vendredi 11 mai 2018

Quand on vole dans les grands magasins.

Quand on vole dans les grands magasins.


Avec leurs étalages éblouissants, leur amoncellement de merveilles, leur continuel désir d'éveiller la curiosité et de satisfaire les caprices féminins, les grands magasins ont développé prodigieusement la passion du vol. Ce sont de véritables bandes organisées qui, tous les jours, opèrent dans les importants magasins de nouveautés et, si cette besogne, réservées aux dames, ne demande ni pinces-monseigneurs, ni armes meurtrières, en revanche, elle exige des professionnelles beaucoup d'adresse, un art consommé de la prestidigitation.

Les voleuses opèrent.

Vêtue d'un grand manteau, munies de larges poches, la voleuse pénètre dans le magasin. Très élégante, parlant avec volubilité, elle désire, dit-elle, faire à sa nièce, un joli cadeau et prie la vendeuse de lui soumettre un assortiment de broderies. L'employée s'empresse:
- Broderies à la main, Madame?
- Oui, du Richelieu ou du Colbert, ce que vous avez de plus joli.
Les "broderies à jour" couvrent le comptoir, la belle dame ne peut se décider, et la vendeuse retourne aux casiers. 


-N'avez-vous rien de plus beau, mademoiselle?

Au moment précis où ses regards ont quitté les broderies étalées, une main habile saisit la pièce la plus riche qui disparaît dans une poche du manteau.
C'est là le tour classique! détourner l'attention de la vendeuse et faire main basse sur la marchandise convoitée; mais l'imagination fertile des voleuses agrémente de mille ruses ce simple tour d'adresse.
C'est jour d'exposition, on s'écrase aux étalages sur le trottoir, la circulation est presque impossible. A l'intérieur, les marchandises débordent; c'est un amas de richesses, un fouillis de couleurs indescriptible; une foule se presse à chaque rayon et les commis sont surchargés de besogne. Soudain, dans une allée noire de monde, une visiteuse maladroite, bousculant une employée, renverse un siège que celle-ci portait. Court émoi; cliente en vendeuse se précipitent pour ramasser la chaise; notre voleuse, dans le brouhaha, prestement s'empare d'un objet exposé et le tour est joué!

L'élastique et le crochet.

Mais les cambrioleuses anglaises, qui sont femmes pratiques et les plus habiles au monde, ont imaginé pour le pillage des magasins un merveilleux instrument. Simple comme tout ce qui est génial, l'appareil se compose d'un élastique et de deux crochets. L'un des crochets, solidement fixé au coude gauche supporte un petit élastique qui, lorsqu'il est tendu, arrive au poignet, et se maintient dans une position par une pointe métallique, piquée à la manche du corsage, et qu'un simple mouvement de la main suffit à détacher. Tout l'appareil est dissimulé sous l'ample mantille traditionnelle.
Voyons maintenant le jeu de l'appareil. Notre voleuse examine des étoffes, son choix est fait, elle emportera la pièce la mieux ouvragée. Alors tout en causant, elle accroche à sa main droite l'étoffe à l'hameçon mobile de la manche; l'hameçon n'étant plus retenu, immédiatement l'élastique se détend et va porter la proie au crochet du coude. Puis la belle dame toujours souriante, fait un achat insignifiant, et sort tranquillement du magasin.
L'appareil, après avoir accompli des merveilles chez nos voisins, a été récemment importé en France et fait florès dans les magasins de Paris.

Prisonnière.

On ne peut s'imaginer le nombre des vols qui y sont commis: c'est aux inventaires seulement que les patrons désolés se rendent compte du chiffre des pertes. Il y a quelques années, les directeurs d'un grand magasin anglais, rendus furieux par de continuelles rapines enlevant la plus grosse partie des bénéfices, voulurent en un jour et d'un seul coup pincer toutes les voleuses. Par un bel après-midi d'été, alors que les étalages exposaient de fraîches toilettes de campagne et que les galeries regorgeaient de visiteuses, on ordonna soudain la fermeture des portes. Toutes les issues gardées, la fuite était impossible! Des dames s'évanouirent, d'autres eurent des crises de nerf, et du dehors l'on entendait leurs cris perçants...
Mais le tumulte atteignit son paroxysme lorsque les visiteuses apprirent que l'on allait procéder à l'examen complet de leurs poches. Menaces, larmes, hurlements, rien n'y fit... des inspectrices impassibles fouillaient et refouillaient sans se lasser, explorant tous les replis du costume féminin. Mais, ô surprise!... La fatalité avait voulu que ce jour-là, aucune voleuse ne se trouvât dans l'assistance; le hasard offre de ces ironies; un sac de papier découvert dans le réticule d'une enfant fut la seule découverte que l'on fit. On se représente aisément la fureur des dames outrageusement fouillées; seule une pluie de dommages-intérêts pouvait calmer leur indignation, et le tribunal devant lequel comparurent les directeurs du magasin octroya aux victimes de libérales compensations! Jamais mésaventure plus cuisante ne fut infligée à un commerçant.

Les policiers en habit noir.

Mais l'administration des grands magasins a renoncé depuis longtemps à un procédé aussi brutal. Elle s'est adjoint une brigade de fins limiers qui suivent les clientes suspectes et les surprennent "la main dans le sac". Ces messieurs, correctement vêtus de noir, qui flânent devant les étalages, vous surveillent, mesdames, avec un zèle ininterrompu!
Au moment psychologique, lorsque la voleuse enfouira son larcin dans la plus profonde de ses poches, une main se posera doucement sur son épaule et une voix très douce murmurera:
- Veuillez me suivre, Madame.




Alors, dans une pièce voisine, la voleuse devra déposer son butin puis attendre la venue des agents qui procéderont à son arrestation. A moins qu'elle n'obtienne sa grâce, après avoir reconnu le vol en un billet signé qui lui sera rendu contre remise de l'indemnité fixée. Combien de dames et du meilleur monde, fascinées, tentées par la richesse du butin exposé à portée de la main ont dû signer le papier compromettant. Seules les archives des grands magasins pourraient nous l'apprendre. Et malgré la surveillance excessive, le nombre de vols ne paraît pas diminuer sensiblement, et cela n'a rien d'étonnant si l'on songe à la tentation que subit la coquetterie féminine devant ces étalages somptueux où s'exerce tout un art et que nos grands mères ne pouvaient admirer.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 octobre 1903.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire