samedi 26 novembre 2016

Un centenaire inattendu.

Un centenaire inattendu.


On a célébré, ces jours-ci, un centenaire dont peu de personnes s'étaient avisées: le centenaire des trottoirs de Paris. Il paraît que jusqu'en 1802 les piétons dans la Ville-Lumière, se garaient comme ils pouvaient. Le pavé régnait dans toute la largeur des rues, nous dit M. Montorgueil. C'était sans inconvénient avant les voitures; mais dès que leur circulation augmenta, les infortunés passants durent user de ruse et d'adresse pour éviter les roues ou la fange. On n'entendit que doléances et cris de protestation; l'idée n'était pas encore venue à nos édiles de réserver, sur la largeur de la chaussée, une bande de terrain qui met le piéton à l'abri des accidents.
Ce fut un certain Laborde, fermier-général, qui, le long de la rue Le Pelletier, songea le premier à créer un trottoir. Il allait mettre son projet à exécution quand la Révolution survint et lui coupa le cou. Mais l'idée fut reprise en 1802 par le préfet de la Seine, Frochot, qui chargea un ingénieur irlandais nommé Dillon, professeur d'arts et métiers à l'Ecole centrale, de la mettre à exécution. Par parenthèses, c'est à ce même Dillon qu'on doit le premier pont de fer construit en France, lequel n'est autre que le fameux pont des Arts qui mène du Louvre à l'Institut. Dillon s'acquitta fort bien de la mission qui lui avait été confiée: il imagina un trottoir analogue à celui qui était en usage à Londres depuis plusieurs années, c'est à dire, bordé en pierres calcaires que d'autres pierres demi-circulaires, appelées bornillons, protégeaient de distance en distance contre le choc des voitures.
Le côté fâcheux de cet ancêtre de nos trottoirs actuels, c'est qu'il s'arrêtait devant chaque porte cochère pour reprendre plus loin. Pas de pente douce comme aujourd'hui; il fallait aux piétons chaque fois descendre et remonter. Aussi le public fit-il grise mine aux trottoirs à la Dillon, comme on les appelait, et Frochot, devant cette attitude de l'opinion, n'osa en généraliser l'emploi. C'est en 1823 seulement que l'obligation du trottoir fut imposée pour la première fois aux rues Bayard et Jean Goujon. Peu après, pour encourager les propriétaires des rues anciennes à entrer dans le mouvement, le conseil de Paris s'avisa de leur accorder des primes équivalentes au tiers de la dépense pour les dalles en granit, au cinquième pour les trottoirs en lave.
Du coup, la plupart des rues changèrent d'aspect. La prime fit cette merveille de sortir de leur routine les bourgeois les plus encroûtés. C'est un système qu'il faudrait peut-être étendre chez nous à toutes les branches de l'activité sociale.

                                                                                                                    Tiburce.

Les Veillées des Chaumières, 24 septembre 1902.

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