samedi 26 novembre 2016

A propos de quelques pierres du vieux Montauban.

A propos de quelques pierres du vieux Montauban.



Regardez-les bien, je vous prie;
Bientôt vous ne les verrez plus.

Il n'est pas ici hors de propos, le refrain de la chansonnette qu'on chantait quand j'étais enfant. -Chanson nouvelle alors, maintenant sexagénaire, combien ils sont rares aujourd'hui ceux qui peuvent encore se souvenir de toi!- je reprends mon dire.
C'est précisément à point qu'il m'est revenu en mémoire, ce vieux refrain oublié, puisqu'il s'agit de la porte du Griffoul, ou, si l'on veut, du Griffon, destinée, dit-on, à disparaître bientôt sous le nivellement d'un boulevard. Il faut donc se hâter d'aller la contempler, si l'on tient à trouver debout encore le dernier reste du mur d'enceinte, fortement remparé autrefois de gazon et de briques, et percé de six issues d'où sortirent, de 1120 à 1629, tant de vaillants Montalbanais, pour aller par delà la Garrigue, le Tescou, et voire même le Tarn, sinon vaincre l'ennemi, du moins résolument affirmer leur foi et mourir en défendant leurs franchises.
Elles seraient couvertes de dates mémorables et de noms glorieux, ces vieilles pierres qu'on ne verra plus, si, à chaque génération de nos temps d'héroïque ferveur pour la liberté de conscience et de dévouement à la cité, une main pieuse eût pris soin d'inscrire, sur ces témoins des grandes actions accomplies par de grands citoyens, le souvenir des événements contemporains. Elles ne sont pas muettes, cependant, ces pierres qui n'ont eu à transmettre aux générations futures ni des noms, ni des dates. A défaut d'inscription, comme elles portent, en témoignage de luttes soutenues, l'empreinte des balles et la trace profonde des boulets, on peut dire qu'elles parlent par leurs blessures.
Sans remonter à l'époque douloureuse où Raymond VII, le dernier comte de Toulouse, affaibli jusqu'à l'épuisement, se vit contraint de raser les fortifications de Montauban et de faire place libre, dans sa ville fidèle, à l'Inquisition triomphante qui vint s'y établir et y perpétrer souverainement sa justice, il est des millésimes qu'on ne doit pas oublier quand on regarde les débris du passé; celui-ci par exemple: 1360.
Depuis le désastre de Poitiers (19 septembre 1356), le roi Jean, vaincu par le prince Noir, était prisonnier d'Edouard III, quand, par le honteux traité de Brétigny, celui-ci s'assura la possession de onze provinces françaises, sans préjudice de ses droits acquis, ici par trahison, là par conquête, sur les villes de Guines et de Calais. Or, parmi ces onze provinces, qui ne devait plus relever que de la couronne d'Angleterre, était compris le Quercy dont Montauban faisait partie. Le Quercy s'était soumis, mais non pas tout entier; les Montalbanais déclarèrent que dût la population périr et la ville être anéantie, Montauban ne reconnaîtrait pas le traité. Et aussitôt, prévoyant une attaque prochaine, chacun se mit à son devoir: les consuls en permanence dans la maison commune, le peuple armé dans les bastions et les tours. Tous croyaient si bien le cœur du vaincu de Poitiers à la hauteur de leur patriotisme, qu'ils auraient volontiers répondu, comme par défi, à l'ennemi les sommant de se rendre: Hors qu'un commandement exprès du roi nous vienne. Ce commandement vint.
Un jour, la herse d'une des portes de Montauban fut levée, celle du Griffoul peut-être? et on abaissa le pont-levis devant un messager du roi de France prisonnier. Il était porteur d'une lettre adressée par Jean II à ses "amez et féals les consuls, université et habitants de Montalban." Rappelant le traité de Brétigny, Jean ajoutait: "Nous prions et requérons et mandons, commandons et strictement enjoignons que vous entriez en la foi et hommage de notre dit frère le roi d'Engleterre."
On doit supposé que ce ne fut pas sans avoir résisté quelque temps encore que les Montalbanais se résignèrent à céder aux ordres de Jean II; car il se passa plusieurs mois entre l'envoi du message royal et le jour où l'Anglais Jean Chandos prit possession de Montauban au nom d'Edouard III son maître. Ce malheur public eut lieu le 20 janvier 1361.
Depuis lors, et pendant un demi-siècle, autant de fois que les portes des Carmes, de Montmurat, du Moustier, des Campagnes et du Griffoul durent s'ouvrir devant l'ennemi vainqueur, autant de fois aussi Montauban les referma derrière l'ennemi en fuite. Ces alternatives d’allègement et de servitude se continuaient encore en 1414, lorsqu'un jour, les Anglais étant sortis de la ville, les Montalbanais, par un dernier effort de patriotisme, les empêchèrent d'y rentrer. "Depuis ce jour glorieux, dit un historien, Montauban n'a plus revu l'étranger."
La paix cependant ne leur fut pour longtemps donnée. Ancienne place de guerre des Albigeois, Montauban vit l'agitation religieuse diviser de nouveau ses habitants, quand le sentiment national eut cessé de les réunir contre l'ennemi commun. Après un siècle et demi d'émeutes, parfois sanglantes, dans les rues, et de combats en rase campagne, les Montalbanais purent enfin se flatter qu'ils avaient conquis le droit d'invoquer Dieu selon leur croyance. Par son édit de pacification, signé à Saint-Germain en Laye, le 15 août 1570, Charles IX ouvrait aux calvinistes l'entrée à toutes les charges du royaume et leur accordait quatre places de sûreté: la Rochelle, Cognac sur la Charente, la Charité sur la Loire et Montauban sur le Tarn. L'édit de Saint-Germain avait interdit aux catholiques le séjour à Montauban, l'édit de Nantes (1598) leur permit d'y revenir. On voudrait n'avoir pas à dire que les religionnaires, opprimés durant tant de siècles, furent oppresseurs à leur tour, et qu'ils contestaient aux autres cette liberté de conscience qu'ils avaient si longtemps et si justement réclamée pour eux-mêmes.
Laissons maintenant s'écouler vingt années. Louis XIII régnant a ordonné, même par la force des armes, le rétablissement du culte catholique dans le Béarn. Le midi de la France s'émeut, s'indigne, se soulève. La Rochelle et Montauban se préparent à se défendre contre l'invasion de l'armée royale dont on les menace. Henri de Rohan, généralissime des calvinistes, est venu à Montauban visiter les fortifications et tracer le plan des ouvrages qui doivent les compléter. Calculant les obstacles et la résistance qui pourront retarder la marche de l'ennemi. Henri de Rohan n'accorde que quinze jours aux Montalbanais pour l'achèvement de ces travaux. Dupuy, le premier consul de la ville, répond que quinze jours lui suffisent, puisqu'il a quinze mille ouvriers. Il appelait ainsi au travail la population toute entière, et toute la population répondit à son appel. Le quinzième jour, Montauban était si solidement fortifié qu'une armée de vingt mille hommes ne put la réduire, même après quatre-vingt-six jours de siège.
Ce fut le 17 août 1621 que la vedette qui faisait le guet au faîte du clocher de la tour Saint-Jacques signala la venue de l'armée royale. Et voilà qu'aussitôt le tocsin sonne, et que tout d'une voix, de la maison commune aux bastions les plus avancés, du haut des tours, et dans les rues, hommes, femmes, enfants, vieillards, entonnent le psaume de la délivrance:

Donne-nous ton secours d'en haut
Contre celui qui nous assaut.

Nous l'avons dit, le siège dura quatre-vingt-six jours. Le connétable de Luynes commandait l'armée, le roi y vint en personne, sept maréchaux de France y prirent part, plus de vingt mille coups de canons furent tirés, plus de seize mille hommes périrent, et Montauban ne fut pas pris. Roi et connétable de France, maréchaux que la mort avait épargnés, débris de l'armée, hommes et machines de guerre, regagnèrent honteusement le chemin par lequel ils étaient venus.
Huit ans après, Richelieu, vainqueur de la Rochelle, accorda la paix à Montauban, sous la condition que ses remparts seraient démolis.
Un curieux fragment de ces remparts élevés pour la défense des libertés civiles et religieuses avait échappé à l'arrêt de destruction: il est de nouveau condamné; cette fois non plus comme sacrifice humiliant, mais dans un intérêt d'agrément, pour offrir à la population montalbanaise la jouissance d'une nouvelle promenade.




Avant que cette porte du Griffoul, qui doit son nom à la vielle fontaine près de laquelle elle est située, ait pour toujours disparu, un enfant de la ville, artiste éminent,  M. André Albrespy, a voulu en conserver l'image. Qu'il lui soit tenu compte de sa patriotique pensée! Si minces qu'elles soient, il ne faut rien perdre des miettes de la patrie; elles sont la manne sacrée dont se nourriront les générations futures de bons citoyens; les transmettre au moins par le souvenir, c'est faire de son talent un noble usage.

Le Magasin pittoresque, juin 1866.

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