dimanche 16 juillet 2017

Les traditions de la place Maubert. (part II)

Les traditions de la place Maubert. (part II)


Dans cette place le dominicain Albert le Grand commenta Aristote sur la physique, devant une foule que ne pouvait contenir les salles destinées au cours, tant était grand le succès du savant. Ce fut bien Albert le Grand qui, selon la légende, fabriqua une fameuse tête d'airain répondant à toutes les questions: saint Thomas d'Aquin, son disciple, brisa cette tête d'un coup de bâton.
D'après une ancienne tradition, la place Maubert a pris son nom d'Albert le Grand.
Mais l'histoire, qui ne s'accorde pas toujours avec la tradition, établit presque sûrement que cette appellation est venue de Jean Aubert, deuxième abbé de Sainte-Geneviève. En effet, la place Maubert figurait autrefois dans la justice et censive de la vaste abbaye qui englobait un quart de Paris.
L'importance du carrefour augmenta, comme centre intellectuel, lorsque les Grands Carmes se transportèrent entre les rues de la Montagne-Sainte-Geneviève, des Noyers et Saint-Hilaire. Dame science élisait domicile au milieu des cabaretiers.
Ces Carmes, appelés d'abord "barrés", à cause de leur manteau barré de blanc et de brun, qu'ils changèrent plus tard en un manteau tout blanc, puis en une robe noire, avec capuce et scapulaire de même couleur, avec une ample chape et un camail blanc par dessus, commencèrent leur longue existence dans la paroisse de Saint-Paul, sur la rive droite de la Seine. Une rue dite "des Barres" rappelle ce premier établissement.
Mais leur couvent, très-considérable, éprouvait de fréquents dommages, par suite des débordements de la Seine.
Ils avaient donc demandé à Philippe-le-Bel quelqu'autre maison pour s'installer d'une façon plus sûre et plus commode. Le roi leur accorda, dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, la maison dite du Lion, laquelle avait appartenu naguère à Pierre de la Broche.
En cette circonstance, Philippe-le-Bel faisait un double acte religieux. Il donnait un logis pour y bâtir un nouveau monastère, et ce logis, il le purifiait. Car Pierre de la Roche s'y était fort diverti; car le roi consacrait au service divin ce qui avait été, jusqu'alors, l'asile de la bonne chère et des plaisirs excessifs.
Seulement, Philippe-le-Bel consignait dans ses lettre patentes (avril 1309) que les Carmes prierait pour lui, pour ses prédécesseurs, et pour sa femme, depuis peu décédée. Ce roi avait grand besoin de prières, afin de forcer les portes du paradis.
Ces bons moines eurent en outre une maison de  Guy de Livry, située dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Le couvent ne tarda pas à devenir riche. Le cardinal Michel Dubec, protecteur des Carmes leur donna sa bibliothèque.
La veuve de Philippe-le-Bel les gratifia de tous ses bijoux, de sa couronne d'or, de ses pierreries, de la ceinture qu'elle avait porté à son sacre, de la fleur de lis d'or dont elle s'était parée le jour de ses noces. Par son ordre, les Carmes vendirent ces précieux bijoux. Avec l'argent qu'ils en retirèrent, ils purent achever leur église.
Plus tard, une autre veuve, celle de Philippe-de-Valois, testa aussi en leur faveur, leur légua un reliquaire d'or, enrichi de pierreries, et où se trouvait, dit la chronique, "une partie d'un clou qui avait servi au crucifiement de Jésus-Christ".
Grande fut l'affluence des spectateurs, à la place Maubert, lorsque six Carmes, revêtus de leurs ornements d'église et accompagnés de tous les autres religieux, se rendirent au palais du roi pour y recevoir la sainte relique. Ils la rapportèrent processionnellement dans leur couvent, en chantant un cantique qui avait été composé exprès pour cette cérémonie.
Deux confréries furent fondées dans l'église des Carmes. La première se plaçait sous le patronage de Notre-Dame du Mont-Carmel; la seconde honorait saint Roch et saint Sébastien.
Les Carmes, d'ailleurs, ne plaisantaient pas sur l'antiquité de leur ordre. Ils la faisaient remonter jusqu'au prophète Elie, qui vivait neuf cents ans avant Jésus-Christ. Selon quelques-uns, lorsqu'Elie fut enlevé dans un char de feu, et qu'il jeta son manteau à son disciple Elysée, ce manteau, qui était blanc, ayant passé par le feu, les parties extérieures furent noircies, et ce qui se trouva dans les replis conserva sa blancheur. Voilà pourquoi, disaient-ils, les Carmes ont porté des chapes avec des bandes noires et blanches.
Monsieur Linguet, curé de Saint-Sulpice, lança un mot plaisant, à propos de leur fondation. On raconte qu'une dame de sa paroisse, ayant fait un testament en faveur des Carmes, l'abbé Linguet en eut connaissance, et s'arrangea de telle manière que la donatrice substitua la paroisse de Saint-Sulpice au couvent d'abord avantagé. En sortant du logis de la généreuse dame, M. Linguet rencontra le prieur des Carmes et un autre moine, qui s'y rendaient. Comme ils voulaient de céder mutuellement le pas.
- C'est à vous de passer, mes pères, dit le curé; vous êtes de l'Ancien Testament, et moi du nouveau.
Le populaire appelait ces moines "Carmes ou Carmes du Mont", à cause de la montagne Sainte-Geneviève, au pied de laquelle on avait planté des charmes, arbres de haute tige.
Le portail de leur église, celui par lequel on allait à la place Maubert, était d'architecture gothique assez belle et délicate. Il consistait en une grande arcade ogive, ornée d'une étonnante quantité de moulures appuyées sur autant de petites colonnes, entre lesquelles s'éparpillaient des feuilles de pampres. Sur le pilier qui séparait les deux portes, on voyait une statue de la Vierge, placée sur un piédestal orné de petites niches. Cette statue avait sur la tête un baldaquin artistement sculpté. A droite de la Vierge, on remarquait la statue de Charles-le-Bel; à gauche, celle de Jeanne d'Evreux, troisième femme de ce roi, princesse dont les libéralités avaient aidé à construire l'église.
Pas de voyageur qui ne contemplât avec curiosité, aux Carmes, une chaire de pierre, style gothique, décorée en bas de niches, abritant nombre de saints. Dans cette chaire, assurait-on, Albert-le-Grand avait souvent enseigné la foule des écoliers.
L'abat-voix, lourd et sans aucune grâce, fut surmonté plus tard des armes de France au temps de Henri II.
Le scapulaire de la chapelle attirait aussi un grand concours de visiteurs. Ce scapulaire avait été envoyé à l'ordre de la Vierge, comme un préservatif universel contre l'enfer.
Il y avait enfin une fort belle croix processionnaire, en cuivre doré, laquelle passa dans l'abbaye royale de Saint-Denis.
Un tableau représentait, l'amende honorable que fit un sergent pour avoir, en 1387, tiré "violentement" de l'église des Carmes deux "escholiers". Le sergent, tout nu, en chemise, tenait une torche en ses mains, et restait agenouillé devant une troupe de religieux.
Non loin de là se lisait l'épitaphe en lettres gothiques, de Gilles Corrozet, le plus ancien auteur des descriptions de Paris:


L'an mil cinq cent soixante-huit,
A six heures avant minuit,
Le quatrième jour de juillet
Décéda GILLES CORROZET,
Âgé de cinquante-huit ans,
Que libraire fut en son temps.
Son corps repose en ce lieu-ci,
A l'âme Dieu fasse merci.

Au-dessous était l'épitaphe de madame Gilles Corrozet, épouse du savant libraire.
L'ordre des Carmes avait des ermitages dans chaque province. Louis XIV leur en fit bâtir un près de Louviers, puis donna aux Carmes de Paris de fort beaux marbres, dont ils se servirent pour décorer leur maître-autel avec très peu de goût. Grâce à des dons successifs et fréquents, leur bibliothèque se composait, en 1784, d'environ douze mille volumes.
Bientôt après, le couvent fut supprimé (1790). Sous la Révolution, son église servit d'atelier pour une manufacture d'armes; elle fut démolie en 1811.

( A suivre)

                                                                                                      Augustin Challamel.

Le Musée universel, revue hebdomadaire illustrée, premier semestre 1875.

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