mercredi 24 août 2016

Chantilly.- Morfontaine.- Ermenonville.

Chantilly.- Morgontaine.- Ermenonville.


Chantilly, Morfontaine, Ermenonville; ces trois habitations, si grandes de souvenirs, qui ont vu fouler leur gazon par les souverains, les princes, les philosophes; terres enchantées où l'on admire, où l'on rêve, où l'on est ému; productions majestueuses qui donne une juste idée de ce que peuvent donner la fortune, le goût et même le sentiment, unis aux beautés de la nature.
L'ancien château de Chantilly, pour lequel le connétable de Montmorency fit percer une route magnifique au travers de la forêt, n'existe plus; un modeste feuillage qui serpente autour d'un treillage vert, cache le rez-de-chaussée de la noble demeure des Senlis, issus de Charlemagne, des Montmorency, des Condé enfin. Des millions répandus sur ce beau domaine ont produit les merveilles qu'on y trouve encore; plus de tourelles pourtant, plus d'armoiries féodales, mais que de beautés y restent encore! Cette belle et spacieuse terrasse, placée entre l'ancienne capitainerie, devenue le nouveau château, et le bâtiment d'Enghien aux trente-six fenêtres de face; puis l'extérieur du château, décorés de pilastres corinthiens; l'intérieur, embelli, agrandi depuis 1815 par le vénérable prince de Condé, jusqu'au moment où une mort fatale vient l'enlever à l'amour de ses habitants de sa campagne. La bienfaisance du prince lui assurait chaque jour de nouveaux droits à leur reconnaissance, et aujourd'hui à leurs regrets éternels.
De la terrasse tout a été ménagé pour charmer les yeux; un temple, un hameau, un canal de près d'une lieue de large, des kiosques élevés sur des rochers, au loin une île charmante, mille objets posés comme par magie, forment des groupes et des tableaux que l'artiste peut étudier et rendre sans effort  de talent qu'une fidélité parfaite, pour que rien ne soit à désirer dans son oeuvre.
Mais si l'on s'égare dans les mille bosquets du parc dessinés par l'art et la nature, on est arrêté, ici, par la cabane nommée Ermitage, ornées de meubles rustiques; là par des chaumières où une pauvreté apparente cache le luxe et l'élégance; plus loin on trouve une chapelle gothique, et à côté d'elle le temple profane de l'amour. Si l'on quitte les promenades anglaises, on arrive bientôt devant le bâtiment superbe qu'un caprice de grand seigneur, ou un amour de luxe qui ne savait plus sur quoi se répandre, a destiné à des chevaux. L'élégance et l'étendue de ce bâtiment l'ont fait confondre souvent, au premier aspect, avec le château même; la façade de cet édifice, décorée d'une magnifique pelouse, a près de cent toises de développement, et est terminée aux deux extrémités par deux pavillons d'une belle architecture. Trois cents chevaux peuvent être logés dans l'enceinte de ses murailles.
La renommée des écuries de Chantilly est européenne. On sait qu'un prince de Condé y donna un magnifique banquet à un potentat. Pendant le repas, des draperies élégantes empêchaient de voir les râteliers et les chevaux; on pouvait se croire ainsi dans une galerie de réception, lorsqu'au signal convenu, les rideaux se levèrent et découvrirent les beaux coursiers du prince, parés de housses brodées en or, aux yeux des convives surpris et charmés par ce spectacle inattendu.
La faisanderie était aussi autrefois un objet remarquable; aujourd'hui elle reste isolée: l'on dédaigne, au milieu de tant de choses intéressantes, de visiter cette enceinte qui n'a plus que des souvenirs presque effacés de cette chasse bizarre, de cet amusement de nos anciens rois, tombé en discrédit comme tant d'autres.
Ce qui mérite de fixer l'attention et d'inspirer un intérêt véritable, ce sont les habitations souterraines que couronnent les jardins et les treillages. Dans ces cabanes vivent des familles, sans comprendre le danger qui nous effraie pour elles. Leur sécurité vient de l'habitude où elles sont d'avoir vu leur père y vivre sans crainte et sans malheur.
Près de huit mille arpents de bois entourent Chantilly et achèvent de le rendre une des habitations les plus délicieuses de la France. Dans cette forêt magnifique, le cerf, le daim, les animaux de toute espèce fourmillent et se disputent pour ainsi dire l'honneur de périr sous le feu d'un grand de la terre. Le dernier prince qui habita ce séjour merveilleux y rappela une de ses splendeurs passées: les chasses reprirent leur attitude guerrière, et le son du cor se fit entendre de nouveau dans la forêt trop longtemps silencieuse. Au milieu de la forêt de Chantilly, près des étangs de Commelle, était un petit manoir appelé le château de La Loge, où Blanche de Castille et son fils saint-Louis venaient en pèlerinage, durant un mois entier, prier au milieu des religieux. Ainsi ce bois sacré a vu les prières, les craintes et les plaisirs de nos rois. L'asile religieux a été restauré par le dernier prince de Condé.
De Chantilly, on va facilement à Morfontaine, qui est à peu de distance de ce domaine. avant 1790, Morfontaine était pauvre et misérable, ses terres restaient incultes, ses marais fangeux. Un riche banquier y jeta à cette époque assez d'or pour poser la première pierre d'un embellissement que plus tard Joseph Bonaparte acheva. Le frère de l'empereur versa des trésors sur Morfontaine et le rendit justement célèbre. 
Après le roi d'Espagne vint un étranger; puis enfin le possesseur de Chantilly, le prince de Condé, l'ajouta à sa seigneurie, et redonna à la terre de Morfontaine un éclat nouveau. On trouve, bâtis par le roi Joseph, une superbe orangerie, un théâtre délicieux, où des acteurs d'un plus grand théâtre répétaient, pour se délasser, des rôles importants qu'ils jouaient dans le monde, des comédies et des vaudevilles. Une impératrice y parut sous le costume d'une soubrette; sa fille gracieuse et charmante y jouait près d'elle la maîtresse de logis. Morfontaine fut un séjour délicieux, où les grands de cette époque ne dédaignaient ni les artistes, ni les plaisirs que l'étiquette n'attriste pas. Le théâtre de Morfontaine avait, par le moyen d'un rideau de fond mobile, une décoration naturelle: c'était le jardin illuminé qui apparaissait à un coup de sifflet, comme à Naples le magnifique tableau de la mer.
Pour embellir Morfontaine, la nature lui a donné une chaîne de rochers à pic, un désert, des eaux magnifiques, des vallées délicieuses; l'art a ajouté à ces merveilles, en élevant des chaumières, des tombeaux, des grottes, des souterrains: là, des tours gothiques; ici, des statues mondaines.
Un lac de deux cents arpents a été créé par le roi, et sur ce lac on a ménagé des plantations charmantes qui forment de toutes parts une heureuse perspective. La nature semble avoir été plus généreuse pour Morfontaine que pour le noble Chantilly. Le domaine de Morfontaine, moins grandiose, fait naître dans l'âme des émotions qu'on aime à sentir et à se rappeler.
Une troisième terre, riche aussi de souvenirs, fut, au commencement du XIIIe siècle, ensanglanté par le fanatisme; la guerre civile laissa des traces horribles à Ermenonville, à cette époque désastreuse où en France le frère s'armait contre son frère; mais enfin, Henri IV triompha de ses ennemis, et le roi vint dans cette solitude chercher le repos et le bonheur auprès de sa chère Gabrielle. Le brave Dominique Devic reçut, en 1603, le domaine d'Ermenonville des mains même de Henri pour récompense de ses services; et, par une suite d'héritages collatéraux, ce domaine passa, en 1701, à René Louis de Girardin.
L'on peut dire qu'Ermenonville fut créé par ce seigneur. Avant lui, cette terre n'étais qu'un marais impraticable; elle devint, sous les yeux de sont ingénieux et habile propriétaire, le plus beau jardin paysagiste de France. 




Les souvenirs de la Suisse et de l'Italie, longtemps visités par le seigneur d'Ermenonville, le dirigèrent dans les embellissements qu'il fit à sa terre chérie. M. de Girardin l'appelait son Eden, et s'y trouvait le plus heureux des hommes. Il y conserva tout ce qui pouvait intéresser: la tour de Gabrielle, son bas-relief et l'armure de Devic sont en ruine, mais ils ne sont pas abattus, et l'on peut encore, sous cette armure, lire avec un peu de peine les vers suivants, qui font allusion à la jambe qu'avait perdue le brave Devic, à la bataille d'Ivry:


En ce Boccage où ton laurier repose
Sur le joli myrte d'amour,
Ton fidèle sujet dépose
Ses armes. A toi pour toujours,
O mon cher, mon bien-aimé maître!
J'ai déjà, sous ton étendard
Perdu de mes jambes le quart;
Te voue ici mon restant être.
Que si d'un pied marche trop lent pour toi, 
Point ne défendrai meilleur aide,
Car pour combattre pour son roi,
L'amour fera voler s'arrède.

Près de cette tour gothique on arrive au lac qui mène au Bocage, réduit silencieux et fleuri; la nature là est plus calme, plus parfumée qu'ailleurs, les oiseaux y gazouillent doucement, les eaux y murmurent sans bruit. On ne se croit pas sur la terre, cet asile semble près du ciel; et, pour ne pas détruire l'illusion, on lit sur un petit monument: Ici règne l'Amour, et tout près de cette inscription, ces jolis vers de Pétrarque:

L'acque parlano d'amore, et l'aura, e i rami, 
E gli engeletti, e i pesci, e i flori, e l'erba.

"L'onde, l'air, le feuillage nous parlent d'amour, et les petits oiseaux, et les poissons et les fleurs et les gazons."

On trouve encore de tous côtés des vers où la philosophie et les sentiments plus doux sont exprimés avec grâce et bonheur.
Comme Chantilly et Morfontaine, Ermenonville a son petit et son grand parc, séparés comme les autres. On entre dans le grand parc d'Ermenonville par une simple barrière appuyée à un piédestal sur lequel on lit ces vers:

Ici commence la carrière
D'un doux et champêtre loisir;
Chacun, au gré de son plaisir,
A chaque borne miliaire,
Pourra poursuivre ou s'arrêter.
Dans la carrière de la vie, 
Par le sort ou la fantaisie, 
Chacun se sent précipité;
Mais pour ne jamais culbuter
Dans l'abîme de la chimère,
Le seul moyen c'est de bien faire,
Ou bien de savoir s'arrêter.

Puis, sur le revers du poteau:

Le jardin, le bon ton, l'usage
Peut être anglais, français, chinois; 
Mais les eaux, les prés et les bois,
La nature et le paysage,
Sont de tout temps, de tout pays.
C'est pourquoi, dans ce lieu sauvage,
Tous les hommes seront amis,
Et tous les langages admis.

La route qui s'offre d'abord au promeneur est celle qui conduit à une grotte superbe; un escalier conduit au sommet. Là, le plus beau point de vue se fait admirer: l'île des Peupliers, se découvre de la manière la plus pittoresque. La vue de cette île et du monument qu'elle possède rappelle les malheurs de celui qui y trouva son dernier asile, après un séjour de quelques mois seulement chez son bienfaiteur, le grand philosophe, l'auteur d'Emile enfin, reposa sous l'ombrage des beaux peupliers d'Ermenonville, jusqu'au moment où l'Assemblée nationale ordonna la translation des restes de J. J. Rousseau au Panthéon. Rien ne put empêcher cet ordre d'avoir son effet; prières des habitants, juste réclamation du maître, rien ne fut écouté: le 11 octobre 1794 le monument fut violé, et, sous le prétexte d'honorer la mémoire de Jean-Jacques, on le tourmenta jusque dans son tombeau. Monsieur de Girardin avait mis tous ses soins à lever à l'homme qu'il appelait son ami une dernière demeure digne du sentiment qu'il lui portait. Le monument, de style antique, est ornées des pensées chéries de Rousseau; une femme est assise près d'un palmier, soutenant dans ses bras son enfant qu'elle allaite, et, le livre de l'Emile dans sa main, elle semble méditer sur ses devoirs; un autre groupe représente des femmes encore, déposant des fleurs sur l'autel de la nature; la devise que Rousseau s'était choisie est inscrite sur le fronton du monument:


Dévouer sa vie à la vérité.

M. de Girardin y fit rajouter ces mots:

Ici repose l'homme de la nature et de la vérité.

Près du tombeau, sur une simple pierre, à côté du banc appelé le banc des mères, on lit cette inscription:

Là sous ces peupliers... dans ce simple tombeau,
Qu'entourent ces ondes paisibles,
Sont les restes mortels de Jean-Jacques Rousseau;
Mais c'est dans tous les cœurs sensibles
Que cet homme si bon, qui fut tout sentiment,
De son âme a fondé l'éternel monument.

Dans cette grotte, on lit ces vers qui donne une juste idée du lieu:

Nous, fées et gentilles nayades,
Établissons ici notre séjour;
Nous nous plaisons au bruit de ces cascades;
Mais nul mortel ne nous vit en plein jour;
C'est seulement lorsque Diane amoureuse
Vint se mirer au cristal de ces eaux,
Qu'un tendre poète a cru, dans une verve heureuse,
Entrevoir nos attraits à travers les roseaux.
O vous qui visitez ces champêtres prairies,
Voulez-vous jouir du destin le plus doux,
N'ayez jamais que douces fantaisies,
Et que vos cœurs soient simples comme nous.
Lors, bien venus dans nos riants bocages,
Puisse l'amour vous combler de faveurs!
Mais maudits soient les insensibles cœurs
De ceux qui briseraient, dans leurs humeurs sauvages,
Nos tendres arbrisseaux et nos gentilles fleurs.

On admire dans le parc le temple de la Philosophie, soutenu par six colonnes, sur lesquelles sont inscrits les noms de Newton, Descartes, Voltaire, W. Penn, Montesquieu, J. J. Rousseau. Sous les noms de ces grands hommes sont les mots suivants: "Lumière.- Nul vide dans la nature.- La raillerie.- L'Humanité.- La Justice.- La Nature."
Puis une septième colonne inachevée, ces mots: "Qui l'achèvera?..." Dans la forêt, on trouve encore des débris de cabanes, de grottes, de temples. Ermenonville a aussi son désert à pic et sauvage: en s'enfonçant dans les ronces, en gravissant des sentiers tortueux et des rochers à pic, on arrive au rocher de Julie... avec ces mots d'Héloïse:

La roche est escarpée, l'eau est profonde, et je suis au désespoir.

Dans le désert, il existe encore une chaumière très-anciennement construite. M. de Girardin l'a dédiée à Rousseau qui se plaisait dans ce lieu sauvage. On y lit ces pensées empruntées à ses œuvres:
"C'est sur la cime des montagnes solitaires que l'homme sensible aime à contempler la nature; c'est là que tête à tête avec elle, il en reçoit des inspirations toutes puissantes qui élèvent l'âme au-dessus des erreurs et des préjugés."
On y lit encore:
"Celui-là est véritablement libre, qui n'a pas besoin de mettre les bras d'un autre au bout des siens pour faire sa volonté."
Le village d'Ermenonville est peuplé de six cents habitants à peu près; il est baigné par la petite rivière de la Nonette. Ce village est assez triste.
Le château coupe la vallée en deux parties; l'ancien manoir lui sert de fondations. Trois tours s'élèvent à trois extrémités, une quatrième est renversée; les fossés du château sont remplis d'eau, et lui donnent un aspect noble que n'ont pas les habitations privées de cette décoration féodale. 
Peu d'étrangers ont quitté la France sans avoir visité Chantilly, Morfontaine et Ermenonville; et la terre qui a vu mourir Jean-Jacques est peut-être celle qui laisse le plus d'émotions. Ermenonville, d'ailleurs, ne le cède en rien aux autres terres ses voisines, sous le rapport des visites célèbres. En 1777 l'empereur Joseph II y vint; Gustave III lui rendit visite en 1783; et la reine de France y fut reçut par M. de Girardin, qui donna dans ses parcs à sa souveraine une fête digne d'elle: elle y fut couronnée de fleurs par un essaim de jeunes filles, sur un banc qui conserve encore ce royal souvenir; enfin, en 1815, lors de l'invasion de notre patrie, à cette époque désastreuse où les étrangers s'érigeaient en maîtres de nos campagnes, on vit un des chefs de l'armée russe, qui avait établi son camp au Plessis-Belle-Ville, donner l'ordre de respecter Ermenonville, et décharger le village de toute corvée militaire, par respect pour la mémoire du philosophe qui l'avait habité; tant le génie inspire de vénération à tous les peuples! On ne veut pas rougir de soi-même sous le toit qui a couvert un grand homme; on veut par quelque chose se rapprocher de lui: on veut pouvoir s'appliquer ce vers de Régulus:

Un grand homme appartient à l'univers tout entier.

                                                                                                                   Aglaé Comte.

Le Magasin universel, décembre 1836.

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