mardi 8 août 2017

Louis XIV et les Turcs.

Louis XIV et les Turcs.


Il existe une relation curieuse "de l'audience donnée par le sieur de Lyonne à Solyman Musta-Féraga, envoyé au Roy par l'empereur des Turcs, le mardi 19 novembre 1669, à Suresnes." On y voit que le ministre des Affaires étrangères de Lyonne, ayant fait savoir à l'ambassadeur ottoman, par le sieur de la Gilbertie, l'un des gentilshommes ordinaires de la maison du roi Louis XIV, qu'il pourrait venir à son audience, pour la seconde fois, le lendemain à neuf heures du matin, l'envoyé de Sa Hautesse le sultan s'y rendit à l'heure qui lui avait été marquée, avec toute sa suite, dans trois carrosses à six chevaux.
Les carrosses étant entrés dans la cour, Solyman met pied à terre et monte l'escalier, sans avoir été reçu par personne, de la maison du ministre. Il entre dans une première salle où se trouvaient plusieurs domestiques. Le sieur de Rives fait trois ou quatre pas à sa rencontre, commande qu'on apporte deux sièges égaux, adresse à l'ambassadeur quelques paroles en forme de compliment et fait apporter le café. Puis Solyman envoie son drogman pour savoir quand il pourra être reçu. Le ministre assis, répond, sans se découvrir, qu'il est occupé et qu'il recevra dans peu l'envoyé de Sa Hautesse.
A quelque temps de là, en effet, on vient l'avertir qu'il peut se présenter à l'audience du ministre. De Lyonne était debout sur un tapis, près d'un divan en brocard d'or. Solyman s'avance en faisant plusieurs grands saluts. Le ministre français soulève son chapeau qu'il remet aussitôt; puis, s'appuyant sur le divan, il fait placer hors du tapis un tabouret pour l'ambassadeur. Quand ce dernier et tous les assistants se sont assis, de Lyonne adresse à Solyman ce très-singulier discours que nous transcrivons d'après le relation précitée.
"Ayant appris que, quand vous m'envoyez demander audience, vous me qualifiez du titre de grand vizir, et que quelqu'un vous a dit qu'il y a en France trois grands vizirs, je me crois obligé, avant toutes choses, de vous détromper d'une si fausse opinion, qui est d'ailleurs injurieuse à la gloire de l'empereur mon maître. Je vous apprends donc qu'il n'y a dans cet empire ni un grand vizir ni trois, ni autre autorité que celle de l'empereur même, dont tous les ministres ne sont que simples exécuteurs des ordres qui partent tous les jours et à tout moment de sa propre bouche, en toutes sortes d'affaires, soit ecclésiastiques, comme il est fort pieux envers Dieu, soit politiques et d'Etat, soit de marine, de justice, de commerce, de finances, soit enfin de guerre, comme il est fort belliqueux, avide de gloire et incessamment prêt à protéger ses amis, par la force de ses armes toujours victorieuses, soit qu'il les commande en personne ou par ses lieutenants, quand elles combattent sous son nom et sous ses étendards.
Il est vrai que pendant son bas âge, la reine sa mère ayant l'administration de son Etat, s'était confiée de toutes ses affaires à une personne seule à qui elle avait donné une autorité à peu près égale à celle que les grands vizirs ont dans l'empire ottoman. Mais aussitôt que notre empereur a eu atteint l'âge de gouverner par lui-même; il s'est réservé  à sa personne seule toute l'autorité, n'en communique aucune portion à qui que ce soit, voit tout, entend tout, résout tout, ordonne tout, travaille sans discontinuation huit heures par jour à ses affaires et à rendre la justice à ses sujets, et s'est rendu lui-même, par cette conduite, les délices de ses peuples et l'étonnement et l'admiration de toute la chrétienté.
Moi-même, que vous voyez ici placé comme un grand vizir le serait à Constantinople, je ne suis qu'un petit secrétaire de Sa Majesté impériale, qui n'ai d'autre fonction que d'écrire soir et matin les résolutions qu'elle prend dans les affaires qui regardent l'emploi particulier que j'ai. Après les avoir mises sur papier, je les lui porte pour savoir si j'ai bien compris sa volonté et ses intentions, et elle corrige ou passe ce que je lui présente, selon qu'elle le trouve bien ou mal. Les autres secrétaires en usent de même, chacun dans l'étendue de l'emploi dont l'empereur les honore. 
Mais comme il n'y a aucun ministre supérieur à nous, ni personne entre l'empereur et ses secrétaires pour ce qui regarde l'exécution de ses volontés dans les affaires et que celles des étrangers me sont particulièrement commises, notre empereur ne voulant pas souffrir aucune différence de traitement entre ceux de ses ambassadeurs et ceux de votre maître, comme il n'y en a aucune entre les deux empereurs pour leur dignité, leur grandeur et leur puissance, il m'a commandé de traiter avec vous, soit que vous soyez ambassadeur ou seulement envoyé, de la même manière que font les principaux ministres de votre empereur avec ses ambassadeurs et ses envoyés; c'est à dire de m'asseoir sur un lit de repos, ne vous donner qu'un placet et de ne m'avancer point pour vous recevoir ni pour vous accompagner. Je dois même vous déclarer que je ne sais si quand le mot d'Elchi, qui veut dire ambassadeur, se trouvera dans votre lettre de créance, l'empereur mon maître vous recevra en cette qualité, si vous ne lui apportez des présents comme il a coutume d'en envoyer à votre maître par ses ambassadeurs, d'autant plus qu'on lui a dit que les ministres de la Porte font entendre à votre empereur que ce sont des tribus que les autres potentats lui envoient, ce qui dans mon maître ne sont que des marques de sa générosité et de son affection."
Après ce discours, tout le monde se retira, sauf les interprètes, le sieur de la Fontaine pour Solyman, le sieur d'Ervieux, écuyer de la maréchale de La Mothe, pour de Lyonne. L'entretien dura plus de deux heures. On apporta ensuite le café et le sorbet qui furent présentés à genoux au ministre français, debout à l'ambassadeur turc. La relation qui nous a fourni tous ces détails ajoute que celui-ci témoigna être sorti fort content de cette audience. En vérité, il ne semble pas qu'il se soit montré trop difficile.
Bien que les capitulations avec la Porte ottomane aient été  renouvelées en 1673, les rapports ont toujours été assez tendus entre Louis XIV et les Turcs. On était loin, surtout, de la politique exempte de préjugés qu'avait suivie François 1er.

                                                                                                                        Alphonse Maréchal.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

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