mardi 27 décembre 2016

Les colonies françaises.

Les colonies françaises.
     à l'exposition universelle.




I
L'Algérie et la Tunisie.

Une bonne moitié de l'esplanade des invalides est occupée par l'exposition des Colonies françaises. Chacune de nos possessions a son coin particulier, qui la distingue des autres, et se trouve représentée par son architecture, ses habitants et ses produits. Le Journal des Voyages ne pouvant se désintéresser de tout ce qui, à l'Exposition universelle, est du ressort de la géographie; il consacrera donc aux pavillons coloniaux quelques articles, dont le premier sera consacré à l'Algérie et à la Tunisie.




Les palais de ces deux pays sont remarquables sous tous rapports. Ceux qui ont visité l'Afrique septentrionale sont d'accord pour reconnaître que les architectes leur ont donné un cachet d'authenticité frappant, ce qui s'explique d'ailleurs par ce fait qu'ils ont emprunté les éléments essentiels des constructions à des monuments du pays. Prenez le palais algérien, considérez-en successivement toutes les parties. Si vous avez visité Alger, vous reconnaîtrez, dans le grand vestibule à arcades le plafond de l’Archevêché; dans le minaret et dans la porte tournée vers l'Esplanade le minaret et la porte de Sidi-abd-er-R'aman; dans l'encadrement de cette porte le mirhab de la mosquée de la Pècherie avec ses arabesques gravées dans le stuc; dans la façade tournée vers la Seine une loggia de la Kasbah. Comment avec des documents semblables, M. Ballu, inspecteur des édifices diocésains d'Afrique, et M. Marquette, architecte  à Alger, n'auraient-ils pas élevé quelque chose de merveilleusement réussi?
Le Palais tunisien, dû à Mr Henri Saladin, a été construit suivant la même méthode. C'est à Kairouan, la ville sainte de la Régence, que M. Saladin a demandé la plupart de ses inspirations, et le grand dôme de la façade postérieure reproduit fidèlement celui de la mosquée de Sidi-Okba, de même que les arcades en marbre du patio sont copiées sur celles de la mosquée de Sidi-Saheb.
Il serait superflu de dire que les traditionnelles boutiques, avec leurs cordonniers, leurs pâtissiers, leurs tisserands, leurs vanniers, abondent sur l'esplanade et complètent l'illusion du visiteur, qui se rappelle avec plaisir une excursion dans les rues d'Alger ou dans celles de la Régence, et l'illusion est d'autant plus complète que l'on a tenu ici encore à être vrai, puisqu'on a copié le Souk de la rue des Étoffes à Tunis.




Dans ces palais, dans ces boutiques, grouille une population indigène que l'on range communément sous la dénomination d' Arabes.
Puisque la géographie n'est pas ici déplacée, nos lecteurs nous permettront bien de leur faire remarquer que cette dénomination est aussi fausse que possible et qu'il n'y a pas en Algérie un million d'Arabes, alors qu'on y rencontre deux millions de Berbères. Tous ces conquérants qui nous ont précédés dans l'Afrique du Nord: Phéniciens, Romains, Vandales, Byzantins ont été absorbé par la race berbère, cette race si vieille qu'elle paraît être autochtone, si pleine de vitalité qu'elle survit à toutes les vicissitudes et a, qu'on nous permette l'expression, berbérisé les Arabes eux-mêmes. En résumé, les Arabes ont apporté et fait triompher en Algérie leur langue, leur architecture et, pendant un temps, leur organisation politique et sociale, mais la prépondérance ethnographique appartient aux Berbères.
C'est à la race berbère, et non à la race arabe, qu'il faut rattacher ces Kabyles, dont un village tout entier a été reconstitué sur l'Esplanade des Invalides. C'est à la race berbère que se rattachent aussi ces Touaregs qui, prisonniers sous leur tente rayée en poils de chameau, vous lancent des regards de mépris et de haine, car ces Touaregs ne nous aiment guère, et on n'a pas oublié les circonstances douloureuses du massacre de la mission Flatters.
Le village kabyle intéressera peut-être le visiteur plus que les palais Algérien et Tunisien, parce qu'il offre au regard quelque chose de moins connu. Quel dommage que l'on n'ait pas pu le construire sur un rocher à pic, que l'on n'ait pas pu, par exemple, copier le rocher et la pittoresque ville de Kaléa! Car les agglomérations kabyles couronnent la plupart des saillies du Jurjura, défiant les agressions et économisant la terre cultivable, qui est rare dans cette région.
Le général Hanoteaux décrit ainsi la demeure kabyle: "La porte, seule ouverture capable de donner au réduit de l'air et de la lumière, est assez basse pour qu'un homme de moyenne taille soit obligé de se baisser pour y passer: elle se trouve à peu près au milieu d'une des longues faces du corps de logis. L'unique pièce d'habitation est divisée en deux parties inégales par un petit mur (baak) qui s'élève à un demi mètre au-dessus du sol.
La portion la plus vaste est habitée par la famille; son étendue est égale à peu près au deux tiers de la capacité de la chambre; elle est un peu élevée au dessus du sol par un pavé en maçonnerie. La portion le plus étroite est réservée aux bestiaux; c'est une écurie assez mal tenue, dans laquelle s'entasse une litière malpropre et où séjournent les déjections animales. Sur le mur qui sépare ces deux compartiments sont rangées de grandes jarres de terre, où on conserve les provisions de fruits secs, de grains et de farine. Au-dessus de l'écurie se trouve une sorte de soupente (thakenna) sur laquelle sont emmagasinés la provende des bêtes et les ustensiles de toute espèce. Dans l'espace réservé à la famille, se rangent des nattes et des tapis, que l'on transforme en lits, en les étendant le soir sur le sol, des coffres et des vases culinaires. A une distance de 0, 30 m ou 0, 40 m de la muraille et au fond de la chambre, une cavité circulaire de quelques centimètres de profondeur à son centre est creusée dans le sol: c'est le foyer domestique (kanoun)." Promenez-vous dans le village kabyle de l'Exposition après avoir lu cette description, due à un homme pour qui la kabylie n'a pas de secret.
Revenons maintenant au Souk. Le quartier des Souks, à Tunis, c'est le Bazar universel, une sorte de "Bon Marché" oriental, une succession de galeries enchevêtrées sans ordonnance, les unes hautes, les unes basses, voûtées, et éclairées par des trous ronds qui laissent voir un coin du ciel. Dans l'épaisseur des murs, une large baie cintrée éclaire la boutique, rehaussée d'un demi-mètre et plus, et où sont accroupis les marchands. L'acheteur ne pénètre jamais dans la boutique: il se contente de demander du dehors au marchand d'étoffes, au chapelier, au fabricant de chechias, au bijoutier, au parfumeur, à l'armurier, au sellier, au tourneur. La plupart des marchands sont juifs, et l'on verra au Souk de l'Esplanade une marchande juive de Tunis en costume du pays.
Il convient de mentionner tout particulièrement la section archéologique de l'Exposition Tunisienne. On y apprendra comment les Romains, par d'admirables travaux hydrauliques, surent combattre victorieusement la sécheresse, le grand ennemi des colons français en Tunisie.

II
Le Tonkin et l'Annam.

On a tellement parlé de l'Annam et du Tonkin depuis les événements qui ont abouti à l'établissement du protectorat français dans cette partie de l'Indo-Chine que les organisateurs de l'Exposition coloniale devaient être naturellement appelés à faire une place assez large à l'architecture, aux productions et même aux mœurs annamites. Parmi les tirailleurs indigènes que l'on a fait venir de nos colonies (de celles, du moins, où des corps de tirailleurs sont organisés), les Indo-Chinois sont de beaucoup les plus nombreux. Ils sont de taille moyenne et imberbe; leurs cheveux noirs et abondants sont relevés en chignon et enveloppés d'une sorte de foulard noir que surmonte, en guise de képi, une simple rondelle plate retenue par des cordons. La face est plate, osseuse, le front large à la partie inférieure, le teint chocolat clair, les yeux à fleur de tête, les paupières épaisses, les mains longues et les doigts noueux, le corps trapu, le bassin large. Leurs dents sont noircies par la mastication de feuilles de bétel enduites de chaux.




En Annam comme au Tonkin, tout village a son esprit protecteur, tout esprit son temple, et l'on ne peut parcourir le pays sans rencontrer à chaque instant des pagodes plus ou moins luxueuses, dédiées à la divinité, aux génies, au roi ou à d'illustres personnages. Généralement, les édifices sacrés sont entourés d'un mur percé en avant d'une porte principale, et, si le monument a des dimensions suffisantes, de deux ou quatre portes secondaires. Ces portes surmontées d'ornements ou de lanternes bizarres, donnent accès dans un cour spacieuse, au fond de laquelle des hangars précèdent parfois la pagode proprement dite, dont le toit, en tuiles rouges et terminé aux angles en forme de sabot, est surmonté d'oiseaux et de dragons baroques. L'autel est sculpté, laqué, incrusté. Devant lui, une grande table autour de laquelle les bonzes, entourés de leurs aides, officient les jours de cérémonie et qui se couvre durant l'office, de fleurs, de fruits, de bougies allumées par les fidèles. On n'oubliera pas, quand on l'aura vue sur l'Esplanade, l'architecture des pagodes. Leur forme spéciale et leurs couleurs voyantes entrent dans l'esprit pour ne plus en sortir. On fera bien de donner aussi quelques minutes au mirador et au tombeau annamites qui se trouvent en face du pavillon le plus rapproché de la Seine.
Les pagodes et les maisons des riches sont construites plus solidement que les habitations du peuple. Celles-ci, vulgairement appelées paillotes sont de simples hangars formés par la réunion d'un certain nombre de fermes en bois portant une toiture de feuilles de palmiers d'eau; elles sont fermées par un lattis de palétuvier, percées devant et derrière d'une porte à charnières, qu'on soulève et qu'on soutient horizontalement pendant le jour. A l'intérieur, des nattes servent de cloisons. Les maisons des riches et les pagodes ont un plancher et un carrelage, des murs en briques, des façades à panneaux ciselés.
Une large place a été faite aux produits annamites, et avec raison, car le meilleur moyen de rendre avantageux notre établissement au Tonkin, c'est de faire connaître les ressources du pays aux innombrables commerçants qui se sont donné rendez-vous à Paris cette année. La basse Cochinchine et le Tonkin sont très favorables à l'agriculture, et sur la frontière laotienne, on a signalé de riches forêts. Le riz, nourriture par excellence des indigènes, est aussi abondant que possible; mais on verra dans les pavillons annamites qu'on récolte aussi dans l'Indo-Chine orientale le maïs, l'igname, l'igname-patate, la patate, le millet, l'ananas, le chinchou, l'arbre à thé, les bourgeons d'aréquier, le bambou, la pastèque, le melon, le manioc, le haricot, l'aubergine, plusieurs espèces d'épices, des fruits variés, des plantes industrielles, des plantes médicinales et des plantes d'ornementation. Les intéressés pourront étudier des échantillons de produits minéraux, et aussi les industries nationales telles que la fabrication des nattes, l'orfèvrerie et les incrustations.
Ceux qui préféreront les études ethnologiques assisteront à l'une des distractions favorites du peuple annamite: le théâtre. M. Dutreuil de Rhins, a vu dans le pays même une de ces représentations. Il rapporte que les musiciens se tiennent accroupis sur les côtés de la scène, que le vulgaire public se tient debout en face des acteurs, et que, par côté, une estrade est réservée aux personnages de marque. La musique (gongs, flûtes, instruments à corde, etc.) est étourdissante. Les acteurs, fardés et travestis, dialoguent et gesticulent, et crient bien plutôt qu'ils ne parlent.

                                                                                                                       P. Legrand.

Journal des Voyages, dimanche 9 juin 1889.

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