lundi 22 août 2016

L'échauffourée de Jérusalem.

L'échauffourée de Jérusalem.

Jérusalem, 7 novembre.

Le 4 novembre, une violente bagarre s'est produite à Jérusalem, sur le parvis même du Saint-Sépulcre, entre des moines grecs orthodoxes et des religieux franciscains.
A première vue, la cause originelle du conflit peut paraître puéril: il s'agissait d'une question de balayage: mais elle emprunte de l'importance à ce fait que, dans les conventions réglant l'état des Lieux Saints, le droit au balayage de telle ou telle partie impliquent pour ceux qui l'exercent une sorte de droit de possession.
Jusqu'alors, outre l'escalier d'une douzaine de marches de la chapelle dite "des Francs", les Latins ou catholiques balayaient deux ou trois dalles du parvis; tel est le privilège que les Grecs leur contestaient et entendaient leur disputer. Le litige avait d'abord été soumis à l'arbitrage du pacha, qui, d'accord avec le consulat de France, l'avait tranché en faveur des Franciscains. C'est alors que les Grecs, loin de se résigner, résolurent, pour arriver à leurs fins, de recourir à la force brutale.

***

Dans les gorges sauvages du Cédron, au fameux couvent de Saint-Sabbas, et dans les mornes solitudes de Jéricho, vivent retirés du monde des moines, moitié solitaires, moitié colons, venus là d'un peu partout: Grecs des îles, Bulgares ou Valaques, gens incultes et grossiers, ressemblant moins à des religieux qu'à des brigands. C'est eux que les Grecs plus corrects de Jérusalem chargèrent d'accomplir le triste exploit qu'ils méditaient. Dans la nuit du dimanche 3 novembre, ils répondaient à l'appel, et le lundi matin, au moment du balayage, ils étaient là, tous réunis, prêts à marcher, ne dissimulant pas leur joie d'avoir l'occasion de molester l'ennemi séculaire, le latin, le frandji, d'assouvir une haine qui couve depuis longtemps chez eux. On pouvait les voir, quelques heures avant l'échauffourée, errer impatients sur le parvis, et déjà les yeux s'allumaient de façon inquiétante dans ces visages farouches, encadrés de barbes hirsutes.




Aux ordres du pacha prescrivant de laisser le champ libre aux Franciscains dans leur domaine habituel, les Grecs avaient opposé un refus formel. Ce furent, toute la matinée, des allées et venues entre le Saint-Sépulcre et le sérail; on attendait toujours que la troupe vint faire exécuter les décisions de l'autorité. Les Franciscains s'étaient aussi assemblés dès le matin, en assez grand nombre, afin de protester contre toute violation de leurs droits; ils se promenaient sur la place, ou attendaient patiemment, assis sur les dalles du parvis; mais c'est surtout dans le fameux escalier que les deux camps déjà se montraient bien distincts: en haut, les latins; en bas autour des dalles disputées, les Grecs.




Vers midi, l'attitude  de ceux-ci devenait plus agressive. D'autre part, la foule exclusivement composée de fidèles orthodoxes, grossissait sans cesse, et les terrasses des couvents grecs qui, de tous côtés, dominent le parvis, se garnissait d'une populace hostile et gouailleuse. Le soleil, un lourd soleil d'automne dardait ses rayons implacables sur les groupes pressés depuis six heures du matin dans cet espace étroit; une bagarre était imminente, d'autant plus que les mesures d'ordre se réduisaient à la présence de quelques agents de police et d'une demi douzaine de gendarmes armés de courbaches.
Vers trois heures, sous un prétexte futile, à propos de coups de coude entre voisins trop serrés, une dispute s'engage dans l'escalier. Alors, sans attendre davantage, les moines noirs (les Grecs), au nombre d'une cinquantaine, se précipitent, escaladent les marches où se tiennent une vingtaine de moines gris (les Latins), se hissent sur les bases des colonnes: on s'insulte, on se menace du poing, on se bouscule, on échange même quelques coups.
Les gendarmes réussissent à se glisser entre les deux groupes, et l'effervescence commençait à se calmer, quand tout à coup, lancée de la terrasse du couvent de Saint-Abraham, haute de plus de 12 mètres, une pierre pesant 10 kilos, un vrai pavé, vient s'abattre au milieu du groupe compact des franciscains. C'est le signal de l'attaque décisive: la police débordée bat en retraite, la mêlée devient furieuse, au pied de l'escalier envahi. Les pierres continuent à pleuvoir des terrasses voisines; les robes grises se rougissent de sang; des balcons des couvents, une foule de curieux, des femmes, des enfants, applaudissent à ce lamentable spectacle en poussant des cris de joie.
Des communautés voisines, on apporte, à brassées, aux moines grecs, des gourdins et des massues de chêne vert, tandis que les Franciscains n'ont pour tout arme que leur parasol. Ne pouvant riposter, au moins essaient-ils de se défendre et de désarmer leurs agresseurs: mais comment tiendraient-ils tête à ces forcenés. Un à un, ils tombent assommés, sont foulés aux pieds; ils ont poussé leur courageuse résistance jusqu'au bout, sans céder le terrain.

***

Cette scène barbare avait duré vingt minutes. Enfin, la troupe arrivait, séparait les derniers combattants et occupait militairement la place. Il était un peu tard: seize Franciscains de diverses nationalités, mais tous protégés de la France avait reçu des blessures graves, et parmi eux le Père vicaire custodial. Du côté des Grecs, on ne comptait aucun blessé.




A 4 heures, les cloches grecques du Saint-Sépulcre sonnaient à toute volée, annonçant les premières vêpres de Saint-Jacques, bientôt célébrées solennellement dans la basilique, en présence des archimandrites, et le soir même, sur la coupole, la croix grecque illuminée se dressait comme pour exalter la victoire, pourtant si peu glorieuse, des orthodoxes.
D'ailleurs, malgré les réclamations du chancelier du Consulat de France, aucune arrestation n'a été opérée parmi les moines assommeurs; aucun châtiment n'a été infligé aux coupables. Cette singulière indulgence, l'intervention tardive de la troupe, dont les casernes sont situées à cinq minutes à peine de la basilique, sembleraient indiquer une complicité tacite des autorités turques; il est probable, en effet, pour ne pas dire évident, qu'elles n'ont pas vu d'un mauvais œil éclater un conflit entre chrétiens.
En tout cas, quoiqu'on pense de l'origine de la querelle, le dénouement a été d'une extrême gravité. On en jugera par ce récit véridique d'un témoin impartial, qui a eu le triste privilège d'assister à toutes les péripéties de cette déplorable journée, récit auquel il a pu joindre, comme preuves documentaires à l'appui, des photographies instantanées, prises, soit avant les scènes de violence, soit, on imagine aisément avec quelle difficulté, dans les remous, la bousculade, au moment même de la bagarre.

                                                                                                                   Un Témoin.

L'Illustration, 30 novembre 1901.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire