mardi 9 août 2016

Massenet.

Massenet.


Massenet, le compositeur d'Esclarmonde, dont nous avons donné le scénario dans notre précédent numéro, est un homme heureux, disent ses ennemis. On oublie que la fortune ne favorise que les hommes de génie ou de talent, parce qu'ils aident leur bonheur par un travail acharné et une persévérance opiniâtre. Jamais, en effet, il n'y eut plus grand travailleur que Massenet. Sa carrière si bien remplie le prouve.





Il est né le 12 mai 1842 à Montaud, devenu depuis un faubourg de Saint-Etienne, où son père dirigeait des forges importantes. Se sentant une vocation irrésistible pour la musique, il vint à Paris et entra au conservatoire dans la classe de solfège. Il avait alors dix ans à peine. Il obtint dès la première année un 3e accessit, puis l'année suivante, également un 3e accessit de piano. Sa mère, devant un si faible résultat, pensa que son fils s'était trompé sur sa destinée musicale et refusa de lui faire continuer ses études.
Mais l'enfant, un beau matin, s'enfuit du logis paternel, partit à pied et arriva à Lyon dans le plus complet dénûment. Sa mère le fit chercher par les gendarmes, qui ne tardèrent pas à le rattraper. Pourtant les supplications de son fils émurent Mme Massenet; elle consentit à une nouvelle épreuve. les progrès furent lents, mais Massenet, je l'ai dit, était un travailleur infatigable. Jules Vallès, qui l'a connu tout enfant, a raconté qu'il étudiait son piano jusqu'à dix heures par jour, dans une chambre misérable, que rien ne pouvait le distraire et que, pour ne pas perdre son temps, il suivait et partageait les conversations de ses amis tout en jouant des gammes et des exercices.
A la même époque, il entra dans la classe d'harmonie de Bazin. Mais le professeur, je ne sais pour quelle raison, le prit bientôt en grippe et le chassa de sa classe en disant qu'il n'arriverait jamais à rien. Particularité curieuse: Massenet, en 1878, fut le successeur de Bazin au Conservatoire et à l'Institut.
Rien ne pouvait décourager l'élève. Renvoyé des cours de Bazin, il suivit ceux de Reber, qui ne tarda pas à reconnaître les facultés du jeune enfant. Il passa ensuite dans la classe de composition d'Ambroise Thomas, où il obtint toutes les récompenses. Enfin, en 1863, il remporta le prix de Rome avec sa cantate portant le titre de David Rizzio, et partit pour l'Italie.
De retour à Paris, il fit exécuter aux concerts populaires, sa première Suite d'orchestre* (24 mars 1867). Rappelons, en passant, que Massenet est le premier compositeur français qui ait écrit une Suite d'orchestre. C'est lui qui ressuscita ce genre créé par Bach et repris ensuite par Lachner. L'oeuvre symphonique ne réussit guère: on l'accueillit par des bordées de sifflets.
Le 3 avril suivant, Massenet fit son début au théâtre avec la Grand'Tante**, opéra-comique en un acte, qui fut chanté à la salle Feydeau, par Mlles Heilbron, Girard et M. Capoul. Puis il présenta au concours des compositions, ouvert par l'Opéra, la Coupe du roi de Thulé (3*). Sa partition ne fut pas goûté par les juges, qui lui préférèrent celle de M. Diaz.
A ce propos, un des biographes raconte que Massenet "alors dans l'influence des idées ultra-wagnériennes", détruisit la Coupe, parce que, de l'aveu même de l'auteur, son oeuvre était la plus étrange qu'il se pût rencontrer." Le fait est absolument inexact: Massenet était satisfait de sa partition, il l'a prouvé en replaçant les morceaux principaux de la Coupe dans le Roi de Lahore et dans plusieurs opéras qui ont été représentés par la suite.
Pendant les quatre années qui suivirent, aucune oeuvre de Massenet n'est exécutée en public. Il continue pourtant à écrire beaucoup, mais rien ne voit le jour, aucun éditeur ne veut de ses œuvres! Par hasard, il rencontre M. Hartmann, qui venait de s'établir boulevard de la Madeleine, il lui offre le Poème d'avril (4*), le Poème du souvenir, composés sur les délicieux vers d'Armand Silvestre. L'éditeur, jeune comme lui, s'enthousiasme de cette musique pleine d'expression, de charme et de passion; il la publie luxueusement, en petit, en grand format, ne doutant pas du succès. Hélas! il fallut en rabattre! Les musiciens, auxquels M. Hartmann en fit don, en furent ravis; mais il ne s'en vendit pas cent exemplaires en trois ans.
Le 26 novembre 1871, Pasdeloup (5*) exécute les Scènes Hongroises. Le succès qu'elles obtiennent engage Massenet à écrire une oeuvre plus importante. M. Harmann lui bâtit le scénario de Marie Magdeleine (6*), que Louis Gallet versifie. Le compositeur se met passionnément au travail au commencement de l'automne 1871; mais il n'achève la partition qu'à la fin de janvier 1872, parce que, dans cet intervalle, il a écrit un opéra-comique en trois actes, Don César de Bazan, représenté à l'Opéra-Comique le 30 novembre 1872, avec Mmes Galli-Marié, Priola, MM.  Bouhy, Lhérie et Neveu. Le public lui fit bon accueil: Don César de Bazan eut plus de trente représentations. L'oeuvre, qui a été reprise l'an dernier, à Genève et sur plusieurs scènes de province, a obtenu partout la même faveur (7*).
Je reviens à Marie-Magdeleine. Ce drame sacré, en lequel Massenet avait mis toute son âme, fut soumis à Pasdeloup, qui n'y reconnut aucune qualité et qui refusa net de la jouer à son concert spirituel.
Peu de temps après, Vaucorbeil, alors commissaire du gouvernement près des théâtres subventionnés, ayant décidé M. Duquesnel, directeur de l'Odéon, à donner des pièces mêlées de musique, chargea Massenet d'écrire des chœurs et des morceaux symphoniques pour les Erinnyes (8*) de Leconte de Lisle. A la même époque, Bizet écrivait son Arlésienne, qui fut donnée, le 1er octobre 1872, quatre mois avant les Erinnyes (6 janvier 1873). C'est par cette oeuvre musicale que M. Colonne, jusque là second violon des Concerts populaires, débuta comme chef d'orchestre. M. Hartmann, ayant trouvé en lui un musicien fort remarquable, pensa qu'avec les instrumentistes excellents qu'il dirigeait, on pourrait fonder à l'Odéon, des concerts analogues à ceux de Pasdeloup. Il se mit à la tête de l'entreprise et y consacra son intelligence et son argent. Grâce à lui, on connut beaucoup d’œuvres inédites de Bizet, Lalo, Théodore Dubois, Paladilhe, etc. et naturellement celles de Massenet. De son auteur favori, il fit exécuter les Scènes pittoresques (9*) et Marie-Magdeleine (11 avril 1873).
Le 18 mars 1875, M. Lamoureux, qui avait organisé la Société de l'Harmonie sacrée au Cirque d’Été, donne Ève (10*), mystère en trois parties. Le compositeur est acclamé et, depuis ce temps, Massenet marche de triomphe en triomphe.
Personne n'ignore l'éclatant succès du Roi de Lahore, (Opéra, 26 avril 1877); d'Hérodiade (théâtre de la Monnaie de Bruxelles, 17 décembre 1881), reprise au Théâtre-Italien de Paris, le 1er février 1884; de Manon (Opéra-Comique, 19 janvier 1884; du Cid (Opéra, 30 novembre 1885) dont nous donnons ci-dessous un extrait (11*). 



En 1886, Massenet a écrit un grand opéra, Werther, qui n'a encore été représenté nulle part, mais dont la partition est déjà gravée.
J'ai dit plus haut que Massenet avait succédé à Bazin au Conservatoire et à l'Institut; en effet, il a été nommé professeur de composition le 7 octobre 1878, et membre de l'Institut le 31 du même mois. Chevalier de la Légion d'honneur en 1875, il a reçu la rosette d'officier le 1er janvier 1888.
La place qui m'est réservée ne me permet pas de parler des nombreuses compositions vocales et symphoniques écrites par Massenet; pourtant je ne pourrais passer sous silence: ses deux volumes de Mélodies; les poèmes (Pastoral, d'Octobre, d'Amour, d'Hiver), la Vierge, exécutée aux concerts historiques de l'Opéra (27 mai et 3 juin 1880); Narcisse, Biblis, idylles antiques; le Roman d'Arlequin; l'Ouverture de Phèdre; les Scènes napolitaines,
Dramatiques, Alsaciennes; les scènes de Bal; la musique de scène pour Théodora; le Crocodile, etc. (12*)
Esclarmonde, opéra romanesque que l'Opéra-Comique vient de représenter a été commencée le 12 avril 1888 et terminée, c'est à n'y pas croire, au commencement du mois de juillet suivant. Il est vrai que Massenet, quand il écrit les premières notes d'une oeuvre, l'a déjà composée tout entière dans sa tête; ce n'est plus alors qu'un travail de transcription.
Je n'ai rien à dire d'Esclarmonde (13*) que tout Paris a déjà salué de ses applaudissements: c'est une oeuvre originale d'une fantaisie charmante, pleine de poésie et de passion, et qu'elle augmentera encore, si c'est possible, la gloire de Massenet.

                                                                                                           Julien Torchet.

La Petite Revue, premier semestre 1889.



* Nota de célestin Mira: Quelques illustrations sonores.


 Suites d'orchestre n° 4 et 5.









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3*



4*


5* En 1861, Jules Pasdeloup fonde un orchestre symphonique associatif qu'il appelle "Concert populaire". l'orchestre Pasdeloup, est toujours en activité de nos jours.


6*



7*



8*



9*



10*



11*









12*












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