarmerie est encore à la recherche de ce malfaiteur, l'un des plus dangereux qu'on connaisse.

*****

Il s'est présenté un cas d'hydrophobie des plus déplorables. Le nommé Chéri Roche, jeune homme de vingt ans, fut mordu par un petit chien, dont la mère, sans qu'on le sût, était enragée. Cela suffit pour lui communiquer le venin; au bout de vingt-quatre heures, il se sentit atteint de cruelles souffrances qui lui révélèrent le mal dont il était atteint.
Le troisième jour, la rage était à son comble; il brisait tout ce qui était sous sa main, en jetant des hurlements furieux.
Ce malheureux, dans ses moments de calme, avait d'étranges hallucinations: il croyait voir le ciel ouvert et Dieu qui l'attendait dans sa divine demeure. Au bout de trois jours, il acheva de  se tuer lui-même en se brisant la tête contre les murs.

*****

Atteint d'une rage bien plus douce, le nommé Bertrand s'est présenté dernièrement dans une maison d'arrêt en demandant avec instance qu'on l'y retint sous les verrous. Il sentait, disait-il, que si on le laissait libre, il ne pourrait s'empêcher d'embrasser les dames qu'il rencontrerait dans la rue. Bertrand était un homme riche et haut placé, mais il était atteint de cette monomanie. Fort sensé, pour tout le reste, il est des instants où il ne peut dominer en lui cette folie d'embrasser les dames. Craignant le scandale, pénible pour lui, qu'il ne manquerait pas de causer, il a pris le parti de se réfugier dans les bras de la justice.

                                                                                                                                  Paul de Couder.

Journal du Dimanche, 3 octobre 1858.

samedi 25 août 2018

Merveilles électriques.

Merveilles électriques.


Le premier qui a vu un morceau d'ambre frotté attirer les poussières et les débris légers* serait plus qu'étonné si on lui présentait, aujourd'hui, quelques-uns des effets du merveilleux agent qui s'était révélé à lui d'une façon si discrète  et aussi bonasse.
La découverte du condensateur au XVIIIe siècle, celle des ondes électriques, récemment, ont transformé tant de choses qu'on ne peut plus sérieusement imposer une limite aux rêves de transformations futures qui germent dans certains esprits imaginatifs.
Le condensateur a révélé sa puissance le jour même de son entrée dans le cadre des études électriques, ou plutôt c'est sa puissance même qui l'a révélé.
On se rappelle l'accident qui a, le premier, attiré l'attention sur le phénomène de la condensation.
Un savant Hollandais, Cunéus, si j'ai bonne mémoire, tenait une bouteille de verre pleine d'eau, une tige de métal attenant à une machine électrique plongeait dans le liquide et quand, de l'autre main, l'expérimentateur voulut retirer cette tige, il reçut une violente secousse*. L'affaire fut soumise au jugement du "cher maître" de Cunéus, nommé Muschembrock*, si je ne me trompe, qui, héroïquement, renouvela l'expérience, mais dont l'héroïsme n'alla pas, après la magistrale secousse qui en résulta pour lui, jusqu'à ne pas s'écrier qu'il ne recommencerait pas "pour le beau royaume de France".
La découverte fut féconde au point de vue électrique. On se rendit compte de la surcharge électrique considérable que prend un corps conducteur en communication avec une source d'électricité, l'eau dans l'expérience de Cunéus, quand on fait intervenir dans son voisinage un autre corps conducteur séparé de lui par un corps isolant, la main qui tenait la bouteille, séparée de l'eau par le verre du vase. Lorsque les deux armatures, ainsi séparées par le verre, sont mises en communication, comme cela eut lieu par la seconde main saisissant la tige métallique, le condensateur se décharge et les deux électricités de nature contraire, en se combinant dans l'agent de communication, produisent le phénomène qui se traduit physiologiquement par le malaise plus ou moins accentué dont est accompagné la secousse. Cette décharge est rendue sensible aux yeux et aux oreilles par la production d'une étincelle qui rétablit entre les deux armatures de l'étincelle l'égalité de tension électrique, comme un courant d'eau, jaillissant dans un tuyau de communication entre deux réservoirs à niveaux différents, ramène rapidement les deux niveaux dans un même plan horizontal.
Seulement, tandis que le courant d'eau coule d'un réservoir à l'autre, l'étincelle, ainsi que l'a montré un jeune savant allemand, Henri Hertz, est formée d'une série de courants dirigés alternativement dans un sens et dans l'autre, avec une très grande rapidité dans ces alternances. La décharge se fait donc sous forme d'une oscillation très rapide, et la vibration ainsi produite se transmet dans l'air par une série d'ondulations comparables aux ronds sans cesse grandissants qui transmettent dans l'eau l'ébranlement dû à la chute d'une pierre. Ces oscillations électriques ne constituent que des agents de très faible puissance; un physicien américain, M. Tesla, se propose le problème d'en produire d'analogues mais aussi puissantes que possible. Mais avant de parler des résultats, invraisemblables, on peut le dire, auxquels est arrivé M. Tesla, rappelons à des lecteurs qui ont le droit de l'ignorer ou de l'avoir oublié, la signification de quelques mots et la portée de quelques nombres.
Un courant électrique est produit par une différence de tension, pour ne pas effrayer les timides par le mot savant de "potentiel" qui serait ici plus en place que celui de tension, comme le courant d'eau, qu'on me permette la redite, par une différence de niveaux. On évalue ces différences de tensions en unités qui s'appellent des volts et, pour se faire une idée de l'ordre de grandeur des différences de volts qui produisent les courants les plus ordinairement employés, on voudra bien se rappeler que les différences de volts qui interviennent dans l'éclairage électrique sont voisines de 110 volts.
Rappelons aussi que l'énergie électrique dépend à la fois de la différence de tension qui produit le courant et l'intensité même de ce courant. Certains courants, comme ceux des piles, sont assez intenses et d'assez faible tension; d'autres, comme ceux qui sortent d'une bobine de Ruhmkorff*  sont au contraire d'assez faible intensité et de tension très élevée.
M. Tesla* se servit d'une première bobine de Ruhmkorff actionnée par des piles de très grandes dimensions; un condensateur donnait par sa décharge les oscillations électriques. une seconde bobine de Ruhmkorff  augmentait considérablement la tension, si bien que les étincelles qui jaillissent entre les deux pôles de cette dernière partent à la faveur d'une différence de tension de plusieurs millions de volts. Qu'on se rappelle que le voltage usuel est voisin de 110 volts, et on se rendra compte à quel point la différence de tension dont dispose M. Tesla sort de l'ordinaire.
L'appareil ainsi constitué a reçu le nom d'oscillateur. Mais voici plus fort:
Tout le monde sait qu'un diapason situé à quelque distance d'un piano, par exemple, vibre toutes les fois que le piano donne la note que peut, de son côté, émettre le diapason en vibrant, note unique, car le diapason a la propriété, rare parmi les instruments producteurs des sons, de rendre un son simple. Sans parler même du diapason, qui de nous n'a entendu une vitre grincer, une bobèche tressauter dans son candélabre à une certaine note, toujours la même, du piano? Il en est ainsi pour les phénomènes électriques et, de même que des vibrations sonores d'une première source de son déterminent des vibrations dans des objets accordés de façon à pouvoir produire  des vibrations correspondantes, de même un oscillateur peut déterminer un courant dans un circuit de fils et de conducteurs, disposé, on dira  encore par extension accordé, de façon à ce que les vibrations électriques s'y produisent sous l'influence de celles d'une première source d'énergie électrique.
Les conséquences de ces faits sont multiples et, pour le moins, peuvent paraître merveilleuses. Et pour commencer, tandis que les courants sont normalement mortels, jaillissant sous une différence de tension de quelques milliers de volts, ils sont inoffensifs même pour une différence qui atteint plusieurs millions de volts, s'il y a dans le courant cent mille alternances par seconde.
Je ne pousserai pas la fanfaronnade jusqu'à penser, à en juger d'après moi-même, que la première fois que M. Tesla a fait passer dans son corps une décharge de ce genre, il l'ait fait sans appréhension. Et puisque j'ai écrit ces mots "à en juger par moi-même", je confesse très humblement que si j'avais eu l'honneur de faire la découverte de M. Tesla, j'aurai prié un bœuf ou quelque autre grosse bête, sauf votre respect cher lecteur, de me remplacer dans la glorieuse mission d'expérimenter la première décharge. C'est d'ailleurs un spectacle qui ne manque pas de provoquer une impressionnante émotion que celle de cet homme, illuminant un tube de Geissler* tenu à la main, par le passage d'une si formidable décharge à travers la fragile personne humaine.
La propagation à distance des ondes hertziennes peut allumer des lampes électriques dans un circuit disposé à plus de 20 mètres de l'oscillateur.
Elle permet, à l'aide bobines correctement accordées avec l'oscillateur, de percevoir les vibrations qui en émanent à des distances qui dépassent 900 kilomètres; de là un merveilleux procédé de télégraphie sans fil, qui présente l'avantage de garder le secret des communications, puisqu'il faut l'accord préalable de l'oscillateur et de la bobine, tandis que le procédé actuellement en vigueur permet à tout appareil récepteur, situé dans la zone de propagation électrique, d'enregistrer les signaux qu'elles transmettent.
A l'aide de décharges donnant des étincelles de plus de 10 mètres, sous des différences de 12 millions de volts, M. Tesla combine l'azote à l'oxygène de l'air et obtient en présence de la soude un nitrate dont il espère des merveilles pour l'agriculture.
Enfin, la décharge électrique à haute tension et la possibilité d'accorder des circuits sur les vibrations de l'oscillateur proposent une solution au grave problème de la guerre.
Sous le nom de Télautomate, M. Tesla a construit une machine de forme allongée, sorte de navire muni à l'intérieur d'un circuit qui, convenablement accordé avec l'oscillateur, déplace l'appareil dans un sens ou dans l'autre, selon les ordres de l'oscillateur. Ce télautomate m'a tout à fait l'air d'un engin maritime; mais, au point où nous en sommes, il ne me paraît pas impossible de faire des télautomates terrestres, et voilà la solution de la question de la guerre et des armées permanentes.
Pour quelques millions, on pourra s'offrir des flottes et des armées de télautomates à hélices ou à roulettes et, vlin, vlan,! les ingénieurs remplaceront les généraux et les rétameurs les infirmiers.
La guerre se passera au télautomatodrome et les peuples assisteront enthousiastes à ce nouveau sport. Reste à savoir si, après la course, les nationaux des télautomates vaincus souscriront au traité dicté par les vainqueurs et si, ramenés au point de départ, les peuples de demanderont pas au sort des armes la solution refusée au résultat de l'épreuve télautomatique.
Aussi accordons-nous plus de confiance à l'avenir de la télégraphie et de l'éclairage tels que les auront modifiés les découvertes de M. Tesla, qu'au télautomatisme comme succédané de la guerre.

                                                                                                                        P. M. Lenervien.

Les Veillées des chaumières, journal illustré paraissant le mercredi et le samedi, 11 décembre 1901.


* Nota de Célestin Mira:


* Electricité statique:


On frotte un volontaire habillé de vêtements de coton.
On le suspend de manière à l'isoler
et son corps attire des petits objets.
Jean-Jacque Flipart, 1748.

* Condensateur:


La bouteille de Leyde,
ancêtre du condensateur.

Expérience de Musschenbroeck (mal orthographié dans le texte):



Expérience de Musschenbroeck.


Bobine de Ruhmkorff:




* Expérience de Tesla:



Nikola Tesla dans son laboratoire.

* Tubes de Geissler:


Boite contenant trois tubes de Geissler et deux piles en verre, 1900.
(centre national du cinéma)


Tubes de Geissler.

mercredi 22 août 2018

Histoire de ciseaux.

Histoire de ciseaux.

Une superstition veut que l'on se brouille avec son meilleur ami si l'on a reçu de lui, épingles, couteaux ou ciseaux.
Une fois au moins, à ma connaissance, cette superstition fut démentie. Il s'agit de la façon dont se fit le mariage de M. de Valfleury, connu en littérature sous le nom de Champfleury*.
Épris d'une charmante jeune fille, filleule de Delacroix, et autorisé à le lui dire, il écrivit la lettre suivante:
"Mademoiselle,
Si vous croyez, comme l'on dit, qu'un être non marié ressemble à une moitié de ciseaux qui ne peut rien faire sans son autre moitié, je vous offre mes sympathies, mon amitié et mes efforts pour couper ensemble du mieux qu'il sera possible l'étoffe de la vie."
La jeune fille n'écrivit rien, mais envoya une paire de ciseaux... Et le mariage se fit peu après. Comme les gens heureux, ils n'ont pas eu d'histoire.

Les Veillées des chaumières, journal paraissant le mercredi et le samedi, 11 décembre 1901.

* Nota de célestin Mira:

Champfleury, caricatures:



Champfleury à Sèvres.

mardi 21 août 2018

Le marchand de casquette et l'épicier.

Le marchand de casquette et l'épicier.

M. Camaret, marchand de casquettes, a pour voisin, dans le passage du Cheval-Rouge, rue St-Martin, M. Fery, épicier. Jamais la moindre contestation n'avait surgi entre eux, lorsque l'enseigne de Camaret, suspendue au dessus du réverbère de Ferry, contraria ce dernier.
Un beau soir, le vent s'en mêle et agite tellement l'écriteau, que l'épicier se plaint, menace de faire enlever l'enseigne. La menace irrite le voisin, qui entre dans la boutique. Une discussion assez vive s'engage entre lui et Mme ferry, qui appelle son mari. l'époux arrive et ne voit rien de mieux, pour éviter désormais toute dispute, que de couper, à l'aide d'un couteau à casser le sucre*, la corde à laquelle était appendu l'écriteau.
Il sort; du premier coup tranche la ficelle; l'enseigne tombe; plus rien qui indique la demeure de l'industriel en casquette. Camaret, exaspéré, vient pendant l'opération et assène des coups de poing. Ferry, gesticulant, atteint Camaret de son couteau.
De là, plainte et jugement de la 6e chambre qui condamne Ferry à 100 fr. de dommages-intérêts. Condamnation trop légère, suivant Camaret; aussi s'empresse-t-il d'interjeter appel et de demander, par l'organe de Me Patorni, son avocat, 1.500 fr. de dommages-intérêts. Cette prétention est combattue par Me Ledru-Rollin* qui présente son client Ferry comme étant d'une douceur angélique, un épicier modèle, un garde national zélé.
M. l'avocat général de Thorigny conclut à la confirmation pure et simple du jugement de 1re instance, et la cour, présidée par M. de Glos (chambre des appels de police correctionnelle), statue conformément aux conclusions du ministère public.
L'arrêt prononcé, Camaret, qui avait fait entendre de nombreuses réclamations durant la plaidoirie de Me Patorni et la réquisition de M. l'avocat-général, et que l'on contenait avec peine, se lève et s'écrie, en regardant la cour: "C'est égal, c'est indigne!"
M. l'avocat-général Nous requérons que le nommé Camaret soit amené au pied de la cour; que procès-verbal soit dressé du délit d'outrage envers les magistrats qu'il vient de commettre, et que la cour statue immédiatement, conformément aux articles 504 et suivans d'un code d'instruction criminelle.
La cour condamne à quinze jours d'emprisonnement Camaret, qui se retire alors sans mot dire.

Le Salon littéraire, dimanche 2 avril 1843.

Nota de Célestin Mira:

* Pince à casser le sucre:



* Ledru-Rollin est un avocat et homme politique français. Il fut un des principaux leaders de la IIe République. Une station de métro, à Paris, porte son nom.



lundi 20 août 2018

Les almanachs révolutionnaires.

Les almanachs révolutionnaires.


Nous avons sous les yeux, en ce moment, un assortiment fort piquant et surtout très peu commun, voire même unique, ou il ne s'en faut guère; ce sont des almanachs du temps de la première révolution et de la terreur. 
A cette belle époque si brillamment inaugurée par messieurs les vainqueurs de la Bastille, que les conservateurs d'aujourd'hui se sont empressés de pensionner à nos frais, le calendrier lui-même avait subi, comme on sait, la loi du progrès régénérateur. 
Au milieu de cette vaste réforme des anciens abus, prêchée par l'éloquence du couperet, l'astronome de Liège* ne pouvait se flatter de rester inamovible sur son observatoire. On vous le destitua, on vous le mit hors la loi, on vous le traita comme un ci-devant. Nous sommes étonnés que le soleil et la lune n'aient pas été aussi déchus de leurs titres et de leurs fonctions. Il paraît que l'on n'avait pas encore besoin d'eux.
Nous avons d'abord l'honneur de vous présenter l'Almanach du Père Duchesne, pour l'an 1790. Quelques adorateurs de cette aimable révolution veulent bien convenir que la dame de leurs pensées se permit certaines petites licences un peu fortes, quand elle fut devenue majeure, quand elle eut tout-à-fait la bride sur le cou. Mais 1789! 1790! 1791! Les beaux jours de l'assemblée nationale, de l'assemblée constituante! C'était un nouvel âge d'or, tout plein de candeur et d'innocence! Par malheur, dans cet âge d'or on pillait et l'on brûlait beaucoup, l'on assassinait pas mal, et l'on publiait, sans le moindre obstacle, dans le goût de cet Almanach du Père Duchesne, dont le style était aussi énergique, dès 1790, qu'il fut trois ou quatre ans après*.
Le calendrier est-il dit sur le titre, a subi des changemens notables. Très notables, en effet, car ce n'est rien moins que l'intronisation complète d'une nouvelle légende, substituée aux saints du fanatisme et de la superstition. Le personnel de cette légende perfectionnée se compose de tous les grands hommes de l'assemblée nationale.
Le Père Duchesne intitule son almanach: Ouvrage b... ment patriotique*. Le mot y est en toutes lettres. Chaque phrase répondant au patriotisme expressif de ce début, on est obligé de s'abstenir de citer. Mais vous croiriez sans peine, sur notre parole, que les idées sont à hauteur du style.
Les anciens bienheureux n'étant pas encore officiellement supprimés, et les nouveaux se voyant exposés, d'une législature et même d'une séance à l'autre, à passer du Capitole aux gémonies, ce qui ne laissait pas que d'avoir de légers inconvéniens, nous retrouvons, provisoirement, les saints du vieux calendrier en tête de l'Almanach du père Gérard pour l'année 1793, troisième de la liberté*, "ouvrage qui a remporté le prix proposé par la société des amis de la constitution, séant aux Jacobins, à Paris." Un tel suffrage doit être une recommandation bien puissante, surtout si l'on se rappelle quels personnages de marque se faisait gloire de siéger au sein de cette assemblée. L'huissier des Jacobins, en particulier, nous en sommes convaincus, arrangea sur ses lèvres son sourire le plus gracieux, et tendit sa main le plus affectueusement du monde, quand il eut la flatteuse mission d'introduire dans la salle l'heureux lauréat: d'autant que l'écrivain honoré de cette brillante  couronne était J.-M. Collot-d'Herbois, membre de la société, ni plus ou moins.
Le rapporteur de la commission chargée de l'examen des ouvrages envoyés au concours fut (nous en sommes bien fâchés pour sa mémoire) Dussaulx, le traducteur de Juvénal! Il faut voir, dans son rapport imprimé à la fin de l'almanach en question, les éloges personnels dont il accablait ce bon, ce digne, cet ingénieux citoyen, Collot, autrement dit; comment, en fait de qualité de style, il met la voix du patriotisme bien au dessus de l'exactitude grammaticale, de la mesure, de la réserve, de la politesse des esclaves. Cela signifie que la plupart des concurrents ne savaient ni le français, ni l'orthographe. Mais sous le règne de la liberté, la grammaire était considérée comme une aristocratie. Ne soyez donc pas surpris si les Brutus de l'époque ne voulaient avoir rien de commun avec elle.
Un coup d’œil, s'il vous plait,  pour la gravure qui orne le coquet in-24 du citoyen Collot-d'Herbois. Elle représente le vénérable père Gérard, vieillard à cheveux blancs, assis sous une treille, à la porte de sa chaumière, comme un vrai patriarche de mélodrame ou d'opéré-comique, et débitant à des villageois attendris ses civiques enseignemens. Le bonnet rouge était essentiellement sentimental et champêtre. La littérature sans-culotte, la rhétorique de club, a dépensé, en quelques années, cent fois plus de phrases sur la vertu et la nature que l'on en trouverait dans tous les écrivains moraux et les poètes bucoliques des temps anciens et modernes. Saint-Just, s'il faut en croire le portier républicain de M. Cagnard, ne fredonnait-il pas avec délices: Baisez, baisez, petits oiseaux! La guillotine n'avait-elle pas son Anachréon dans Barrère? Robespierre lui-même, qui nous a laissé des petits vers fort galamment troussés, était loin de haïr la musette pastorale, et en sa qualité d'homme vertueux, il aimait à voir lever l'aurore.
Nous n'avons pas besoin de vous dire quel esprit anime les douze entretiens de ce digne père Gérard, qui a Collot d'Harbois comme secrétaire. Il nous suffira  de vous citer un couplet de la chanson patriotique qui couronne agréablement le volume:


Nos droits sont dans la nature,
La raison les recouvrera.
Ils ne craignent pas l'injure
D'un coup de vent ni d'un rat.
Mais aussi, c'est la nature
Qui dans nos cœurs les grava.

Ceci est de la gaîté révolutionnaire, et de la meilleure.
Pour aller de plus en plus fort, comme chez Nicolet, voici le Calendrier des Républicains pour 1793*. (A la fin de 1792,  quand ce calendrier s'imprimait, l'ère républicaine n'était pas encore décrétée.) L'auteur est Sylvain Maréchal. On lui doit également, si nous ne sommes pas dans l'erreur, le Jugement dernier des Rois et des Prêtres*, gracieuse plaisanterie dramatique, où l'on voyait, au dénouement, tout ce qui portait diadème, tiare ou mitre, englouti par un tremblement de terre, noyé dans les flots débordés, ou dévoré par les flammes d'un volcan, nous ne savons plus lequel des trois.
Dès 1788, Sylvain Maréchal, pelotant avec la partie,  s'était avisé d'un certain Almanach des Honnêtes gens*, dans lequel les personnages célèbres de l'histoire profane ancienne et moderne étaient substituées aux saint de l'Eglise. La justice eut l'esprit assez mal fait pour prendre en mauvaise part cette gentillesses philosophique. Malheureusement, elle en tolérait bien d'autres; et d'ailleurs, rassurez-vous, Sylvain Maréchal en fut quitte à très bon marché. Après que la révolution fut venue donner libre cours à son génie progressif, Maréchal ne manqua pas de ressusciter une si brillante création. Son Calendrier des Républicains* nous offre un salmigondis très bouffon, philosophes et écrivains, héros ou prétendus tels de tous les pays, Coriolan et Voltaire, Timoléon et Tournefort, Epicure et le Tasse, Confucius et l'abbé de Saint-Pierre, Thasibule, qui chassa les trente tyrans d'Athènes, et Chamousset qui inventa la petite poste, deux illustrations d'un genre assez différent. Les saintes ne sont pas oubliées, saintes d'espèce originale, la tendre Héloïse, par exemple. Spinosa et Boindin, célébrités de l'athéisme, ne pouvaient être omis par Sylvain Maréchal, lui qui a fait un Dictionnaires des Athées*, où il se glorifiait de mérité place. C'est ce dictionnaire que l'astronome Lalande s'est contenter de revoir et de corriger.
Prenons à tout hasard, dans le calendrier de Maréchal, un mois quelconque, le mois d'août, surnommé le Mois des Républicains:

Jeudi 1-Mutius Scevola
V. 2 - Condillac.
S. 3 - Dollet, martyr.
D. 4 - Abolition de la féodalité.
L. 5 - Tullia, fille de Cicéron.
M. 6 - Anaxagore.
M. 7 - Mallebranche.
J. 8 - Homère.
V. 9 - Dryden.
S. 10 - Siège et prise du château des Tuileries.
D. 11 - Doria, Génois.
L. 12 - Barclay.
M. 13 - Fra Paolo.
M. 14 - Camille, général Romain.
J. 15 - Antonius Urceus
V. 16 - Mme darcier
S. 17 - Bernouilli.
D. 18 - Abou-hanifah, successeur de Mahomet.
L. 19 - Pascal.
M. 20 - Décl. des droits de l'homme.
M. 21 - Lope de Vega.
J. 22 - Aboulola, premier poète des Arabes.
V. 23 - Liberté des opinions.
S. 24 - Liberté de la presse.
D. 25 - L'amiral de Coligny.
L. 26 - Fairfax.
M. 27 - Thompson.
M. 28 - Washington.
J. 29 - Timon le Misanthrope.
V. 30 - L'abbé de Lépée.
S. 31 - Ossian.

Que vous semble de la fête de la Liberté des opinions en 1793 ? Nous osons à peine ajouter que, dans cet incroyable chaos, un délire sacrilège a placé Jésus-Christ, en qualité de philosophe, de martyr, avec Mahomet et Diogène, sans préjudice d'infâmes couplets, où l'impiété parle le langage le plus cynique.
Pour ce qui est du petit Catéchisme à l'usage des grands enfants, où l'auteur prêche les doctrines du jour sous forme de dialogue, contentons-nous de cette demande et de cette réponse: "Que faut-il faire pour être patriote? - Couper le pouce droit aux aristocrates et la langue aux mauvais prêtres." La recette est énergique. Encore ne se bornait-on pas au pouce et à la langue.
Mais nous arriverons enfin au calendrier républicain pur, complet et officiel. Feuilletez, s'il vous plait, l'Almanach d'Aristide pour l'an III de la république*, présenté à la Convention nationale, et édité par Caillot, imprimeur-libraire, rue du Cimetière-des-Arcis. Vous savez que, vu la suppression des saints, on disait la rue Antoine, le rue Denis. L'auteur de l'Almanach d'Aristide est le citoyen Bulard, de la section Brutus. Nous regrettons vivement de n'avoir aucun autre détail sur le citoyen Bulard, mais nous sommes persuadés que la section de Brutus le comptait parmi ses plus beaux ornemens, et que la carmagnole lui allait à merveille.
Sur le titre de l'Almanach d'Aristide, on lit cet épigraphe tirée de Fénelon: Heureux le peuple qui a des vertus! Quels doux agneaux que ces messieurs les sans-culotte, et comme ils devaient se reposer, en effet, dans le calme et la félicité pure que donne une bonne conscience! Néanmoins, ce pauvre Fénelon, qu'il leur avait plu d'adopter et de traîner triomphalement sur les planches (voire certaine rapsodie de Marie-Joseph Chénier*), n'entendait-il pas absolument les vertus à la manière de Couthon et de Marat. Aussi n'est-il pas douteux que, s'il eût vécu sous leur règne, ces braves gens-là auraient fait sauter sa tête comme celle de son digne parent, l'apôtre des petits savoyards.
Ici encore on se trouve, dès le frontispice, en pleine idylle. Contemplez l'intéressant tableau d'Aristide assis sur un banc de gazon, et expliquant les principes de la morale. Ne confondons pas. Cet Aristide n'est pas le général Athénien condamné au bannissement par un peuple volage qui s'ennuyait de l'entendre appeler le juste. (Nos industriels politiques de 1843 auraient tort de redouter une semblable cause d'exil.) L'Aristide dont il s'agit est une frère du père Gérard, un bon patriarche de village. Il a pour auditeurs de simples enfans de la nature, en veste et en sabots, mais décorés de la cocarde aux trois couleurs que ne portaient ni Tircis, ni Némorin; des mères de famille caressant et allaitant leurs innocens marmots. Probablement elles appartiennent à cette classe d'héroïnes auxquelles la convention décerna une prime d'encouragement pour avoir mis leur maternité au dessus des préjugés gothiques.
Viennent ensuite les douze mois républicains, escortés de leur légende bestiale et végétale. Vous plaît-il de faire connaissance avec la première décade de frimaire, et d'y choisir un patron ou une patronne?

1- Primidi -Pomme
2 - Duodi - Céleri.
3 - Tridi - Poire.
4 - Quartidi - Betterave.
5 - Quintidi - Oie.
6 - Sextidi - Héliotrope.
7 - Septidi- Figue.
8 - Octidi - Scorsonère.
9 - Nonidi - Alisier.
10 - Décadi - Charrue.

Dans d'autres décades, le quintidi est consacré au bouc, au mulet, à la vache, au veau, à la carpe, au canard. Le cochon n'est pas oublié, lui qui avait un homonyme au sein de la convention elle-même.
Pour les sans-culotides ou jours complémentaires, le calendrier républicain les consacre à la vertu, au génie, au travail, à l'opinion, aux récompenses. L'année est close par une fête sans-culotide.
Telle conclusion est digne de l'exorde.
Suit la nomenclature des fêtes décadaires: à l'Etre-Suprême, que la révolution avait eu la bonté de reconnaître par décret; à la Pudeur; aux Bienfaiteurs de l'humanité, à la Bonne-Foi; à l'Amour; à la Piété Filiale; à l'Enfance; au Bonheur; au Malheur, etc. La Frugalité n'est pas non plus oubliée. Vu l'abondance et la prospérité dont cette époque de régénération avait gratifié la France, il est de fait que le culte de la Frugalité se trouvait être d'une application tout-à-fait pratique.
On se rappelle qu'un décret avait ordonné d'effacer, partout où ils pourraient se trouver, et n'importe sous quelle forme, les signes ou emblèmes de la royauté. En conséquence, on alla jusqu'à faire retourner les plaques de cheminée qui, suivant un usage assez général, portaient un écusson fleurdelysé. Dans l'opéra-comique du Déserteur, on ne chantait plus: Le roi passait, mais: La loi passait. Le Géronte du Bourru bienfaisant aurait joué très gros jeu si, dans sa partie d'échecs, il n'avait pas dit: échec au tyran au lieu d'échec au roi.
Un spirituel et aimable écrivain, M. Vial, que les lettres et le monde ont perdu il y a quelques années, nous a plusieurs fois raconté une anecdote qui se rattachait à sa première pièce, intitulée: l’Éleve de la nature. Le héros de ce tableau gracieux était un jeune garçon qui, nourri jusqu'à quinze ou seize ans dans une complète solitude, est jeté tout à coup au milieu de la vie sociale, sent à la fois s'éveiller son intelligence et son cœur. C'était en 1793. La pièce fut soumise à la censure: car il y avait alors bel et bien une censure, exercée par le savetier ou le rempailleur du coin, pourvu que ce savetier ou ce rempailleur ne fussent pas d'honnêtes gens. Donc, le censeur ayant lu, ou à peu près l'ouvrage, exigea impérieusement que l'auteur mit dans la bouche de son élève de la nature la déclaration des droits de l'homme. Il fallut bien s'exécuter, en tâchant d'être le plus innocent et le moins absurde possible, sauf à supprimer cet étrange hors-d'oeuvre, aussitôt que le règne de la terreur serait fini.
Vial avait composé lui-même, à la même époque, une autre bluette, une légère esquisse de boudoir, dans le goût de Dorat et de Forgeot, où un jeune chevalier, un fat à talon rouge, recevait, par une mystification de bon goût, la punition de sa légèreté présomptueuse. Nouvel examen du censeur à bonnet rouge. Le rôle du chevalier lui fit froncer les sourcils. "Tu as dans ta pièce, dit-il à l'auteur, un aristocrate, un muscadin de l'ancien régime, il faut que tu le fasses guillotiner à la fin."
Délicieux dénouement pour une petite comédie parfumée d'ambre. Cette fois, l'auteur préféra garder provisoirement son oeuvre en portefeuille.
Hélas! ce dénouement était tous les jours sur la place publique, une épouvantable réalité.
Vraiment, on a peine à se figurer que ce soit là l'histoire de ce pays où nous sommes, l'histoire d'une époque si rapprochée de nous. Le fait pourtant n'est que trop vrai, tous les monumens existent, tous les souvenirs sont encore palpitants.

                                                                                                                               Th. Muret
                                                                                                                           (Quotidienne.)

Le Salon littéraire, dimanche 28 mai 1843.


Nota de célestin mira:

* Astronome de liège: allusion à l'almanach Matthieu Lansbert ou almanach de Liège dont le premier exemplaire date de 1626. Sa publication fut stoppée en 1793 lors de la révolution de la principauté de Liège. Elle fut reprise par la suite et de nos jours Castermann en édite un exemplaire chaque année.







* Le Père Duchesne:



Le Père Duchesne, 1790.

* Le Père Duchesne: lettre bougrement patriotique.



* Almanach du père Gérard pour l'année 1792:



* Calendrier républicain:



Calendrier républicain en usage de 1792 à 1806.


* Jugement dernier des Rois de Sylvain Maréchal:




* Sylvain Maréchal fut condamné, en 1788, à quatre mois de prison pour avoir, dans son almanach, substitué les noms des saints ceux de personnages célèbres.




A noter que Sylvain Maréchal était profondément misogyne puis qu'il est l'auteur d'un projet de loi portant interdiction d'apprendre à lire aux femmes!




* Deux pages du Calendrier républicain de Sylvain Maréchal:





* Dictionnaire des Athées de Sylvain Maréchal:





* Almanach d'Aristide pour l'an III (source BNF):






* Marie-Joseph Chénier est l'auteur de l'hymne de guerre connu sous le nom de Chant du départ: