dimanche 31 juillet 2016

Automobile.

Automobile.

De tous les chercheurs et de tous les inventeurs qui travaillent sur la question des moteurs à pétrole, Amédée Bollée* est sans contredit celui qui a trouvé, à l'heure actuelle, les plus grands perfectionnements.
Il a construit un moteur puissant à cylindres s'appliquant admirablement aux voitures de promenade, aux camions et aux voiture de livraison.
Les deux types actuels de ce moteur sont de 6 chevaux 1/2 et de 9 chevaux et ont figuré avec grand succès dans différents concours, notamment l'an dernier aux poids lourds de Paris-Versailles et cette année, ils se sont classés au premier rang dans les grandes épreuves de vitesse et tout récemment M. Loysel arrivait premier dans la course Bordeaux-Biarritz. La supériorité du moteur Amédée Bollée vient de son régulateur qui est une merveille de simplicité et de mécanique. Ce régulateur permet d'obtenir toutes les vitesses progressivement et sans le moindre à-coup et en même temps une économie extraordinaire d'essence.
La concession des brevets Amédée Bollée a été acquise par les ateliers de Dietrich, de Lunéville depuis l'année dernière et cette importante maison construit  des voitures livrables de suite grâce à un outillage extrêmement complet et à l'activité extraordinaire de son administration.
Les véhicules qui ont le plus attiré l'attention du public et des connaisseurs dans la course Paris-Amsterdam sont à coup sûr ces étonnantes voitures tout en aluminium ayant la forme d'un bateau qu'Amédée Bollée a inventées et qui sont devenues depuis le vrai type de la voiture de course. Nous savons que déjà les ateliers de Dietrich, de Lunéville, sont surchargés de demandes en vue des courses de l'année prochaine.
Mais la véritable application des nouveaux moteurs Amédée Bollée est la voiture pratique et confortable pour la promenade, le voyage, les déplacements de chasse et aussi pour le camion à bagages. Rien de plus difficile en effet que le service des bagages et des approvisionnements pour les châteaux éloignés des chemins de fer; ce service nécessite une cavalerie nombreuse tandis qu'un camion ou un omnibus à pétrole pouvant faire plusieurs voyages par jour réalisent une économie importante de temps et d'argent.
Nous espérons pouvoir reproduire dans un prochain numéro quelque uns des types de ces nouveaux véhicules qui réalisent un progrès considérable au point de vue du confort et de la bonne marche. La supériorité de la transmission par courroie s'est en effet affirmé d'une façon absolue dans la dernière épreuve Paris-Amsterdam et tout récemment dans la course Bordeaux-Biarritz gagnée par M. Loysel avec sa voiture système Amédée Bollée.
Les voitures de 9 chevaux montent la côte classique de Suresnes à une vitesse chronométrée de 30 kilomètres à l'heure. Les embrayages, les changements de vitesse, les démarrages, se font avec une facilité qui ne peut jamais s'obtenir avec les transmissions rigides.
Quant à l'influence de l'humidité et des changements de température sur la courroie, l'avis indépendant des amateurs qui ont mené les voilures A. Bollée à Amsterdam, MM. Giraud, Loysel, de Bertier, elle a été nulle.




Nous donnons ci-dessus la photographie de la voiture n° 115 qui a fait le parcours dans la catégorie touriste Paris-Amsterdam et retour montée par M. le Baron Eugène de Dietrich. Malgré sa forme sommaire de voiture de course, elle est en réalité une véritable voiture de promenade, car ses différentes vitesses ne sont pas celles d'un voiture de grand train, son moteur est de 6 chevaux 1/2 et ses engrenages sont calculés de façon à donner 40 kilomètres à l'heure comme vitesse maxima.
Malgré cela et grâce à son fonctionnement régulier, elle est arrivée deuxième de sa catégorie et troisième comme vitesse totale, sans avarie et sans qu'aucun de ses organes se soit dérangé. Aussi a-t-elle bien mérité le prix que la baronne de Zuylen a gracieusement offert au baron de Dietrich sous forme d'une très belle statue en bronze, qui devait être donnée au touriste arrivé dans le meilleur rang dans la catégorie des voitures à 2 places, dont la vaillante baronne faisait elle-même partie.
Nous reviendrons prochainement sur la question des voitures de courses construites par la maison de Dietrich avec lesquelles on a dépassé en palier la vitesse de 60 kilomètres à l'heure et sur les autres applications des moteurs à 9 chevaux.
Pour finir, un conseil aux chauffeurs touristes: Ne demandez pas des vitesses exagérées à vos voitures: 30 kilomètres à l'heure est une fort bonne allure. Ne mettez pas non plus un moteur trop puissant sur une voiture légère, et ne partez pas de l'idée qu'il faut marcher à 60 kilomètres à l'heure pour s'amuser. C'est un principe faux et dangereux.

Le Sport universel illustré, 10 septembre 1898.


Nota de Célestin Mira: Amédée Bollée père a construit le premier véhicule à vapeur qu'il appela "l'Obéissante". Elle pesait 4 tonnes et sa vitesse maximale étaient de 42 km/h. Elle fut la première automobile a être autorisée à rouler dans Paris.


L'Obeissante.

Le 9 octobre 1875, il relia Le Mans à Paris en 18 heures, mais la circulation automobile n'étant pas autorisée sur les routes, il récolta 75 contraventions.
Les moteurs des véhicules dont il est fait mention dans l'article sont de conception Amédée Bollée fils.

La censure.

La censure.


La censure théâtrale, bien connue sous le sobriquet populaire "d'Anastasie"*, est encore une fois menacée de mort. Depuis des années, cette menace se renouvelle périodiquement, tantôt proférée, sans motif immédiat, au nom des "immortels principes", tantôt provoquée par quelque incident retentissant dont les échos de la presse répercutent le bruit depuis le trou du souffleur jusqu'à la tribune du Parlement.
Cette fois, c'est l'interdiction de la pièce de M. Brieux, Les Avariés**, qui à tort ou à raison, a déchaîné la tempête contre une institution administrative si souvent battue en brèche et pourtant si résistante. Elle a eu de tout temps, elle a aujourd'hui plus que jamais ses détracteurs acharnés et ses défenseurs convaincus, et l'on peut dire que sa cause, bonne ou mauvaise, est un sujet de polémique épuisé.
Censure signifie proprement examen préventif des productions, plus ou moins littéraires, destinées à la scène, examen ayant pour sanction le droit d'interdire la représentation publique de toute oeuvre jugée capable d'offenser la morale, de troubler l'ordre, de causer de graves désagréments au gouvernement dans sa politique intérieure ou extérieure.
Ce droit de veto, avec la responsabilité qu'il implique, appartient au ministre de l'Instruction publique, lequel, sauf recours à son autorité suprême pour les cas importants, le délègue au directeur général des Beaux-Arts, sorte de surintendant des théâtres; mais, en fait, comme ce haut fonctionnaire aux attributions multiples n'a pas le loisir d'opérer en personne, il confie la besogne à des lecteurs spéciaux: les quatre inspecteurs des théâtres. La réunion de ceux-ci constitue la "commission d'examen", qu'on appelle couramment la Censure, par une confusion toute naturelle de la fonction elle-même et de son exercice.
Actuellement, les censeurs sont: M. Gauné, président de la commission, ancien attaché au cabinet de M. Turquet, sous-secrétaire d'Etat; M. julien Sermet, ancien journaliste et vaudevilliste, qui naguère fournit aux cafés-concerts des saynètes qu'il censurerait peut être sévèrement aujourd'hui; M. Georges Daudet, fils d'Ernest et neveu d'Alphonse; M. Marcel Fouquier, fils de l'éminent critique et chroniqueur Henry Fouquier. Tous les quatre jeunes ou jeunes encore, instruits, lettrés, accomplissant leur mission en conscience, au demeurant, de fort aimables gens.





Les hommes impopulaires, en raison de leurs fonctions redoutables, sont presque toujours charmants, personnellement. D'ailleurs, l'aspect de leur "antre" de la rue de Valois, de leur salle des délibérations, de leurs bureaux encombrés de fiches, garnis de cartons verts; l'assaut continuel des régisseurs, des garçons, sollicitant le visa, l'estampille libératrice pour les pièces de plus de vingt théâtres, les chansons de plus de cent cinquante cafés-concerts, attestent, en dépit du préjugé courant, que leur emploi n'est point une sinécure et qu'ils gagnent bien leur traitement annuel de 4.000 francs.
On parle de supprimer la censure; ces Messieurs, sans doute, renonceraient bien volontiers à leur ingrat labeur, s'ils trouvaient une légitime compensation dans un service moins chargé et moins compromettant.

L'Illustration, 23 novembre 1901.


*Nota de célestin Mira: caricature célèbre d'André Gill parue en 1870.




**Un roman fut tiré de la pièce censurée.



Poitiers: Porte du Pont-Joubert.

Poitiers: Porte du Pont-Joubert.


Poitiers est l'une des plus anciennes cités des Gaules; elle existait bien avant la conquête des Romains; c'est la même ville que l'antique Limonum, place forte du temps de César. 
On a beaucoup écrit pour connaître l'origine des noms de Poitiers, Poitou, Poitevins; il ne nous appartient pas d'entrer dans toutes ces discussions qui ont produit des volumes in-folio; nous nous bornerons à citer l'ingénieux raisonnement d'un érudit du XVIe siècle, et l'on avouera au moins que si non è vero, ben è trovato:
"Le pays du Poitou, dit-il, fut premièrement appelé Pictavia, à cause de ce qu'il est peint et enrichi par des arbres, blés, vignes, fontaines, rivières, bois, bocage et pâturage, et la cité de Poitiers fut appelée Pictavis, ab ave pictâ, parce qu'elle fut édifiée au lieu où l'on avait trouvé un oiseau peint. Autres ont écrit que la cité de Poitiers eut ce nom du temps de Jules César, à cause d'un sien chevalier qui ainsi nomma ladite cité. Et quant à moi, je n'ai pu trouver que les poitevins soient venus et procédés d'autres gens que des Scythes, et je crois que Poitiers fut premièrement appelée Pictavis, qui signifie force peinte, car les Scythes étaient cruels et forts, et semblait qu'ils eussent les visages peints de rouge, à cause du sang des hommes qu'ils buvaient. 
Les poitevins, descendus des Scythes, ont été entre les mains des Romains, des Goths, des Français et des Anglais; et parce que, par longue fréquentation de personnes, on retient de leurs mœurs et conditions, les Poitevins, à cause des Scythes, sont vindicatifs, hardis et cruels; à cause des Romains, sont assez mûrs et pesants; à cause des Goths, lourds et grossiers en leurs gestes et façons de faire; assez beaux de corps à cause desdits Scythes et aussi des Anglais; aigus d'esprit et honnêtes en leur forme de vivre, à cause des Français."
La ville de Poitiers est bâtie sur une colline escarpée, environnée de rochers circonscrits par deux vallons, au milieu desquels coule le Clain et la Boivre, qui se réunissent au-dessous de cette cité, et l'entourent presque en entier. Le confluent de ces deux rivières, la jolie promenade du pont Guillon, les vieilles tours, débris imposants d'un château gothique dont cette promenade a pris la place, la pureté des eaux, les belles allées de boulevards qu'elles baignent, le bâtiment de l'abbaye de Moutierneuf qui s'élève derrière ce tableau, tout cet ensemble forme une perspective des plus gracieuses.
Poitiers est une des grandes villes de France, mais elle n'est pas peuplée en raison de son étendue; elle est ceinte de murailles antiques, flanquée de tour de distance en distance, et généralement mal bâtie; les rues sont, pour la plupart, étroites, excessivement escarpées et pénibles à parcourir, tant par la rapidité des pentes que par la mauvaise nature des pavés; l'intérieur n'offre qu'un immense amas de maisons sans goût, sans architecture, séparées, dans quelques endroits, par de vastes jardins, et même par des terres labourables.
Ce pays, envahi par les Sarrasins et les Normands, théâtre de longues guerres contre les Anglais, et que le fanatisme religieux a tant de fois ensanglanté, a dû être souvent ravagé; cependant, on y trouve encore quelques monuments. On montre à Poitiers les débris de trois aqueducs construits avec toute la solidité que les Romains donnaient à leurs ouvrages, et les ruines d'un amphithéâtre, dont il ne reste plus qu'un petit nombre d'arcades engagées dans des constructions modernes.
La porte du Pont-Joubert, la seule existante des six par où l'on pénétrait dans la vaste enceinte de l'ancienne Pictavia, en était la principale entrée. 



On attribue à guillaume VII, comte de Poitou, la construction d'une tour voisine de cette porte, bâtie en 1106, afin d'ajouter à ses moyens de défense; elle formait l'extrémité du pont qui communiquait de la rue principale à la rive opposée du Clain.
Mais ce qui est digne de fixer l'attention à Poitiers, ce sont les édifices religieux. Et d'abord l'église cathédrale dédiée à saint Pierre, un des plus beaux monuments d'architecture gothique que possède la France. S'il faut en croire une vieille chronique, voici à quelle circonstance cette église devait sa fondation:
"Le même jour que saint Pierre fut crucifié à Rome, saint Martial prêchait publiquement en la ville de Poitiers, au lieu où est à présent l'église cathédrale, et, en faisant sa prédication, fut ouïe une voix qui dit:"Martial, je suis ton maître Jésus, qui te notifie que cejourd'hui mon bien-aimé apôtre Pierre a été crucifié à Rome, et veux qu'à l'honneur de lui et commémoration de son martyre tu fasses ici une église." Incontinent, elle fut commencée par saint Martial. Trois cent ans après ou environ, saint Hilaire, étant à un concile à Rome, raconta l'histoire de son église de Poitiers dont il était évêque, et par ce moyen lui fut donné une partie de la barbe de saint Pierre qui repose en une châsse dans icelle église. Depuis, la chose a été approuvée par un miracle que Dieu fit en l'église Saint-Hilaire, pour la guérison d'un paralytique qui était allé se recommander aux prières dudit saint, parce qu'en cette église avaient souvent été faits plusieurs beaux et grands miracles; et sitôt que le collège de la cathédrale y alla avec ladite chasse où était la barbe de saint Pierre, le paralytique fut guéri; et ceci est au long écrit en l'histoire et légende de saint Hilaire."
La cathédrale de Saint-Pierre est remarquable par sa large façade à trois porches, flanquée de deux tours d'inégale grandeur; le grandiose de l'art y respire tout à la fois, et dans sa vaste étendue, et dans la hardiesse de ses voûtes; elle n'a rien de cet éclat frivole emprunté à la superfluité des ornements; le mauvais goût n'y a point chargé le beau gothique d'un mélange confus de figures, de feuillages et de festons; on y reconnait une époque de transition vers le modèle plus simple que les œuvres du vieil âge, plus hardi que celles des temps nouveaux. Les tours qui accompagnent la principale entrée ne sont ni d'un même dessin, ni de la même architecture; la tour de l'horloge s'élève avec élégance, une galerie dentelée la couronne, et le même ordre règne autour de l'église; la tour des cloches est plus simple, d'un style moins sévère et moins agréable à la vue.
L'église Notre-dame, superbe échantillon de l'architecture romane, présente une façade d'une rare beauté; son portail est orné de sculptures et de statues, flanqué de faisceaux de colonnes qui soutiennent deux forts jolies tourelles à dôme pointu et sculpté en écailles de poisson. On prétend que cette église fut fondée par Constantin. Mais la chose la plus merveilleuse et ravissante était assurément la fondation de la basilique Saint-Pierre-le-Puellier, ainsi nommée parce qu'un grand nombre de jeunes filles religieuses s'y rendirent après sa construction; et ici laissons encore parler, dans sa langue naïve, le bon annaliste des vieux temps:
"Or, comme sainte Hélène passait par le pays de Poitou pour aller à Luçon, une sienne servante, nommée Loubète, qui était contrefaite et boiteuse, toutefois de bonne et sainte vie, étant indisposée, demeura en la ville de Poitiers; sa maîtresse lui donna une petite portion de la vraie croix avec autres reliques, qu'elle mit en un coffret; et avant de prendre logis, se reposa en une place sous un arbre, mit son coffret sous sa tête, et s'endormit. A son réveil, ne trouva plus son coffret, dont fut fort ébahie et dolente, et, jetant les yeux vers le ciel, elle aperçut ledit coffret pendu et attaché au plus haut de l'arbre où il avait été divinement transporté. Pour lors, la bonne pèlerine Loubète fut trouver le gouverneur du Poitou, et lui demanda la permission de bâtir en ce lieu une chapelle, afin d'y mettre des religieuses; à quoi le comte s'accorda; et voyant l'imperfection corporelle de ladite Loubète, qui était boiteuse des hanches, et cheminait à fort grand peine, lui donna autant de terre qu'elle pourrait en tournoyer depuis soleil levé jusqu'à midi, ce qu'elle accepta; et en la compagnie des gens du comte, le lendemain matin, commença son chemin, et en fit plus en deux heures qu'on ne pensait qu'elle en ferait  en un jour. Incontinent après, la bonne pèlerine Loubète fit bâtir, par l'aide et aumône de l'évêque de Poitiers, une petite église, avec un logis pour elle et les filles qui voudraient venir servir Dieu avec chasteté et pureté, et fut nommée ladite église Saint-Pierre-le-Puellier, Sanctus Petrus puellarum."
Parmi les nombreux rochers qui dominent la ville de Poitiers dans une étendue considérable, on distingue une pointe qui a l'apparence d'un pilier; on l'appelle l'Amiral Coligny, parce que c'est le poste périlleux où l'amiral se tenait, en 1569, pour diriger les opérations du siège de Poitiers. Ce rocher est voisin des anciens murs de la ville qui touchent les bord du Clain. La Pierre Levée est à peu de distance, soutenue  par un seul pilier en pierre aussi brute que la Pierre Levée elle-même; elle a 18 pieds de longueur sur 14 pieds de largeur. Selon une tradition populaire sainte Radegonde apporta cette pierre sur sa tête, et le support dans son tablier, et les plaça comme ils sont; on ajoute que la sainte portait encore un autre pilier, mais qu'elle le laissa tomber; le diable, qui la suivait, le ramassa et l'emporta. Quelques auteurs ont prétendu qu’Éléonore, fille de Guillaume X, avait fait élever cette masse pour servir de limite au champ destiné à une foire qui lui doit sa fondation, et qui se tient tous les ans au mois d'octobre.
Rabelais s'est servi de la Pierre Levée pour donner une haute idée de la force de son Pantagruel; le fils de Gargantua étudiait en droit à Poitiers, et un jour il n'avait rien à faire, il alla se promener dans les vignes, et en rapporta cette pierre: "De fait, écrit Rabelais, le bon Pantagruel vint à Poitiers pour étudier, et profita beaucoup; auquel lieu voyant que les écoliers étaient aucunes fois de loisir, et ne savaient à quoi passer le temps, en eut compassion. Et un jour prit d'un grand rocher une grosse roche de 12 toises en carré, et la mit sur pilier au milieu d'un champ bien à son aise, afin que lesdits écoliers, quand ils ne sauraient autre chose faire, passassent le temps à monter sur ladite pierre, et là banqueter à force  flacons, jambons et pâtés, et écrire leurs noms dessus avec un couteau; et de présent l'appelle-t-on la Pierre Levée. Et en mémoire de ce, n'est aujourd'hui passé aucun en la matricule de l'université de Poitiers, sinon qu'il ait bu en la fontaine de Croustelle et monté sur la Pierre Levée.
Poitiers rappelle de grands souvenirs; ce nom est surtout célèbre dans notre histoire par deux batailles, dont l'une fut une grande victoire, l'autre une grande défaite. Charles Martel détruisit les bandes sarrasines en 732; en 1356, le roi Jean, fait prisonnier, abaissa son gonfanon devant les archers du prince Noir. 
Les historiens arabes ont écrit que les Sarrasins furent dispersés par Charles Martel aux environs de Tours, et non à Poitiers; mais la plupart des chroniques françaises, notamment celle de l'abbaye de Moissac, rédigée à l'époque même de l'événement, affirment que le combat eut lieu près de Poitiers, et même dans un de ses faubourgs. On sait que les Musulmans, maîtres depuis l'an 710 de l'Espagne, l'ancienne terre des Wisigoths, avaient formé le projet de subjuguer les Francs; en l'année 732, Abdérame passa les Pyrénées à la tête de forces formidables, et, après avoir vaincu le duc d'Aquitaine, il se présenta devant Poitiers, où se trouvait Charles Martel avec ses carrés de lances et d'arbalètes. Ce furent les sarrasins qui commencèrent l'action; ils cherchèrent en vain, par la légèreté de leurs mouvements, à mettre le désordre dans les rangs des chrétiens; mais ceux-ci, pesamment armés, et, suivant l'expression d'un contemporain, semblables à un mur ou à une glace qu'aucun effort ne peut rompre, virent se briser devant eux les attaques les plus impétueuses.
Tout à coup un détachement, conduit par le duc d'Aquitaine, envahit le camp des sarrasins; ceux-ci courent à sa défense, et, à ce moment, un trait, habilement dirigé, renverse mort Abdérame leur chef. Un désordre effroyable se mit parmi eux; la plus grande partie resta sur le champ de bataille, tandis que le peu qui survécut reprit en toute hâte le chemin des Pyrénées. le lendemain, Charles Martel distribua à ses soldats les richesses immenses que les sarrasins avaient abandonnées; il repassa la Loire, fier de l'éclatant triomphe qu'il venait de remporter, et joignit à son nom de Charles, déjà illustré par tant de victoires, le titre de Martel ou Marteau, parce que, suivant la Chronique de saint Denis: "Comme li martiau débrise et froisse le fer et l'acier et tous les autres métaux, aussi froissait-il et brisait-il par la bataille tous ses ennemis et toutes autres nations."
Les champs de Poitiers, témoins de tant de vaillance, virent, six siècles plus tard, la terrible défaite où la chevalerie de la France succomba. Toute la fleur des gentilshommes fut moissonnée: la plupart se montrèrent lâches, et les batailles de lances les plus épaisses prirent la fuite devant les archers anglais.
Les fils du roi, à l'exception de Philippe, le plus jeune, à peine âgé de 13 ans, firent bien triste mine; lorsqu'ils aperçurent la bannière du prince de Galles, ils se partirent, dit Froissard, en fuyant avec plus de huit cents lances pleines et entières. Le roi Jean, seul, déploya un grand courage; il allait au devant de tous, une hache d'armes à la main. Il y avait presse autour de lui, et on lui criait: "Rendez-vous, rendez-vous." Le roi combattait toujours, lorsqu'un chevalier fend la foule, s'approche, lui disant en bon français:
"Sire, sire, donnez-vous à moi.
-Où est mon cousin le prince de Galles? s'écria le roi Jean; si je le voyais, je lui parlerais.
-Sire, répondit le chevalier, il n'est pas ici; mais rendez-vous à moi, et vous y conduirai: je suis Denis de Morbèque, chevalier d'Artois, servant du roi d'Angleterre, car je ne puis demeurer au royaume de France, j'ai forfait."
Et le pauvre roi Jean se rendit au chevalier. Il y avait toujours presse, et chacun s'écriait: "Je l'ai pris, je l'ai pris." afin d'avoir l'honneur et récompense; et Jean, presque étouffé, disait:" Seigneurs, seigneurs, menez-moi courtoisement devers le prince mon cousin, je suis assez grand pour faire riche chacun de vous."
Ce fut une triste journée que cette bataille de Poitiers; presque toute la noblesse de France fut dispersée; il y eut dix-sept comtes de pris, sans compter les barons et les chevaliers, "et y furent morts cinq cents et sept cents hommes d'armes, et bien six mille hommes des communes."

                                                                                                                            A. Mazuy.

Magasin universel, avril 1837.

vendredi 29 juillet 2016

Paris qui disparaît.

Paris qui disparaît.
Le marché du Temple.


Le marché du Temple a vécu: le conseil municipal de Paris, réuni en commission du budget, vient de décider sa démolition, et la vente des terrains qu'il occupe est fixée au 17 décembre: les affiches sont posées.
Depuis longtemps déjà, la décadence avait commencé: le marché jadis si florissant s'en allait à sa mort naturelle, devenait de plus en plus désert, et ils seront peu nombreux, les derniers vendeurs que chassera l'arrivée prochaine des démolisseurs.
Ça et là, cependant, quand vous avez franchi l'entrée où veillent d'accortes commères, offrant au passage des couronnes funéraires, vous découvrez, comme perdus sous la maigre et banale architecture de métal, quelques coins occupés par des marchandes de modes ou de confections à bon marché. Mais que ces étalages de vêtements ont donc un aspect renfrogné! Dans la lumière sale, le mélancolique alignement des vestons et des pantalons sous une voûte de paletots, tout ce lamentable "décrochez-moi ça" n'éveille que des idées moroses. A peine ose-t-on sourire au passage devant quelque mannequin habillé en veuve, noire sous ses crêpes, ou bien en mariée toute blanche en sa mousseline et sa soie, qui semble comme momifiée sous cette nécropole.





Pourtant, peu de spectacles sont aussi burlesques que l'apparition, à l'angle d'un étalage, de cette veuve solitaire et immobile sur ses trois pieds avec, sous son voile, un visage de carton peint tout resplendissant de bonheur.



Le marché du Temple.
Souvenirs et regrets.

En revanche, la mariée d'à côté, lamentable et grotesque dans ses habits de fêtes, n'a pas l'air d'éveiller des idées bien folâtres dans l'esprit de telle pauvre femme qui passe avec son enfant et qui jette sur le costume nuptial un regard plutôt chargé d'amertume.
Assises devant leurs boutiques, les marchandes guettent le passage de la pratique. En été, la chaleur est infernale dans cette solitude; mais, en hiver, c'est le froid noir et boueux. Ces dames, alors, sont uniformément emmitouflées de tricots, de fichus, de pèlerines, de mouchoirs enchevêtrés, superposés, noués et épinglés, sans autre souci que celui de défendre contre les vents coulis la douillette personne enfouie à l'intérieur de cet amas.
Du fond de chacun de ces informes paquets deux yeux avides ne cessent de scruter les deux bouts de la galerie déserte. Dès son apparition, le moindre passant est immédiatement jaugé, taxé, classé. A mesure qu'il avance, les paquets s'animent, se dressent, lui barrent la route; de leur masse sombre deux bras surgissent, canalisant la victime vers le magasin dont l'entrée est marquée par la chaufferette restée là comme un piédestal déserté par la statue qu'il portait. En même temps, une voix souvent, hélas! inharmonieuse, s'échappant des profondeurs de la laine aux multiples replis, prodigue aux malheureux les paroles les plus flatteuses, les accents les plus persuasifs. Quiconque fait mine d'hésiter en a pour une heure; qui s'arrête est perdu. Dix fois l'insinuante et astucieuse commerçante le laissera s'éloigner, jurant qu'au prix qu'elle offre elle perd; et dix fois elle le rappellera avant qu'il atteigne la sphère d'attraction de la boutique suivante.
Au premier étage, le Carreau est un marché autrement vivant et animé. Là, le commerce n'est plus soumis au décorum, même vague, que toute boutique, si modeste soit-elle, impose à son boutiquier. Au rez-de-chaussée, on paie des patentes, mais ici, chacun peut, moyennant un sou par personne et deux sous par paquet, entrer à sa guise, étaler ses marchandises par terre, sur le carreau et attendre les clients qui paient, eux aussi, un sou pour entrer. Au coup de cloche de midi, acheteurs et marchands doivent déménager, ces derniers avec leur fonds de magasin, les autres avec leurs emplettes.
L'obligation d'emporter chaque jour les marchandises non vendues n'existe pas pour les négociants fortunés qui peuvent payer à la Ville la somme de 20 francs par mois la location de l'une des trois ou quatre cents armoires fermant à clefs dont est garni le pourtour de la salle. Et parmi ces gros bonnets de la brocante, il en est, m'affirme-t-on, qui ne se feraient pas couper les deux oreilles pour 300.000 francs. On peut s'étonner du fait. La raison d'être de ce marché n'est-elle pas, précisément, de permettre aux pauvres diables, et uniquement à eux, de gagner leur vie en vendant au jour le jour, presque sans frais, de misérables et piteux objets pour lesquels la moindre échoppe serait un magasin trop luxueux et trop cher? Car il faut les voir ces pauvres marchandises qu'apportent les véritables malheureux!
Ils viennent, ceux-là, j'imagine, essayer de vendre dans un moment de noire misère le superflu peut être (et quelquefois le nécessaire) de leur mince garde-robe ou de leur mobilier, des nippes sur lesquelles le Mont-de-Piété ne prêterait pas un centime. Combien de ces pauvres gens s'en vont la mort dans l'âme, quand sonne l'heure de la fermeture, obligés de remporter leur ramassis d'objets sans valeur, de lamentables défroques et regrettant les trois sous que leur a coûté cette infructueuse tentative!
A côté de ces choses tristes, il vous arrive d'assister à des scènes amusantes, comme les péripéties, dont je fus témoin, de l'achat d'un chapeau haut de forme par un compagnon charpentier.




Cet aimable garçon, en tenue de travail, le mètre dépassant correctement la petite poche spéciale du large pantalon, souriait d'aise pendant que le marchand lui essayait une collection de coiffures toutes plus comiques les unes que les autres. C'était, à n'en pas douter, pour la noce de quelque ami, sinon même pour la sienne, et par avance son air épanoui disait qu'il s'en promettait un plaisir extrême.
Tout près de là, un couple tout à fait sans façon était en grande conférence pour l'acquisition d'une magnifique robe, au corsage à la dernière mode.




"Madame" essayait en public, sans aucune gène. Elle avait commencé par le corset, et cela avait été tout seul; puis était venue la jupe, dont elle faisait valoir les plis avec la coquetterie d'une cliente du meilleur faiseur. Maintenant on en était au corsage, point délicat! La cliente critiquait certains plis du dos qu'elle tâchait d'apercevoir et, surtout, d'accentuer, en se contorsionnant devant la glace que tenait la marchande; et celle-ci, comme de juste, défendait en beau langage sa marchandise, tandis que "Monsieur", spectateur intéressé, traduisait son admiration en termes aussi expressifs que peu académiques. Il fallut qu'un coup d’œil furieux de sa compagne lui fit sentir combien les marques intempestives de sa satisfaction étaient maladroites.

                                                                                                            L. Sabattier.

L'illustration, 23 novembre 1901.

jeudi 28 juillet 2016

Paris Central.

Paris Central.
Le télégraphe et les télégraphistes.


Du jour où la Convention nationale, en décernant à Claude Chappe le titre d'ingénieur télégraphe, créa le premier télégraphiste, une nouvelle catégorie de fonctionnaires était née.
Ce furent d'abord, cloîtrés dans leurs hautes tours, dans leurs clochers, d'assez rudes manœuvres. Pour mettre en mouvement ces étranges bras du télégraphe aérien, qui conversaient par de mystérieux gestes d'une ville à l'autre, par delà les plaines, au-dessus des bourgades et des villages intrigués, il fallait évidemment plus de biceps que d'intellect.
Mais quand, le fluide électrique une fois asservi, il s'agit, pour lancer la pensée à travers un fil inerte, d'actionner des appareils compliqués, délicats, ce fut toute une profession naguère ignorée, une profession d'élite qui s'ouvrit.
Tous naturellement, les employés du télégraphe électrique bénéficièrent du prestige qui s'attachait à l'invention elle-même. Des gens qui voient quotidiennement le miracle, qui y participent, inspirent toujours un vague respect superstitieux et comme un peu de terreur sacrée. Ce sont des temps qu'on regrette encore, paraît-il, derrière les guichets grillagés des bureaux télégraphiques, et plus encore devant les tables de manipulation. Il est surprenant qu'on y songe toujours, car ce passé, déjà très lointain, fut très court. Bien vite, la foule cessa de s'extasier sur le prodige comme sur ceux qui en jouaient. Elle tomberait plutôt, à présent, dans l'excès contraire. En quoi elle a tort, car les employés des lignes télégraphiques demeurent une catégorie de fonctionnaires triés à part et par plus d'un côté très intéressants à regarder vivre.
C'est un spectacle dont on ne peut mieux jouir nulle part qu'au bureau central des télégraphes de Paris, 103, rue de grenelle, à "Paris Central" comme s'exprime le langage administratif.
Là, dans cette ruche strictement fermée aux profanes, travaillent de douze à treize cents employés, femmes et hommes, tout un petit monde qui a ses habitudes spéciales, ses façons d'être à lui, ses manies et ses tics professionnels, si j'ose dire, et aussi ses qualités qui sont grandes. Si les télégraphistes ont cessé d'être, aux yeux du public, les magiciens un peu inquiétants qu'ils furent à leur apparition, ils demeurent, en somme, des fonctionnaires en quelque manière supérieurs par l'importance du rôle qu'ils jouent dans la société actuelle, par la délicatesse de leur tâche.
Il faut ajouter à ces considérations que, tandis que la plupart d'entre eux se contentent de tendre à la plus grande habilité professionnelle, d'autres, plus ambitieux ou mieux doués, s'efforcent de pénétrer plus avant dans tous les secrets, dans les dessous de leur métier, et souvent, par de judicieuses observations, par des déductions fort ingénieuses, des recherches savantes, même, ont fait faire à la télégraphie des progrès importants. Il suffira, je crois de citer ici le nom de Baudot*, l'inventeur du merveilleux appareil en usage sur les grands postes.
Et d'abord comment devient-on télégraphiste?
A tous les jeunes gens admis à commencer leur stage, après examen, on fait apprendre la manipulation de l'appareil Morse. Plus tard, selon leurs goûts, leurs aptitudes, suivant les besoins du service, on enverra les uns aux guichets postaux, les autres devant la table de l'appareil télégraphique, définitivement.
Ils travailleront désormais, du moins dans les petits bureaux, côte à côte, sans toutefois se mêler tout à fait: le télégraphiste conserve la foi en son aristocratie, déplore cette fusion des deux services sous le même toit, s'exalte en songeant à la vie des grands bureaux centraux de télégraphe, où il est bien chez lui, sans partage, aux bons moments coulés devant l'appareil au repos, loin du public importun, et aussi, avec une pointe d'orgueil, aux jours de "grande bûche", de surmenage, aux jours de tours de force qu'on cite.
J'imagine que cette haute opinion qu'il a de sa mission doit soutenir et stimuler le télégraphiste dans l'apprentissage sérieux qu'il lui faut faire des trois appareils en service sur les lignes françaises: le Morse, qui traduit la dépêche en caractères conventionnels, formés par des combinaisons de points et de traits; le Hughes qui l'imprime en caractères typographiques, au moyen d'un clavier analogue à celui du piano; le Baudot, qui permet la transmission simultanées de plusieurs dépêches sur un même fil et de plus, présente sur le Hughes l'avantage d'une manipulation beaucoup moins difficile.
L'apprentissage à l'appareil Morse est terminé après un mois d'étude; celui du Baudot est presque aussi rapide; mais il n'en est pas de même du Hughes qui exige, pour quelqu'un de particulièrement doué, c'est à dire possédant de longs doigts déliés, six mois au moins d'exercice. Plus tard, le Hughiste, pourra devenir un virtuose de la télégraphie, c'est à dire parvenir à ce degré d'habileté où l'on transmet les dépêches sans les lire, je veux dire sans en savoir le sens; où les yeux semblent en communication directe avec les doigts sans que l'intelligence intervienne, tout en respectant les textes afin d'éviter au destinataire de recevoir un message incompréhensible.
En général, il est assez rare qu'un même télégraphiste possède également bien la manipulation des trois appareils. Celui-ci, trop nerveux,  fera fort mauvais ménage avec le Morse, où il faut imprimer à un levier une série de brèves saccades, et réussira pleinement au Hughes; un autre, lymphatique, placide, aura la fortune contraire; mais les seuls élus feront des baudotistes hors de pair. A la longue, chacun finit à peu près par se spécialiser, suivant ses prédestinations et son génie propre.
En fin de compte, un manipulant habile peut transmettre, au Morse, une moyenne de 30 dépêches de 20 mots à l'heure. Cet appareil n'est d'ailleurs employé que sur les postes où le trafic ne dépasse pas 200 dépêches par jour. Au Hughes, on passe 60 dépêches de 20 mots en une heure, souvent davantage. Le Baudot donne une transmission de 60 dépêches à l'heure; mais il convient de se rappeler qu'on peut établir deux trois manipulateurs et autant de récepteurs Baudot sur le même fil, et par le fait tripler aisément la production. C'est ainsi qu'en 1899, au moment du procès de Rennes**, vingt-deux claviers de Baudot suffirent à une transmission quotidienne de plus de deux cent mille mots. C'est un des coups de feu les plus célèbres dont on garde le souvenir dans la télégraphie.

***

L'installation première du bureau central télégraphique de Paris au 103 de la rue de Grenelle remonte à l'époque où le public fut autorisé à correspondre par le télégraphe, c'est à dire en 1851. Le bureau comprenait alors une grande salle, assez spacieuse, où étaient groupés les appareils. On l'agrandit au fur et à mesure des besoins. Successivement, on désaffecta de petites pièces, des vestiaires, des antichambres. A l'heure qu'il est, on expulse, par lots, les archives relogées sous les toits. Si bien que le bureau central présente cet inconvénient capital des vieilles usines qui se sont graduellement transformées à mesure que se modifiaient les procédés industriels. Il est mal éclairé, mal aéré; la distribution en est incommode et absurde; elle complique et ralentit le travail; les conditions hygiéniques enfin sont déplorables.
La grande salle du rez-de-chaussée, qui renferme presque exclusivement des appareils Morse, était autrefois le domaine particulier des dames. Mais la nécessité d'entretenir les employés hommes dans la pratique du Morse, que la télégraphie militaire emploie exclusivement, et, d'autre part, la décision qu'on prit d'exercer les dames au Hughes et au Baudot amena l'administration à organiser un service de roulement entre le personnel des deux sexes; si bien que chaque jour un certain nombre d'employés, une trentaine, descendent à la salle des Morse, tandis qu'une centaine de dames télégraphistes tiennent leurs poste au premier étage. Leurs collègues hommes conviennent que d'aucunes sont devenues même des baudotistes distinguées.
Cette salle de Morse présente un aspect fort piquant à certaines heures.
Si vous pouviez assister quelque jour, rue de Grenelle, à l'arrivée du personnel, vous seriez frappés de voir à peu près toutes ces dames encombrées de volumineux et pesants réticules, quelquefois de véritables sacs de lustrine noire. Ces sacs attestent que, chez la femme, la bonne ménagère n'abdique jamais complètement.




Sitôt que les employées ont pris place devant leur appareil, pour peu que le travail chôme, les réticule s'entr'ouvrent. Il en sort quelque pièce de broderie ou de tricot, là quelque encombrant ouvrage de couture, du linge, un jupon. On cite des layettes qui ont été confectionnées ainsi, aux instants de répit que laisse le service. A certains moment, n'était le tic-tac du manipulateur Morse qui crépite sous le bruit des conversations, on dirait un atelier de couture!
En vain, l'Administration voulut réagir- pourquoi?- en vain, les commis principaux, d'âge généralement mûr, préposés à la direction de ce bureau, menacèrent de sévir: la ruse féminine, l'entêtement des travailleuses finirent par l'emporter. Les gros sacs passaient invisibles, sous les yeux des Argus de la porte d'entrée. On laissa les aimables couturières préparer en paix leurs layettes comme leurs atours du dimanche, sous l’œil indifférent des collègues masculins, depuis belle lurette blasés.
Actuellement, la grande salle du rez-de-chaussée contient 66 postes, desservis par des appareils Hughes, 14 par des Baudot, plus 75 appareils Morse, qui, grâce à un nouveau dispositif, sorte de commutateur inventé par un inspecteur des télégraphes, M. Mandroux, et permettant de desservir plusieurs postes à l'aide d'un seul appareil, se partagent le travail de 180 personnes; plus 32 autres Morse, appareils simples. Auprès de cette salle monstre, une autre, plus petite, ancien vestiaire désaffecté, abrite encore 62 Morse, et quelques Sounder utilisés pour la lecture au son des signaux Morse.
Montons maintenant au premier étage.
Nous y trouvons deux grandes salles affectées l'une aux postes français, l'autre aux postes étrangers.
La salle des "Français", située exactement au dessus de la grande salle du rez-de-chaussée, communique avec lui par un ascenseur de petites dimensions qui, toute la journée, monte et descend les dépêches. A l'entrée, sur les tables de la direction arrivent tous les télégrammes envoyés par tubes des bureaux de Paris ou reçus aux appareils et apportés soit par l'ascenseur soit par les petits boulistes, jeunes facteurs spécialement affectés à ce service intérieur et faisant "la boule", c'est à dire roulant d'un bout à l'autre du bureau. Sans doute ceux-ci disparaîtront-ils dans un délai donné, car déjà on leur a adjoint un service de "boulisterie" mécanique, qui fait le tour de la salle et recueille les dépêches en cours de route.
A leur arrivée dans la salle, les dépêches sont dirigées, c'est à dire qu'on y note le nom du poste qui doit en effectuer la transmission; après quoi les feuilles roses (télégrammes en transit, qu'il faut retransmettre le plus vite possible); les feuilles blanches (qui émanent du bureau même); les feuilles jaunes (télégrammes officiels) s'éparpillent dans toutes les directions, jusqu'à l'appareil qui va les lancer dans le fil, toujours aux mains des jeunes boulistes.
Cette salle des Français, en dehors de ce service des directions est entièrement meublée de Hughes et de Baudot: 50 hughes et 38 installations Baudot, ce qui porte à 90 environ, le nombre des postes correspondants réunis là.
La salle des "Etrangers" est voisine. C'est celle qui constituait autrefois, à elle seule, le Central.
Ici sont réunis tous les postes étrangers, pour la plupart des appareils Hughes; cependant, le Baudot, après avoir été boudé par les gouvernements, a finit par s'imposer. Déjà, Rome et Milan reliées par un fil avec Paris, étaient desservies au Baudot depuis longtemps, quand, coup sur coup, Vienne, Berne, Londres, Berlin, après quelques essais satisfaisants viennent de l'accepter définitivement. Le trafic s'écoule beaucoup plus vite et les chances d'erreur sont très réduites.
Les employés logés dans cette salle sont donc en rapport quotidien avec des collègues de toutes nationalités, on peut dire. Les relations sont parfois cordiales, parfois plus tendues; cela dépend exclusivement de l'état d'âme de nos employés et aussi de l'orientation politique du moment.
C'est de cette salle que partent les fils reliant Paris aux câbles de Brest, du Havre, de Fredericia. Ce poste central effectue le transit des dépêches avec l'Amérique pour plusieurs nations européennes. Enfin, la même salle donne asile encore aux postes des journaux ayant des fils spéciaux, et aux tubes atmosphériques utilisés pour la réception et l'envoi des télégrammes en provenance ou à destination des bureaux de Paris.

***

En présence d'un aussi grand nombre de postes et par conséquent, de fils qui aboutissent au Central des Télégraphes, on n'est pas s'en s'étonner du peu de dérangements, du peu de mélanges qui se produisent entre ces conducteurs venus de partout, traversant monts et vallées, forêts et fleuves, et qui tous viennent se distribuer dans quelques salles après avoir erré en faisceaux monstres dans tous les égouts de la capitale.
A leur arrivée, tous les câbles sont reçus sur un certain nombre d'immenses tableaux en bois ou rosaces, percés en leur milieu de grandes ouvertures circulaires d'où ils s'épanouissent pour venir, comme autant de rayons, se terminer sur une borne métallique.




Cette disposition très ingénieuse rend possible la transposition immédiate d'un conducteur à un autre: de sorte que, sur un circuit quelconque, de Paris à Marseille par exemple, si l'un des fils en service devient mauvais, par suite de rupture ou de mélange, on lui en substitue immédiatement un autre disponible, il y en a toujours, et les dépêches ne souffrent aucunement de l'accident.
Pour fournir la courant électrique à chacun de ces postes, on employait, il y a quelques années 11.000 éléments de pile Callaud, réunis dans un immense local et placés sous la surveillance constante d'un personnel spécial. Mais, en 1896, M. Picard, inspecteur des télégraphes, imagina de remplacer le courant fourni par des piles par celui d'un générateur qui viendrait charger plusieurs séries d'accumulateurs. Ce système entièrement nouveau a été adopté après quelques essais concluants.
Néanmoins, on a conservé 500 éléments Callaud dont le courant est utilisé pour les expériences et en même temps pour le service du câble de Paris à Fredericia.
Maintenant et pour terminer cette trop brève étude, un chiffre: cette installation, que nous venons de parcourir en hâte, suffit à la transmission journalière de 70.000 à 80.000 dépêches, nous disent les statistiques. Ce qui est un fort joli chiffre. Et ainsi l'on peut constater que si la ruche est restée vieux jeu, insuffisante, ceux du moins qui l'animent sans cesse se sont maintenus, par l'activité et l'entrain qu'ils déploient à la hauteur des circonstances nouvelles, et leur zèle supplée aux conditions défectueuses dans lesquelles ils sont placés.
Quand on songe, d'ailleurs, aux difficultés que présenterait le déménagement du Central, au point de développement où il est arrivé, on n'ose guère espérer qu'un changement de domicile de tant d'appareils, de dispositifs divers s'effectue jamais. Il est peut être trop tard. On a trop attendu, et une fois de plus, tout ce provisoire risque fort de s'éterniser en définitif!

                                                                                                                      Lucien Fournier.

L'Illustration, 23 novembre 1901.


*Nota de Célestin Mira: Emile Baudot est l'inventeur d'un des premiers codes binaire, chaque caractère étant codé par une série de 5 bits.


Emile Baudot.




** Second procès du capitaine Dreyfus, tenu à Rennes.



mercredi 27 juillet 2016

Saint-Cyr aux manœuvres.

Saint-Cyr aux manœuvres.

Pour la première fois, cette année, les élèves de l'Ecole spéciale de Saint-Cyr ont pris part aux manœuvres. Ils se sont joints à la 12e brigade d'infanterie, commandé par le général Hardy de Périni, qui opérait aux environs de Mantes.
Le 16 août, l'escadron et le bataillon des Saint-Cyriens quittaient l'école pour rejoindre, par étapes, l'escadron le 5e régiment d'infanterie, le bataillon le 110e auxquels, respectivement, ils allaient être rattachés pendant la durée des manoeuvres. Cette période de huit jours a été fertile en épisodes pittoresques. Nos gravures en reproduisent trois, très caractéristiques.




C'est d'abord une gravure représentant les Saint-Cyriens, et parmi eux le "nègre" traditionnel, revenant de la "distribution" où ils ont touché leurs vivres réglementaires et les accessoires, bois nécessaire à la cuisine, etc., par laquelle on peut juger que les futurs officiers ont accepté avec entrain les petites corvées de la vie sur le terrain.




Parmi les spectateurs, venus pour la plupart des environs, en voisins, assister à ces manœuvres, on remarquait beaucoup la présence de Mme la comtesse de Beaulaincourt, fille du maréchal de Castellane, qui, malgré son grand âge, elle a quatre vingt ans, a suivi avec passion, en victoria, toute les opérations de cette petite guerre, faisant arrêter son équipage, très correct, aux points d'où l'on pouvait plus facilement embrasser les positions des différentes forces, et, debout dans la voiture, discutant, avec l'autorité d'un tacticien éprouvé, les phases de l'action.
Un troisième dessin montre, enfin, des Saint-Cyriens en tirailleurs embusqués derrière un assez singulier rempart improvisé: une automobile, que montaient des touristes, avait versé, et pendant trois jours demeura là, comme abandonnée au bord de la route, au beau milieu du terrain où se déployaient des manœuvres. 




Et comme la théorie recommande aux tirailleurs de profiter, pour s'abriter contre le tir ennemi, de tous les accidents qui peuvent se présenter, les deux Saint-Cyriens, rencontrant ce véhicule chaviré, s'étaient très intelligemment blottis derrière, "profitant" ainsi dans les deux sens de "l'accident".
Le 23 août, les Saint-Cyriens rentraient à l'école, aguerris, ayant fait connaissance, pendant toute une semaine, avec la vie en campagne et d'ailleurs enchantés de cette initiation.

L'Illustration, 7 septembre 1901.

Les cures de soleil.

Les cures de soleil.


On se rappelle le traitement préconisé par le professeur Finsen, de Copenhague, qui voit dans l'exposition aux rayons solaires du corps humain nu, un moyen thérapeutique très efficace. Nous en avons expliqué en détail l'application.
La méthode a obtenu grand succès un peu partout. A Berlin on est allé plus loin et on professe aujourd'hui que le soleil possède également le don de conserver la santé aux bien portants. 
Comme première condition de la bonne santé, déclare-t-on, il est nécessaire de s'exposer in naturalibus, au moins une fois par jour, pendant une heure ou deux, à l'action solaire.




Pour mettre en pratique ce principe, on a ouvert ces jours derniers au Kurfürstendamm, dans la capitale allemande, un grand établissement de bains de soleil, qui est devenu le rendez-vous du tout Berlin masculin. Là se rencontrent des membres du Reichstag, des fonctionnaires d'Etat, des professeurs, tout gens sérieux et d'esprit pondéré, et triés, d'ailleurs, sur le volet, car il ne suffit pas, pour être admis, de payer le prix d'entrée fixé: il faut encore être agréé par la direction, composée d'éminents professeurs, tous gens sérieux et d'esprit pondéré, et triés, d'ailleurs, sur le volet: il faut encore être agrée par la direction, composée d'éminents professeurs et de commerçants en vue.





La cure est fort simple: elle consiste à se mettre en caleçon de bain et à se livrer en plein soleil, à presque toutes les distractions ordinaires, à la lecture, la gymnastique, la conversation, le sport, etc., etc.
Moyennant quoi, on jouit, paraît-il, d'une santé inébranlable.

L'Illustration, 20 juillet 1901.

mardi 26 juillet 2016

Fête à Trianon.

Fête à Trianon.

L'idée de donner une fête de bienfaisance à Trianon, au profit de l'oeuvre des Crèches de Versailles, de faire revivre un moment ce joli hameau de théâtre qu'affectionna Marie-Antoinette en l'animant de travestissements à la mode du temps lointain de sa splendeur et de sa nouveauté était en soi, une idée très séduisante; cette fête avait attiré une foule nombreuse.
Mais les jolis costumes de l'époque Louis XVI étaient fort rares parmi cette foule, submergés, perdus dans le flot des robes et des vestons démocratiques.
La kermesse, au milieu de ces maisonnettes enguirlandées de fleurs, la laiterie, le moulin, le temple de l'Amour compta cependant des épisodes pittoresques:
sur les marches du moulin, Mme la comtesse de Guerne et quelques autres chanteurs mondains soupiraient des refrains du passé: l’Âne Martin, le Meunier et Madelon;



à la laiterie, Mme la comtesse de la Rochefoulcauld dirigeait tout un frémissant essaim de marchandes de lait;




sur un théâtre en plein vent, Mme Bartet, plus exquise que jamais, disait comme elle seule sait le dire, des vers de circonstance; et "sous la coudrette" enfin, comme on eût dit au temps jadis, des jeunes filles du monde, en robes à paniers, dansaient avec grâce des menuets surannés.



Et la part des malheureux fut très, très grosse.

L'Illustration, 6 juillet 1901.