mardi 10 mai 2016

Question de préséance.

Question de préséance.






Faut-il écrire Baur, Bawer, Bauer, Baürn ou Born, le nom de l'artiste strasbourgeois auteur de cette gravure, lequel mourut à l'âge de trente ans, en 1640, laissant une oeuvre composée de plus de cinq cents pièces? Il y a sur ce point, important seulement pour les curieux de l'exactitude rigoureuse, un complet désaccord entre les divers biographes; mais le désaccord cesse quant à l'opinion générale sur le mérite de ce graveur éminent. Ses ouvrages attestent que, doué d'une riche et vive imagination, il possédait aussi une touche spirituelle et légère. On doit ajouter aussi que les quelques portraits dus au burin de Jean-Guillaume Baur sont surtout remarquables par la puissance de l'expression. Bien qu'il ait de préférence consacré son talent à l'art du graveur, Baur a manié avec une incontestable habileté le pinceau du miniaturiste. "Il excellait, dit-on, dans les paysages peints su velin."
Aucune particularité notable, sinon son ardeur constante au travail et son inépuisable fécondité, n'est à signaler dans sa courte carrière. Élève de son célèbre compatriote Frédéric Breutel, de qui la Bibliothèque nationale possède un admirable livre d'heures, Baur partit jeune de Strasbourg, et, sous la protection des ducs de Bracciano et Giustani, il travailla et séjourna successivement à Naples, à Rome et à Venise. Nommé peintre de la cour par l'empereur Ferdinand III, il alla se fixer à Vienne où il mourut.
1630 est la première date que l'on rencontre dans son oeuvre de gravure. ses pages les plus estimées forment une série d'illustrations pour les Métamorphoses d'Ovide.
C'est à Venise que nous transporte l'estampe reproduite ci-dessus. Une noble patricienne, la dogaresse peut-être, sa fille ou sa parente, et quelques gentilshommes, sont venus, après un jour de haute température, respirer la brise du soir sur la terrasse, à laquelle aboutit l'arrière cour du palais. Une grande dame, une visiteuse, escortée de ses pages, a quitté sa gondole et gravi les degrés du débarcadère dont la dernière marche affleure la surface du canal. Il nous plaît de croire que cette dame est amenée là pour un motif meilleur que le désœuvrement et le besoin d'un parlage banal.
Les costumes nous disent positivement l'époque que l'artiste a choisie, et, par induction, quelle est la condition des personnages de cette scène. Si l'on veut bien nous permettre d'en fixer la date à l'année 1682, voici quel fut cette année-là le principal sujet d'entretien dans le grand monde vénitien: le rappel de l'ambassadeur Pesara, et, par suite, la rupture des relations diplomatiques entre la cour de Rome et la Sérénissime république. A quoi tient la paix des Etats? La chute préméditée du chapeau d'un cocher motiva cette rupture et faillit allumer la guerre.
Il faut se rappeler qu'alors la préfecture de Rome avait été donnée à Taddeo Barberini, le troisième des neveux du pape Urbain VIII; les deux autres étaient cardinaux. Jaloux des prérogatives que le cérémonial officiel attribuait à des étrangers, Taddeo prétendait surtout à la préséance sur les ambassadeurs. Taddeo, ne pouvant légitimement la revendiquer, résolut de l'obtenir, une fois au moins, par ruse. Une cérémonie publique qui devait avoir lieu à Rome lui fournit l'occasion d'usurper les honneurs du pas. D'après l'ordre régulier de la marche en pareille circonstance, le carrosse du préfet de Rome suivait immédiatement celui de l'ambassadeur de Venise; or, il arriva que le cocher de ce dernier, gagné d'avance à prix d'argent par un émissaire de Taddeo, s'engagea à trouver un expédient qui permit à l'équipage du neveu de Sa Sainteté de devancer celui de l'ambassadeur. A peine le cortège qui se rendait au Vatican se fut-il mis en marche, que le perfide cocher de l'envoyé de Venise, ayant volontairement laissé choir son chapeau, arrêta tout à coup ses chevaux pour recevoir son couvre-chef des mains du page qui l'avait ramassé. Attentif à ce moment d'arrêt, secrètement convenu, le cocher de Taddeo fouetta son attelage, passa comme un trait devant le carrosse de l'ambassadeur, dont il conserva insolemment la place jusqu'à l'arrivée à destination du cortège.
Indigné de l'outrage fait en sa personne à l'Etat qu'il représentait, Pesaro se hâta de faire parvenir sa plainte au Sénat de Venise, qui lui ordonna de quitter Rome sans demander une audience de congé.
Maintenant que ceci est expliqué, il est permis de supposer que la rupture avec Rome fut, en 1632, l'inépuisable aliment de la conversation à Venise. Pour en revenir à l'estampe extraite de l'oeuvre de Jean-Guillaume Baur, nous dirons, comme complément de notre supposition, que la nouvelle de l'offense subie par Pesaro, déjà répandue, vient d'être confirmée par la lettre que la dogaresse tient sur ses genoux, et dont elle vient de donner connaissance à une visiteuse que le retour de l'ambassadeur intéresse.

Le Magasin pittoresque, février 1876.

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