mercredi 28 septembre 2016

Rue des Marmousets. Part VI.

Rue des Marmousets.
                 Part VI.



C'était jour de fête à Paris, et bien que continuellement remplie, la maison aux Marmousets regorgeait encore à cette occasion d'une foule plus compacte de visiteurs.
Assis sur une estrade, en véritable roi, l'heureux pâtissier dominait d'un air fier et protecteur cette foule avide qui lui payait si généreusement tribut. Le sourire insolent qui donnait une singulière expression à sa figure pouvait être la traduction d'une double pensée; la première, inspiration de l'orgueil, eût été celle-ci: " Que deviendraient-ils sans moi?" La seconde, fille de l'astuce, eût été celle-là: " Les niais! s'ils connaissaient mon secret!"
Toujours est-il que sa fortune, au train dont les choses allaient, s'arrondissait dans des proportions effrayantes; dix ans seulement d'un pareil produit lui aurait permis d'acheter Paris au roi, pour peu qu'il en eût la fantaisie.
Au moment où la foule des gourmands était le plus serrée et où de toutes parts s'échappaient les exclamations admiratives et enthousiastes de: "Parfait! délicieux! ravissant! c'est du nectar! c'est de l'ambroisie!"; car à cette époque le langage mythologique était fort à la mode, un cri, un seul cri poussé du sein de la masse commanda comme par miracle le silence le plus profond... et aussitôt on vit, fendant la foule, les vêtements en lambeaux, les cheveux épars, l’œil sanglant, une femme qui, s'adressant à tout ce peuple que sa fureur épouvantait, s'écria: "Malheur et crime! Savez-vous donc, vous tous, misérables esclaves du démon de la gourmandise, quels mets impies vous dévorez ici?... Profanation qui appelle les foudres célestes!...
C'est de la chair humaine que vous venez vous repaître; c'est le sang humain qui sert à ces produits sans nom; c'est la graisse humaine qui leur donne cette saveur infernale qui vous a damnés tous!"
A cet apostrophe étrange, imprévue, un murmure d'horreur est la seule réponse, et la femme continuant:
"Vous vous refusez à le croire, n'est-ce pas? Oh! c'est la vérité pourtant. Savez-vous ce que deviennent ces milliers d'enfants qui disparaissent chaque jour du milieu de nous sans qu'on ait pu jamais en retrouver de traces?  Eh bien, ils servent à vos banquets maudits. Y-a-t-il parmi vous des mères qui aient perdu leur enfant? Elles me croiront, celles-là! car, moi aussi, je suis une mère qui ai perdu mon enfant. Mais Dieu a eu pitié de mes larmes; sa mère, la vierge bien aimée, n'a point trompé la confiance que j'avais mise en elle; tous deux n'ont pas voulu m'enlever à la fois et mon époux et ma fille! Oh! ma fille, il me faut ma fille, il me faut mon enfant!..." et en poussant ce cri terrible, répété par mille autres voix de mères, elle s'élança dans l'intérieur de la maison, suivie d'une foule de femmes qui se précipitaient sur ses pas.
Et en effet, le crime monstrueux dénoncé par la mère d’Éveline s'accomplissait ainsi qu'elle l'avait proclamé. Chaque soir, pourvoyeurs sans nom dans la langue des hommes, des misérables parcouraient les rues et s'emparaient de tous les enfants qu'ils pouvaient trouver ou faire tomber dans leurs pièges meurtriers.
Amenés à la maison des Marmousets, ces innocentes créatures étaient gardés dans des réduits, muets pour leurs cris et leurs touchantes supplications; elles y restaient souvent longtemps, souvent nombreuses, suivant les besoins de l'abominable industrie.
A cette foudroyante dénonciation de la mère, l'infâme inventeur de ces crimes monstrueux était resté d'abord interdit, frappé de stupeur; mais, sûr de son secret, et de l'impossibilité de découvrir aucune preuve contre lui, il reprit bientôt son audace et tenta un moyen d'échapper au danger. Ce moyen était perfide, mais sûr; c'était de faire passer la pauvre mère pour folle, et déjà il avait tourné les esprits en sa faveur, lorsqu'un bruit du dehors se répandit à l'intérieur, annonçant que la maison était entourée par les milices de la prévôté.
Une dernière ressource, une lueur d'espoir restait encore au pâtissier maudit; c'était de gagner une des cachettes introuvables qu'il avait fait construire et dont seul il possédait le secret; mais au moment où d'un bond désespéré il s'était élancé du haut de son estrade vers l'issue qui conduisait à ses retraites souterraines, il se trouva tout à coup arrêté par la mère, qui, lionne en furie, lui enfonçait ses ongles dans la chair et le clouait à sa place, immobile et glacé d'effroi.
La veuve de Christian ne s'était point trompée dans son espoir; elle avait retrouvé son Éveline que les femmes rapportaient en triomphe.
A cette vue un transport de juste colère s'empara de la multitude; un seul cri s'échappa au même instant de toutes les bouches: A mort, à mort l'infâme! Et sans l'intervention des soldats du grand prévôt, qui avaient pénétré dans la maison le misérable eût été mis en pièces par ce peuple en furie.
Cependant si le coupable fut réservé pour la justice plus lente, mais plus digne des lois, on abandonna ce repaire maudit à la vindicte du populaire, qui détruisit la maison aux Marmousets au point de n'en pas laisser une pierre sur l'emplacement qu'elle avait occupé. On éleva au lieu où fut commis ce crime, dont la fable antique fournit seule des exemples, une pyramide qui en rappelait le souvenir, ainsi que celui de son expiation.
Ce ne fut que sous François 1er que l'on abattit cette pyramide et qu'il fut permis, par lettres patentes, à Pierre Belet, conseiller au parlement, de faire rebâtir sur cette place rasée et restée nue jusque-là. L'avis du législateur à cette époque était que, quand des crimes sont si épouvantables, il faut en faire disparaître tous les vestiges pour rendre ces crimes incroyables.
Comme on avait cru politique et moral de donner prompte satisfaction au peuple de Paris qui avait élevé un cri universel de réprobation contre ce scélérat sans égal, dès le jour même son procès fut instruit, son arrêt prononcé, sa sentence exécutée; il fut mis à la torture ordinaire et extraordinaire lui et ses trois complices; roué, puis brûlé vif avec sa femme et ses deux enfants.
Le soir de ce jour, tandis qu'une population ivre de vin et de sang dansait en hurlant des malédictions autour du bûcher de ces misérables, la veuve de Christian, portant son Éveline sur son cœur, priait avec ferveur et amour, dans un coin retiré de la silencieuse cathédrale, et, comme gage de sa foi reconnaissante, déposait sur l'autel de la Vierge la médaille qu'elle avait mise au cou de son enfant, en souvenir de la protection qu'elle lui avait obtenue.

                                                                                                                       Victor Herbin.

Journal des demoiselles, mars 1843.

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