mardi 29 août 2017

Le Grand-Châtelet.

Le Grand-Châtelet.


Au temps où Paris était tout entier contenu dans la Cité, il ne communiquait avec l'extérieur que par deux ponts: au nord le Pont au Change ou Grand-Pont reliait la cité à la rive droite de la Seine; au midi, le Petit-Pont servait de trait d'union entre la Cité et les faubourgs de la rive gauche. Ces deux ponts ont été reconstruits plusieurs fois, mais toujours à la même place, et ils conservent encore aujourd'hui leurs anciens noms.
Dans ces siècles où les guerres étaient continuelles et les armes fort imparfaites, Paris, dans son île, bravait tous ses ennemis. Mais il fallut fortifier les deux ponts qui donnaient accès au cœur même de la ville. On construisit deux forteresses; l'une bâtie sur la rive droite, à l'entrée du Pont au Change, prit le nom de Grand-Châtelet; l'autre, élevée sur la rive gauche, à l'entrée du Petit-Pont, s'appela le Petit-Châtelet. Au moyen âge, le mot Châtelet, qui signifie proprement petit château, s'appliquait surtout aux châteaux forts qui défendait un pont, une route, un gué ou le passage d'un défilé.
Quelques historiens de Paris ont voulu faire remonter à Jules César ou tout au moins à l'empereur Julien la fondation du Grand-Châtelet; à titre de document, ils citent une inscription latine qui était gravée sur une arcade et qui, dit-on, subsistait encore en 1540: Tributum Cœsaris, Tribut de César. Si cette inscription a réellement existé, elle servait probablement à indiquer le lieu où se faisait le payement soit des droits de péage, soit des droits dus au roi (Cœsar) pour les marchandises entrant dans Paris. Mais elle ne justifie en rien l'hypothèse d'historiens trop désireux de rattacher le Paris moderne à la Lutèce romaine.
Ce qui est certain, c'est que, sous la seconde race des rois de France, et peut-être même sous la première, il y avait à l'extrémité septentrionale du Pont au Change une grosse tour en bois. Plus tard, Louis VI le Gros en fit bâtir une autre, en pierre et en bois, beaucoup plus considérable que la première. On sait quelles guerres Louis VI eut à soutenir non-seulement contre les ducs et comtes ses voisins, mais contre ses propres vassaux, les barons de son duché de l’Île de France; il entoura Paris d'une ceinture fortifiée, et le Grand et le Petit Châtelet furent les parties les plus importantes des travaux de défense. Sur la rive droite, pour entrer dans la Cité ou pour en sortir, il fallait passer sous les voûtes étroites du Châtelet; l'entrée du pont était entièrement obstruée, et les quais actuels de Gèvres et de la Mégisserie n'offraient qu'un talus rapide qui descendait vers la rivière. 
Ce n'est cependant que sous Louis VII, fils de Louis le Gros, que des documents certains attestent l'existence du Grand-Châtelet, qui est appelé, dans une charte de 1147, Castellicum regis. A cette époque déjà, le prévôt de Paris y avait son siège et y exerçait sa juridiction. Quelques années après, Philippe-Auguste recula l'enceinte de Paris, dans laquelle il fit entrer les faubourgs, bien au delà des fortifications de Louis le Gros, et le Grand-Châtelet, négligé alors comme forteresse, fut exclusivement affecté au service de la Prévôté de Paris.
Une partie des bâtiments tombèrent en ruines en 1460; le prévôt et son tribunal furent installés au Louvre, où ils restèrent jusqu'en 1506. En 1657, d'autres parties du bâtiment parurent fort ébranlées; en 1672, un édit de Louis XIV en ordonna la reconstruction, et le Châtelet se releva plus spacieux et mieux distribué qu'auparavant.




Il fut alors tel que notre gravure le représente, c'est à dire une vaste et épaisse construction en maçonnerie, de forme à peu près carrée, avec une cour au milieu, des portes voûtées, des poternes, et occupant presque tout l'emplacement actuel de la place du Châtelet. En relevant le Châtelet par ordre de Louis XIV, on ne conserva des anciens bâtiments que les vieilles tours à toit pointu, entre lesquelles se trouvait l'unique passage conduisant du Pont au Change à la rue Saint-Denis. C'est le côté faisant face à la rue Saint-Denis qu'offre notre gravure et on peut voir très-nettement cet étroit passage.
Du commencement du douzième siècle à la fin du dix-huitième, le Châtelet a été le siège de la prévôté de Paris, dont les attributions très-nombreuses tenaient une grande place dans notre ancienne organisation judiciaire. La prévôté de Paris, qu'on appelait aussi Cour du Châtelet, était en même temps un tribunal d'appel pour certaines juridictions inférieures, et un tribunal de première instance pour certaines affaires qui étaient ensuite portées en appel devant le Parlement. Le lieutenant civil, le lieutenant criminel et autres magistrats du Châtelet avaient aussi des fonctions de police dans la ville de Paris. Dans les cérémonies publiques, ils prenaient rang immédiatement après les Cours souveraines: Parlement, Cours des Aides et Cour des Comptes.
La Cour du Châtelet se divisait en six sections: chambre du parc civil, présidial, chambre de police, chambre du conseil, chambre du juge auditeur, chambre criminelle. Elle se composait d'un prévôt, d'un lieutenant civil, d'un lieutenant général de police, d'un lieutenant criminel, de deux lieutenants particuliers, de cinquante-cinq conseillers et de dix conseillers honoraires, d'un procureur du roi avec huit substituts, de quatre avocats du roi, d'un juge auditeur, d'un payeur de gages, d'une soixantaine de greffiers, de cent treize notaires garde-notes et garde-scel, de quarante-huit commissaires enquêteurs, d'une nuée de procureurs, huissiers à cheval, huissiers à verge, commissaires priseurs, etc. Pour ne pas laisser trop incomplète cette énumération déjà si longue, il faudrait encore citer un grand nombres d'autres employés, des médecins et chirurgiens assermentés et spécialement attachés au Châtelet, et enfin les quatre compagnies du prévôt, du lieutenant criminel, du guet à pied et du guet à cheval.
Les officiers subalternes du Châtelet faisaient tous les ans, le lundi après le dimanche de la Trinité, une espèce de procession à cheval qui se rendait chez le chancelier et de là chez le premier président du Parlement, chez le procureur général et chez le prévôt. C'était une de ces démonstrations bruyantes, telles que les aimaient nos pères du moyen âge, et qui leur servaient en quelque sorte de spectacle et de réjouissance publique, sans que le caractère et la gravité des personnages qui y prenaient part eussent à en souffrir. Nous autres modernes, avec nos habitudes un peu compassées, nous avons peine à comprendre ces mœurs.
La cavalcade dont nous parlons se réunissait dans la cour du Châtelet, tandis que les Parisiens, toujours fort curieux de toutes sortes de spectacles, se pressaient dans les rues voisines. La marche s'ouvrait par une musique militaire. Puis venaient divers individus portant chacun quelque emblème ou attribut de la justice militaire: le casque, la cuirasse, le bâton de commandement, la main de justice, etc. Ils étaient suivis de quatre-vingt huissiers à cheval, derrière lesquels étaient placés des pelotons de trompettes et de timbales; puis venaient cent quatre-vingt huissiers à verge. Ils étaient tous vêtus d'habits courts de couleur diverses. Derrière eux marchaient une centaine d'huissiers priseurs et vingt huissiers audienciers en robe de palais, puis douze commissaires au Châtelet en robe de soie noire. Le lieutenant civil, accompagné d'un avocat du roi et d'un lieutenant particulier, tous trois en robe rouge, terminaient la cavalcade qui était fermée par quelques huissiers et greffiers.
Le Châtelet avait aussi sa Basoche; elle se composait de tous les clercs qui travaillaient chez les notaires, greffiers, procureurs et commissaires de la cour du prévôt. Elle avait pour patron saint Nicolas et se réunissait en un grand banquet le jour de sa fête. Comme la Basoche du Palais, celle du Châtelet jouait, aux quatorzième et quinzième siècles des mystères et des pastorales. Tout clerc qui débutait chez un officier du Châtelet devait payer sa bienvenue qui consistait en six sous parisis. En cas de refus, on lui imposait deux sous de plus et s'il refusait encore, on lui prenait son manteau et son chapeau et on les vendait. C'est ce qu'en style de Basoche on appelait "donner des lettres de béjaune".
Dans les profondeurs des vieilles tours du Châtelet, on avait construit des prisons, au nombre de neuf, qui portaient chacune le nom d'un des supplices inventés par la barbarie franque ou féodale: il y avait les chaînes, le puits, la boucherie, les oubliettes, la fosse, la prison de Fin d'aise, etc. On racontait que cette dernière était remplie d'ordures, de reptiles, d'insectes venimeux; on disait encore, que dans la fosse, les prisonniers avaient les pieds dans l'eau, qu'ils ne pouvaient se tenir ni debout, ni couchés, et que jamais les malheureux enfermés dans l'un de ces deux cachots n'avaient vécu plus de quinze jours. Quelque implacable qu'ait été la justice criminelle au moyen âge, il est à croire qu'il n'y avait dans la peinture de ces prisons une certaine exagération.
Au commencement du quinzième siècle, à l'époque de la lutte des Armagnacs et des Bourguignons, Paris appartint tour à tour aux deux partis; le Châtelet servit tour à tour aux uns et aux autres de forteresse et de prison et fut le théâtre d'horribles massacres. Ce fut la période la plus tragique et la plus accidentée de son histoire.
En 1792, lorsque fut créée notre nouvelle organisation judiciaire, la prévôté de Paris fut supprimée. Les sombres bâtiments du Grand-Châtelet subsistèrent encore quelques années et ne furent démolis qu'en 1802. Avec lui disparurent une foule de rues sombres, étroites, tortueuses: la rue  Saint-Leufroy avec une église du même nom, la rue de la Vallée-de-Misère, la rue de la Triperie, la rue Trop va qui dure, appelée aussi Qui m'y trouva si dur. Sur ce vaste emplacement, on fit la place du Châtelet, au milieu de laquelle fut élevée, en 1807,  la fontaine dite du Palmier ou du Châtelet, en souvenir des victoires d'Egypte.

                                                                                                                        Henri Lemaire.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

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