mercredi 14 juin 2017

Les fiacres et les remises.

Les fiacres et les remises.


Le service des chaises à porteur qui furent si longtemps l'unique véhicule des Parisiens et qu'un entrepreneur avait songé à ressusciter, il y a quelques années, était devenu tout à fait insuffisant au dix-septième siècle, alors que la population croissait d'année en année (1); mais les premiers carrosses à cinq sols de Blaise Pascal ne firent leur apparition qu'en 1662, tandis que dès 1640, un nommé Nicolas Sauvage, facteur des maîtres de coches d'Amiens, installa des voitures qui, toujours attelées, attendaient le bon plaisir des voyageurs. Ces voitures reçurent aussitôt le nom de fiacres auquel il paraît difficile d'assigner une étymologie indiscutable. D'aucuns y voient une allusion à un moine des Petits-Pères, nommé Fiacre, qui venait de mourir en odeur de sainteté et dont l'image aurait été placée, comme une sauvegarde, dans les nouveaux carrosses; ou bien faut-il penser que c'est à cause d'une statuette de saint Fiacre qui décorait la maison de Nicolas Sauvage, sise rue Saint-Martin, en face de la rue de Montmorency? Malgré le peu de rapprochement entre les jardiniers et les cochers, le patron des premiers a toujours servi d'étiquette aux seconds et n'a pu être détrôné par aucune des appellations qui se sont succédé depuis lors.
Les carrosses privés eurent une vogue immédiate et durable. On pense bien que Nicolas Sauvage ne fut pas longtemps maître de ce monopole. En 1703, une ordonnance royale prescrivit le numérotage des voitures afin de permettre aux particuliers de rechercher les objets qu'ils auraient pu y laisser. Le tarif de la course était alors de 25 sols pour la première heure et 20 sols pour les suivantes; mais les cochers élevèrent peu à peu leurs prétentions jusqu'à demander 3 fr. par heure et 50 et 60 livres par journée de remise. Une ordonnance du  conseil d'Etat en date du 20 février 1720, mit fin provisoirement à ces abus. Pendant tout le dix-huitième siècle, d'ailleurs, ces exigences se renouvelèrent, et, toujours combattus, les entrepreneurs et leurs aides n'en restaient pas moins les plus forts. La Révolution rendit pour trois ans la liberté entière à cette industrie; mais les plaintes furent encore bien nombreuses. Le premier empire régla les tarifs et plaça les petites voitures sous la surveillance de la préfecture  de police qui fixa les points de stationnement, les droits que la Ville devait percevoir et infligea des amendes aux délinquants. C'est de cette époque que datent les cabriolets qui furent si longtemps à la mode et dont la forme primitive sera certainement inconnue à nos petits-enfants!
Sous la monarchie de Juillet, il fut décrété que tout voyageur aurait le droit de se faire remettre par le cocher une carte qui mentionnerait à la fois le numéro de la voiture et le prix des courses; en 1841, on créa le poste des surveillants de chaque station qui pointaient les fiacres partant et revenant; c'était à coup sûr deux progrès, mais qu'il en restait encore à accomplir!
Le second empire autorisa et poursuivit la réorganisation complète de ce service en même temps qu'il décrétait celle des omnibus. Sous l'impulsion de l'honorable M. Ducoux, mort récemment, la majeure partie des entreprises particulières se fondit en une seule sous le nom de Compagnie impériale des petites voitures; toutefois mil huit cent cinquante cochers ou entrepreneurs refusèrent ce rachat et protestèrent contre le nouvel état de choses. Il y eut à diverses époques des tentatives de résistance, dont la plus connue, et la plus grave, fut cette grève des cochers qui, en 1865, mit les Parisiens à pied pour quelques jours.
Un décret du 25 mars 1866 rendit de nouveau l'entreprise libre. "Tout individu, y est-il dit, a la faculté de  mettre en circulation dans Paris des voitures de place ou de remise destinées au transport des personnes et se louant à l'heure ou à la course." Mais il était trop tard; la Compagnie avait pris si bien à cœur de contenter le public que celui-ci dédaignait les concurrences qu'autorisait ce décret.
Il convient de distinguer deux parties différentes dans les services qu'elle a organisés: les fiacres ou petites voitures de place, et les voitures de remise et de grande remise. Qui ne connaît les premières? Si insuffisants qu'ils puissent paraître aux amateurs de confort, ils ont pourtant laissé bien loin les fabuleux véhicules dans lesquels on se hissait jadis, et dont on a fait tant de caricatures (2)
Les fiacres, de même que les omnibus, ont, outre les ateliers de constructions d'où ils sortent entièrement construits et où ils ne rentrent que pour être brisés, des dépôts qui les entretiennent et les réparent. Le cocher n'a à s'occuper que du chargement dans Paris; à l'heure où il vient prendre possession de son siège, vers sept heures du matin, un palefrenier a bouchonné et étrillé ses chevaux, un laveur a fait reluire les harnais et la poignée de la portière, un maréchal-ferrant a visité les fers, un vitrier s'est assuré que les vitres étaient intactes. Cela fait, la voiture va séjourner à un des cent soixante emplacements désignés par la préfecture de police et attendre la pratique. Ces voitures dites de place se distinguent par un numéro peint en chiffres d'or.
Passons rapidement sur les voitures mixtes à numéros rouges et arrivons aux voitures de remise. La Compagnie générale a créé, rue Basse-du-Rempart, un établissement immense où près de trois cents chevaux et une centaine de voitures de toutes dimensions tiennent à l'aise. Chose singulière, les écuries sont situées sur deux étages superposés qui descend par une pente très douce, à une cour vitrée de 920 mètres carrés, où se font les attelages. Tout le monde a pu voir, en longeant le boulevard des Capucines, la haute porte cochère par laquelle sortent, les jours de courses ou de fêtes publiques, ces solennels landaus qui reviennent à toutes les noces importantes, ces calèches à la Daumont conduites par des jockeys en culotte blanche, ces coupés de voyage menés par des postillons aussi fringants que ceux de la chanson (3); c'est là que l'envie de paraître trouve de quoi se satisfaire. La Compagnie tient à votre disposition, selon l'état de votre bourse, le huit-ressorts à 1.200 francs par mois, plus 150 francs pour un seul cocher. Le valet de pied coûte 6 francs par jour.Vous faut-il un chasseur? C'est un prix à débattre, à cause du plumet et des broderies; pour peu que vous teniez à prouver que vous êtes de grande maison, on tressera les cheveux de vos jockeys ou de votre cocher, on les poudrera à blanc, on les coiffera d'une perruque, et vous aurez sur la pelouse de Chantilly ou de Longchamps un succès qui ne cessera qu'au moment du quart d'heure de Rabelais (4). La Compagnie est parvenue à donner un si grand air à ces voitures, à ces chevaux, à ces livrées, que plus d'un Parisien endurci y a été trompé lui-même.
Et les cochers, dira-t-on? Ah! les cochers! c'est là le tracas le plus aigu de la Compagnie, le motif le plus fréquent des plaintes du public, la cause la moins facile à combattre de tant de détournements! Ils se recrutent partout: l'Auvergne, l'Alsace, la Normandie, la Savoie en fournissent des centaines. Jeunes paysans, vieux militaires, anciens cochers ou palefreniers de maison bourgeoise, tous sont soumis à une enquête minutieuse de la préfecture, et n'est pas libre qui veut de monter sur ces coussins de cuir. Outre le dossier très-volumineux où figurent toutes les pièces qui concernent le cocher et qui est déposé à la préfecture, il lui faut encore justifier d'une connaissance approfondie des rues de ce Paris où, le plus souvent, il a mis le pied pour la première fois quelques mois avant. On rencontre chaque jour des jeunes gens, les uns en blouse, les autres porteurs du classique chapeau ciré, ayant un brassard au bras gauche et faisant cet apprentissage sous la paternelle surveillance d'un ancien. Ils payent 25 francs pour ce dressage, et après examen qui a lieu généralement avenue de Ségur, au dépôt, en une salle que l'on a surnommé la Sorbonne, s'ils ont répondu d'une manière satisfaisante, ils déposent un cautionnement de 200 francs pour parer aux futures amendes, et deviennent cochers adjoints; ce n'est qu'au bout de six mois qu'ils passent cochers titulaires.
La paye est de 4 francs par jour (sans compter les pourboires); mais il est si difficile d'arriver à la surveillance minutieuse de ce personnel très-varié, et, par principe, très-indépendant, que, dans les bureaux de la compagnie, on estime à 3 francs la moyenne que chaque cocher détourne tous les jours. Il faut le dire aussi, hélas! les cochers n'ont que de vagues notions du tien et du mien. Les objets égarés dans leurs voitures peuvent presque toujours être considérés comme perdus. Cependant, il serait injuste d'omettre que chaque année la préfecture décerne des primes ou des mentions à ceux qui se sont distingués par leur probité.
On a beaucoup parlé, il y a quelques années, de la présence sur les sièges des fiacres, de prêtres défroqués. La vérité est qu'en douze ans, il s'en est présenté un seul dans les bureaux de la Compagnie; mais en revanche, les bacheliers ès-lettres y sont innombrables, et M. Maxime Du Camp affirme qu'en 1866 l'un de ces fiacres était conduit par le fils d'un ambassadeur de France!
Les plaintes inscrites chaque jour par les voyageurs sur les registres des stations ou envoyées directement à la Préfecture sont nombreuses, surtout si on les compare à celles déposées contre les agents des omnibus. Presque toujours le différent roule sur l'exagération du prix que demande le cocher pour circuler après minuit au delà des fortifications. Mais, en cas de surtaxe à restituer aux voyageurs, on a renoncé depuis l'assassinat de M. Juge par Collignon, en 1855, à faire reporter la somme par le cocher fautif (5); elle est mise à la disposition du plaignant, qui en est avisé par lettre; au bout d'un an, s'il ne s'est pas présenté, la somme est versée aux bureaux de bienfaisance.
Ce n'est pas seulement sur les intérêts des voyageurs que la Compagnie doit veiller aux fraudes de toute nature qu'elle s'efforce de combattre par les récompenses, par une surveillance variée, tantôt visible, tantôt occulte, par des amendes, dont le montant reste d'ailleurs à la caisse de secours et de prévoyance qu'elle a fondée, par la mise à pied, par le renvoi définitif. Des prix d'une certaine importance ont été proposés à plusieurs reprises par la Compagnie, par la Préfecture de police et par celle de la Seine, pour l'inventeur qui découvrirait le meilleur compteur; mais ce problème, l'un des plus ardus à coup sûr de la mécanique usuelle, n'a pas été encore résolu. Le contrôle minutieux et permanent qui s'exerce aussi bien à la station du fiacre que pendant ses trajets en ville, vaudra toujours mieux, croyons-nous, que les rouages ingénieux d'une machine dont le cocher parviendrait, quand même, à troubler les combinaisons, car il n'est pas de chasseur à l'affût plus ardent et plus éveillé que ne l'est un homme chargé d'épier un autre, et voilà pourquoi la curieuse, la Préfecture,  inspire aux cochers un respect qu'il serait inutile de lui demander pour les horaires les plus savants et les cadrans les plus compliqués.

                                                                                                                       Maurice Tourneux.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.


Nota de Célestin Mira:

(1) Transport au XVIIIe siècle:


(2) Transport au XIXe siècle:



(3)  Le Postillon de Lonjumeau, Opéra-comique: création octobre 1836.



(4) Le quart d'heure de Rabelais: l'heure de régler l'addition, suivant l'aventure arrivée à Rabelais à Lyon.


(5) Collignon est devenu un terme argotique de mépris signifiant "cocher". Il date le l'assassinat de M. Juge par un cocher dénommé Collignon, qui fut arrêté par Proudhon, rue de l'Ouest et exécuté par la suite. 

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