mercredi 5 juillet 2017

Rabelais faiseur d'almanach.

Rabelais faiseur d'almanach.


Peu de gens savent que l'auteur de Pantagruel fabriquait des almanachs. Rien de plus vrai pourtant, et loin de s'en cacher, il les signait bravement de son nom, comme on peut le voir par la rubrique suivante:
"Almanach pour l'an 1533. Calculé sur le méridien de la noble cité de Lyon, et sur le climat du royaume de France; composé par moy, François Rabelais, docteur en médecine et professeur en astrologie. A Lyon, devant Notre-Dame de Confort."
Hâtons-nous toutefois de dire que le but de Rabelais était uniquement de se moquer des prédictions en tout genre, dont les astrologues et les médecins de son temps remplissaient les almanachs qu'ils faisaient imprimer chaque année. Les almanachs de cette époque ne se bornaient point à l'annonce des phénomènes astronomiques, ils pronostiquaient le bon ou le mauvais temps, prédisaient les événements futurs, contenaient une foule de recettes et d'indications diverses. A chaque jour étaient accolées des rubriques comme celle-ci:
"Bon se saigner, bon se purger, bon battre sa femme."
C'était très-sérieusement que des propositions semblables, la dernière surtout, était énoncées. Nos aïeux, auxquels on a voulu attribuer un esprit chevaleresque qu'ils n'ont jamais connu, avaient au contraire des manières peu galantes, parfois même assez brutales. Un bourgeois de Paris écrivait sur son livre de comptes qui a été retrouvé: "Deux deniers pour le logement; deux deniers pour la nourriture, deux deniers pour l'habillement, deux deniers perdus donnés à ma femme."
Le nombre de gens qui mettaient à exécution le conseil des almanachs était fort considérable, et chaque jour des plaintes de ce genre étaient portées devant l'officialité. Les écrivains satiriques du seizième siècle nous ont raconté l'histoire de cette femme qui traduisit son mari devant le juge d'église, se plaignant d'être battue sans relâche. Le prêtre exhorta le mari à la patience, lui remontrant qu'il devait corriger sa femme, seulement avec l'Ecriture sainte. A peine rentré à la maison, le mari saisit une grande bible in-folio, reliée en chêne très-épais, avec deux fermoirs de fer massifs, et la lance à la tête de sa femme, qu'il corrigea de cette façon avec l'Ecriture sainte. Ce qui montre que ce n'est point là une histoire inventée à plaisir, mais bien un signe caractéristique des mœurs du temps, c'est que parmi les privilèges accordés par les seigneurs à ceux qui viendraient habiter une ville de nouvelle fondation, se trouvait celui de battre sa femme certains jours de l'année: la chose arriva entre autres pour Villefranche, près de Lyon. La phrase suivante était alors une des formules du droit: "Il est permis de battre une femme, mais il ne faut pas l'assommer." Les mœurs ont changé, et aujourd'hui nous mettons en pratique le principe de la loi indienne: "Ne frappe pas une femme, eût-elle commis cent fautes, pas même avec une fleur."
Un des plus curieux chapitres de l'almanach de Rabelais (il en a fait une dizaine) est celui intitulé: Des maladies de cette année. en lisant cette spirituelle satire, on devinera ce que devaient être les prédictions des faiseurs d'almanachs:
"Ceste année, les aveugles ne verront que bien peu, les sourd ouïront assez mal, les muets ne parleront guère, les riches se porteront un peu mieux que les pauvres, et les sains mieulx que les malades. Plusieurs moutons, bœufs, pourceaux, oysons, poulets et canars mourront, et ne sera sy cruelle mortalité entre les cinges et les dromadaires. Ceux qui seront pleurectiques auront grand mal au cousté, le mal des yeux sera fort contraire à le veue; les aureilles seront courtes et rares en Gascogne plus que de coustume. Et régnera quasi mortellement une maladie bien horrible et redoutable, maligne et perverse, espoventable et mal plaisante, laquelle rendra le monde bien estonné, et dont plusieurs ne sauront de quel boys faire flèche. Je tremble de peur quand j'y pense; car je vous dit qu'elle sera épidémiale,  et l'appelle avirroys, VII colliget, faulte d'argent."
Rabelais termine en annonçant les saisons de cette façon:
"En esté je ne scay quel vent courra; mais je sçay bien qu'il doit faire chault et rigour vent marin. Beau fera se tenir joyeulx et boire frais. En automne on vendengera ou devant ou après; ce m'est tout un, pourvu que nous ayons du piot à suffisance. En hyver, selon mon petit entendement, ne seront saiges ceulx qui vendront leurs pellices et fourrures, pour achapter du boys. Tenez-vous chauldement, redoublez les catharres et buvez du meilleur."
Cet almanach valait bien celui du chanoine Mathieu Laensberg fait à la même époque, et fabriqué de la manière suivante. Le brave chanoine dictait ses prévisions à sa nièce.
"Le 23 août, pluie et orage.
-Mais, mon oncle, le 23 août est le jour de votre fête, fit remarquer la jeune fille.
- Alors c'est différent, beau-fixe, mon enfant, beau-fixe!"
Ne nous moquons pas de nos pères, nous partageons leur goût pour le surnaturel; aujourd'hui encore, un almanach sans prédiction n'est pas un almanach, aux yeux des habitants des campagnes, et celui qui obtint le plus de succès est celui de Mathieu de la Drôme, mort depuis longtemps, mais qui a jeté son manteau prophétique sur les épaules de son successeur. Cette nécessité des prédictions donne lieu à des discussions avec la censure du colportage, et ramène des scènes dans le genre de la suivante, qui eut lieu sous le premier empire. Après la disgrâce de Portalis, ce fut un général qui fut chargé de la direction de la librairie. Les deux almanachs de Mathieu Laensberg et du Messager boiteux vinrent lui rendre visite pour s'attirer ses bonnes grâces, et lui remirent un exemplaire de leur publication qui allait paraître. Le général prend le livre, l'ouvre au hasard, et tombe sur une Peste à Rome:
"- Qu'est-ce que cela, s'écrie-t-il, êtes-vous fous? Une peste à Rome, une ville réunie à l'Empire et sa seconde capitale! et vous croyez que je supporterai votre peste.
- Mais général, répondent les deux directeurs tremblants, cela ne signifie absolument rien du tout; c'est une prédiction d'usage comme la chute d'un grand, ou un grand événement. Il n'est pas dit que la chose arrive, seulement comment elle pourrait se rencontrer, il est convenable qu'elle figure parmi les prédictions. Jamais on ne nous a fait de difficultés là-dessus, et M. Portalis voulut bien nous accorder une fois deux pestes et une famine.
- Je ne m'étonne plus qu'il ait perdu sa place à ce métier. Une famine et deux pestes!
- Nous n'en demandons qu'une cette année, Monseigneur, vous ne voudriez pas faire du tort à des pères de familles. L'an prochain nous prendrons le fléau que vous voudrez.
- Voyons, fit le général, je veux être bon prince; vous désirez la peste, vous l'aurez; mais qu'elle m'étouffe si je vous la permets ailleurs qu'en Chine.
- Mais, Monseigneur, elle n'intéressera  personne. Ce que nous pouvons faire, c'est la mettre à Marseille où elle a déjà été.
- Allez vous promenez, cria le général en les poussant dehors, allez à tous les diables.
Puis, se ravisant, il ouvrit les fenêtres et cria aux pauvres rédacteurs qui traversaient la cour tout effarés:
- Je vous permets de la mettre à Londres.

                                                                                                                  Alfred d'Ottens.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

Nota de célestin Mira: Images des almanachs cités dans le texte.






      


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire