dimanche 6 août 2017

Les chevaliers du Saint-Esprit.

Les chevaliers du Saint-Esprit.


Pour bien comprendre les institutions du passé, il faut se reporter au moment où elles ont pris naissance, et se rendre compte des nécessités auxquelles elles ont répondu. Ainsi, quoique les ordres de chevalerie aient fini par devenir une simple décoration, comme c'est aujourd'hui la croix de la Légion d'honneur, ils ont eu une origine toute différente, et ce serait se tromper que de vouloir les assimiler.
On chercherait vainement dans le moyen âge le spectacle donné par Louis XIV et la cour de Versailles. Les rois vivaient isolés dans leurs domaines; au lieu de courtisans soumis et assidus, ils avaient de grands vassaux, souvent plus puissants qu'eux, et qui venaient de temps à autre leur rendre foi et hommage, quand ils ne leur envoyaient pas un cartel ou une déclaration de guerre. 
Pour s'assurer l'obéissance de ses sujets redoutables, pour exercer sur eux une pression morale, à défaut d'une contrainte matérielle, les souverains s'avisaient d'un singulier moyen. Ils convoquaient de temps à autres les seigneurs et gentilshommes à des réunions qui se tenaient ordinairement à Noël et à Pâques, et qui se nommaient cours plénières. Ces assemblées, égayées par des festins, des tournois et des danses, se terminaient par une distribution de riches habits, appelées livrées, que le roi faisait à ses vassaux; depuis, ce mot de livrée ne s'est plus appliqué qu'aux domestiques, mais telle a été sa signification première. L'acceptation de ce présent engageait pour une année celui qui le recevait au service de celui qui le donnait, et ce moyen fut employé bien des fois par des princes pour attacher à leur personne de vaillants et courageux chevaliers. 
Saint Louis voulant entraîner les seigneurs de sa cour à se croiser avec lui, eut recours à un subterfuge de ce genre. Il profita de l'obscurité pour leur faire distribuer des habits ornés d'une croix, que ceux-ci n'aperçurent que le lendemain. Loin de réclamer contre cette surprise, ils partirent joyeusement pour la croisade. 
Edouard, roi d'Angleterre, voulut que les chevaliers français, fait prisonniers à Calais, participassent à la distribution des vêtements qu'il fit aux seigneurs de sa cour; mais ceux-ci refusèrent, ne voulant prendre aucun engagement vis-à-vis d'un monarque anglais.
Vint un temps où cette distribution de robes et de manteaux fut remplacée par l'admission dans un ordre de chevalerie. Le nom seul était changé, la chose restait la même, et le don du collier liait encore plus étroitement celui qui le recevait au souverain qui le conférait et qui était en même temps le grand maître de l'ordre. Quelques-uns de ces ordres furent d'abord institués dans un but précis et déterminé, comme celui de Calatrava pour chasser les Maures d'Espagne, comme l'Ordre Teutonique pour repousser les infidèles et conquérir le Brandebourg au christianisme. Mais bientôt les princes en établirent dans un but entièrement personnel. Louis XI institua l'ordre de Saint-Michel, en l'honneur de ce saint pour lequel il avait une dévotion particulière. Quoique le nombre de chevaliers fut fixé à trente-six seulement, cet ordre ne tarda pas à tomber en discrédit par suite de la facilité avec laquelle on le donna à des gens qui en étaient indignes: aussi son collier était appelé le collier à toutes bêtes. Henri III, pour le relever, institua l'ordre du Saint-Esprit, qui devint l'ordre le plus recherché de l'Europe, et avec lequel se confondit l'ordre de Saint-Michel.
Toutefois ce ne fut pas pour créer une simple distinction honorifique qu'il agit ainsi, et dans sa pensée on voit percer le même but qui animait ses prédécesseurs dans la distribution des robes et des manteaux. Henri III avait deux ennemis à combattre: la Ligue, dont les Guise voulaient se faire un instrument pour escalader les marches du trône; et les protestants qui, pour la plupart, étaient des mécontents et des ambitieux politiques. L'institution de l'ordre du Saint-Esprit était une assurance contre ces deux sortes de dangers. Les cent membres composant l'ordre devenaient ses hommes liges, et à son premier appel devaient se grouper autour de lui pour le défendre et le protéger: c'était une sorte de garde sacrée opposée aux manœuvres de Guise. 
D'un autre côté, l'institution de cet ordre était une protestation contre les réformés et les novateurs religieux. Les catholiques seuls pouvaient en faire partie; les membres devaient, sans exception, communier aux deux grandes fêtes de l'ordre, le 1er janvier et le jour de la Pentecôte. Une des principales causes de dégradation était l'hérésie ou le sacrilège. Jean Blosset, seigneur et baron de Torcy, se sachant sous le poids d'une accusation de ce genre, s'en disculpa et termina sa justification par ces paroles: "Je suis maintenant en droit de vous dire: Domine, ne projicias me a face tûa, et spriritum sanctum tuum ne auferas à me; Sire, ne me bannissez point de votre présence, et ne m'ôtez point votre Saint-Esprit"; ce qui est un verset de l'office des chevaliers de cet ordre, et qui prouve une fois de plus que les jeux de mots ne datent pas d'aujourd'hui.
Cette couleur religieuse donnée à l'ordre du Saint-Esprit était d'une nécessité si absolue que Henri IV, déjà roi de France, mais n'ayant pas encore abdiqué, ne put faire deux réceptions dans un ordre où il était grand maître de droit, et en confia le soin à un de ses principaux dignitaires.
Ce serait bien peu connaître la nature humaine que de croire que cet ordre, le plus insigne de tous, fut toujours donné au vrai mérite, et que la faveur n'y eut jamais de part. Dans les six promotions que fit Henri IV, se trouvait un fort petit gentilhomme nommé Claude Gruel. Lorsqu'il fut agenouillé devant le roi pour recevoir le collier, il lui dit, selon l'usage:
"Domine, non sum dignus; Seigneur, je ne suis pas digne
- Je le sais bien, je le sais bien, répliqua Henri IV, mais mon cousin, le comte de Soissons m'en a prié."
Il ne se passait pas de promotion un peu importante qui ne fût suivie de pamphlets et de couplets satiriques, le plus souvent mérités. Après celle de 1620, faite par Louis XIII, on composa cette longue chanson, dont voici un couplet:


Or, dites-nous, Marie,
De tous ces chevaliers,
De toute leur compagnie,
Nul n'est-il respecté?
- Rien qu'un, je vous le jure,
Qui est de sang royal;
Il reçoit grande injure,
Car il est loyal.

A partir de louis XIV, cette décoration devint purement honorifique, et elle ne fut pas briguée avec moins d'ardeur que peut l'être aujourd'hui la Légion d'honneur. Durant tout son règne, louis XIV ne rencontra pas deux fois un refus comme celui de Catinat. Il voulait faire chevalier de ses ordres le célèbre guerrier; or il fallait des preuves de noblesse de trois générations, et Catinat était d'extraction roturière. En vain sa famille fit fabriquer une belle généalogie, en vain on lui donna de la part du roi l'assurance qu'on ne serait pas difficile sur ce chapitre, jamais il ne voulut y consentir, et il répondit aux reproches de sa famille:
"Eh bien! rayez-moi de votre généalogie, si je vous fait honte à ce point."
C'est que ce n'était pas petite chose que d'être chevalier du Saint-Esprit! On comptait parmi les premiers du royaume, et tous les respects accueillaient ce large cordon bleu moiré, au bout duquel pendait une croix d'or à huit branches, portant d'un côté l'ange saint Michel, de l'autre le Saint-Esprit sous forme d'une colombe. A la cour aussi bien qu'à la ville il imposait l'attention et procurait à celui qui en était revêtu une haute considération.
Le marquis de Valfons, dans ses Mémoires, raconte la bonne aubaine qui lui arriva par l'opération du Saint-Esprit:
"La nuit était fraîche, dit-il; le duc de Noailles auprès de qui j'étais assis, me prêta une de ses redingotes. J'allais un instant à la queue de la tranchée, où je trouvais un feu entouré d'officiers et de travailleurs: on me fit place avec des marques de respect qui m'étonnèrent moins lorsque je m'aperçus que c'étaient aux insignes du Saint-Esprit, placés sur la redingote du duc de Noailles, que je devais ma place et cet honneur. Je revins à mon premier poste auprès du duc, qui, une heure avant le jour, céda au sommeil. J'allais en faire autant, lorsqu'un garçon d'office me dit: "Monseigneur, voici votre chocolat bien moussé et de bonnes rôties." Je bénis l'honnête garçon, et je pris le meilleur chocolat du monde, toujours par l'opération du Saint-Esprit."
Le cordon bleu moiré et la croix brodée sur un des côtés de l'habit étaient les insignes de petite tenue, ceux que les chevaliers du Saint-Esprit devaient porter chaque jour. Pour les fêtes officielles, pour les réunions de l'ordre, pour l'entrée ou le mariage des souverains, ils se revêtaient d'un grand manteau en velours bleu, semé de fleur de lis d'or; par dessus ils passaient le collier de l'ordre, composé de fleur de lis d'or, couronnées de flammes émaillées au chiffre du roi et de sa femme, et au bout duquel pendait la croix à huit branches.




Ces insignes ont été exposés un temps au Louvre, dans la première salle du musée des Souverains; c'est dans cet appareil, quelque peu théâtral, que les chevaliers se rendaient dans l'église où se tenaient leurs réunions, et où se faisaient les réceptions des nouveaux chevaliers. Cette église était celle des Augustins, spécialement désignée à cet effet par Henri III, et dans laquelle chaque chevalier avait sa place marquée et son écusson au-dessus de sa stalle. Quand la cour était à Versailles ou ailleurs, la cérémonie de faisait dans la chapelle du château.
La curieuse gravure qui accompagne cet article, extraite du bel ouvrage de Paul Lacroix, la Vie militaire et religieuse au moyen âge (Firmin Didot, éditeur), représente les chevaliers du Saint-Esprit traversant la cour du palais de Fontainebleau et se rendant à la chapelle pour la réception de nouveaux chevaliers faite par Louis XIII.




Elle est d'Abraham Bosse, graveur sur bois de cette époque, et par conséquent offre un caractère incontestable d'authenticité.
Voici l'explication de la légende:
La lettre A désigne la porte où les chevaliers sortirent, en cheminant le long de la terrasse marquée B, pour entrer à la porte marquée C et de là au lieu où ils furent fait chevaliers.
La lettre D indique les trompettes qui marchaient en tête
E les tambours.
F les fifre et les hautbois.
G quatre hérauts d'arme marchent deux à deux.
H le roi d'armes de France marchant seul.
I le sieur Bourgneuf, huissier de l'ordre, marchant seul.
K le sieur Dupont, héraut de l'ordre, marchant seul.
L trois officiers de l'ordre ensemble: MM d'Alchins, prévôt et maître des cérémonies; Bouthillier, grand trésorier, et Duret-Chevry, secrétaire.
M de Bullion, garde des sceaux de l'ordre, marchant seul.
N les chevaliers novices, marchant chacun à son rang, deux à deux.
O les commandeurs, marchant aussi deux à deux, chacun à son rang.
P le roi Louis XIII marchant seul. La queue de son manteau est portée par le marquis de Gesvres; derrière sa Majesté, le cardinal de Richelieu seul, derrière lui un aumônier qui porte sa queue.
Cet ordre, qui comprenait de droit le roi, les princes de sang, quatre cardinaux, quatre archevêques, quatre évêques, et dont tous les membres jouissaient d'une pension de trois mille livres, a disparu en 1789, ainsi que l'ordre de Saint-Louis et l'ordre du mérite militaire, les seuls qui aient été crées après lui.

                                                                                                           Adrien Desprez.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

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