jeudi 12 mai 2016

Le placement familial à la campagne.

Le placement familial à la campagne.



Rien n'est plus inquiétant à l'heure actuelle, que le sort fait par notre société à l'enfant des villes et surtout  au "gamin de Paris". Cette inquiétude est justifiée de la façon la plus précise par la statistique criminelle. Sans doute, les publications officielles n'avouent pas facilement et souvent dissimulent l'étendue du mal, mais les personnages officiels ont moins de scrupules ou, plutôt, plus de sincérité: l'un deux révélait que, de 1906 à 1907, la criminalité des enfants et des adolescents parisiens (âgés de moins de 21 ans) s'était accrue de 31 % - d'un tiers! Cet accroissement est dû surtout aux jeunes gens de 16 à 21 ans.
Mais de 1826 à 1889, alors que l'accroissement de la criminalité générale était de 133 %, la criminalité des enfants de moins de 16 ans s'accroissait de 140 %, celle des adolescents de 16 à 21 ans de 247 %.
Quelles sont les causes de cette perversité croissante de l'enfance. Cette recherche, à la vouloir complète et minutieuse, exigerait des volumes. Pourtant, certaines causes apparaissent avec la brutalité de l'évidence: au premier rang, la défaillance de la famille, soit que le père ou la mère, retenus par leur travail, se trouvent dans l'impossibilité de surveiller leurs enfants, soit même qu'ils les contraignent à mal faire. Voici, entre beaucoup dont nous faisons grâce à nos lectrices, quelques fais probants:
Au Patronage de l'enfance et de l'adolescence, on fit un jour une enquête sur la situation familiale de 400 pupilles du patronage et l'on obtint les résultats suivants:
- 40 étaient orphelins de père et de mère.
- 45 n'avaient pas connu leur père.
- 53 avaient vu disparaître ou condamner leurs parents.
- 65 les avaient vu se séparer ou divorcer.
- 140 étaient orphelins de père ou de mère.
C'est à dire que 343 enfants sur 400 appartenaient à une famille anormale; 57 seulement à une famille normale, relativement.
Nous avons pu faire, dans une maison de jeunes détenus de Paris, une constatation toute semblable et peut être même plus sévère, puisque sur 60 familles de jeunes délinquants, nous en avons trouvé 7 régulières et honnêtes; 53 détenus avaient une famille éloignée, incomplète, disparue ou malhonnête. Et voici un chiffre plus effrayant encore: sur 30 enfants qu'un juge du tribunal civil de la Seine envoyait dans une colonie, un avait des parents honnêtes, un autre, dont les parant étaient honnêtes, avait été livré à lui-même; quant aux 28 autres, on ne saurait reproduire les notes qui qualifiaient leurs parents...
Bien d'autres faits prouveraient que la première cause de la criminalité infantile est la défaillance ou la malhonnêteté de la famille. Mais qui ne l'admettrait dès l'abord? Quoi qu'on pense de la bonté absolue ou de la méchanceté absolue des enfants (et ce sont là deux thèses extrêmes qui nous paraissent aussi controuvées l'une que l'autre), il est certain que l'enfant a besoin d'une discipline énergique et d'une direction ferme, et surtout d'une discipline et d'une direction constantes. Des récompenses et des punitions distribuées un peu au hasard, par exemple, par des parents qui rentrent du travail le soir et qui rouent de coups leurs enfants parce que, le trouvant sale, ils devine qu'il a traîné dans la rue, sont à peu près inefficaces. elles n'ont dans tous les cas qu'un résultat négatif. Or, que faut-il faire à ces enfants pour les amener à résister aux tentations vives, pressantes, qui partout les guettent? Il ne suffit pas (comme par la correction tout à l'heure) de les détourner d'un mal, il faut développer en eux des forces morales positives qui s'opposent à l'invasion du mal.
L'école, même l'école religieuse, en est incapable à elle seule. Elle ne peut donner que des principes applicables à un ensemble de caractères qui comprend des types assez divers, et ce qu'il faut, c'est une influence plus personnelle qui fasse naître au cœur de l'enfant ou y développe de bons sentiments générateurs de bonnes habitudes: par exemple, l'amour du travail. Un tel sentiment se traduit en effet par la fréquentation régulière de l'école d'abord, de l'atelier ensuite; et cette habitude, par un heureux contre-coup, réagit sur celui qui l'a contractée. Accoutumé à aller tous les matins à son école ou à son atelier, l'enfant éprouverait une sorte de difficulté physique à prendre un autre chemin. Inspirer de bons sentiments à l'enfant et les traduire en habitudes qui les consolident, telle est la besogne de l'éducateur.
Qui ne voit que cette éducation fondamentale, toute intérieure, ne peut être l'oeuvre que de la famille? Elle seule peut exercer sur l'enfant cette influence constante qui le pénètre et lui suggère ses manières de penser et de sentir. Elle agit par l'exemple autant ou plus que par la parole, les récompenses et les punitions... Mais une famille incomplète ou intermittente est incapable de remplacer cette mission. Je ne parle pas, évidemment, des pères et des mères (il s'en trouve cependant et en trop grand nombre!) qui poussent leurs enfants au vice, qui les dressent à la mendicité, d'abord, au vol ensuite...

Dans des cas nombreux, qu'elle soit incapable ou indigne d'élever ses enfants, il faut donc suppléer à la famille. Or il nous semble que la "remplaçante" la mieux indiquée de la famille naturelle qui défaille, c'est une autre famille, une famille de bonne volonté (qui, d'ailleurs, trouverait son avantage à occuper le pupille confié à ses soins), et, autant que possible, une famille de paysans. "Le placement familial à la campagne", telle est donc l'oeuvre que nous voudrions étudier aujourd'hui avec nos lectrices.
Nous ne prétendons pas que ce placement familial soit également bon pour tous les mineurs qui ont commis un délit ou qui risquent de s'engager dans la voie mauvaise.. Mais il nous semble répondre exactement à toutes les exigences de l'éducation de ces pauvres petits malheureux; aussi, pensons-nous qu'il convient à la généralité d'entre eux.
Mettons tout de suite hors de cause les garçons et les filles qui, mineurs au point de vue de la loi civile (âgés de moins de 21 ans) ne le sont plus au point de vue de la loi pénale (la majorité pénale, fixée d'abord à 16 ans, peut être reportée par les juges à 18 ans), il serait étonnant que le placement familial de garçons et de filles de 18 à 21 ans fût efficace... sauf exception pourtant, car il n'y a pas de règles absolues pour la nature humaine, il y a aussi des natures qui semblent perverties dès le plus jeune âge, et lassent successivement les parents, les maîtres d'école et les patrons, chef de bande à 12 ans, organisant des cambriolages et dont il faut pense qu'aucun système de redressement ou de répression ne viendra à bout. Mais tous les autres, la plupart des autres?
Nous l'avons vu, la discipline et la direction familiale leur ayant manqué, ils sont sans force contre les tentations. Est-ce, au cas où ils ont commis un délit, la prison qui leur donnera cette force? Bien au contraire! Elle les soumet à un régime monotone qui endort ce qui pouvait rester en eux d'énergie. Elle n'exige d'eux aucun effort actif, aucune initiative; elle ne développe en eux aucune des qualités que leur demandera la vie. Bien plus, qu'elle soit cellulaire (1) ou commune, elle met les jeunes détenus en contact les uns avec les autres et les fait se corrompre mutuellement. Aussi cherche-t-on à éviter le plus possible aux mineurs la prison, et même la comparution en justice, et les confie-t-on à des patronages, qui, après les avoir étudiés, cherchent à les placer.
Le placement le plus commode, celui qui est le plus à la portée des patronages parisiens, c'est évidemment le placement à Paris. Il donne parfois de bons résultats, mais c'est encore un moyen de redressement bien imparfait. Voici un enfant (garçon ou fille) de 13 ou 14 ans qui n'a pas été élevé. Il a commis un vol à l'étalage et le juge d'instruction le confie à un patronage. On le place dans un atelier de serrurerie ou de couture de Paris. Est-ce que les tentations dont la grande ville est pleine exerceront moins d'attrait sur lui? Est-ce qu'il trouvera dans les camaraderies de l'atelier les bons conseils et les bons exemples qui lui donneront la force d'y résister? Ne sera-t-il pas au contraire, souvent entraîné par des compagnons plus âgés, heureux de se montrer grand garçon (ou grande fille) comme eux?
L'avantage du placement familiale à la campagne est de changer brusquement de milieu le jeune délinquant ou l'enfant menacé de le devenir, et de le soustraire aux tentations. L'enfant est soumis à la surveillance constante, à la maison et aux champs, de sa famille adoptive que nous supposons avoir été bien choisie. Il est soumis aussi au contrôle que le village exerce sur chacun de ses membres. Le travail qui lui est imposé est souvent dur (et si notre pupille a commis un délit on ne s'en plaindra pas) mais sain. Toutes les conditions du redressement moral de l'enfant sont réunies. Du moins, car on nous trouverait peut-être trop optimiste, a-t-on beaucoup plus de chances de les trouver là que dans les ateliers des grandes villes. Aussi, nombre de patronages, sans pratiquer ce système de redressement à l'exclusion de tout autre, envoient-ils à la campagne beaucoup des enfants qui leur sont confiés, notamment le Patronage de l'enfance et de l'adolescence. Mais ce placement familial à la campagne n'est pas facile à organiser et c'est ici que les dévouements doivent intervenir.
Il faut d'abord connaître les régions où, la main-d'oeuvre manquant, les paysans seraient heureux de recevoir de jeunes aides qu'ils formeraient. Il en existe sûrement; parfois des renseignements arrivent sur les besoins d'une région, mais ils sont vagues, et on les voudrait aussi précis que possible.
Dans ces régions, il faut connaître les bonnes familles capables d'exercer une heureuse influence sur l'enfant. Il faut veiller à ce que l'enfant ne soit pas exploité; et enfin (on accuse les paysans d'être de mauvais éducateurs), il faudrait aussi compléter par quelques lettres ou quelques visites l'éducation du pupille. Voilà les devoirs essentiels du parfait correspondant. Or, tous ces renseignements ne peuvent être fournis et ces devoirs essentiels du bon correspondant accomplis que par des personnes zélées et dévouées, habitant la province et pendant un certain temps la campagne et appartenant à des familles qui exercent une influence dans la région. Il est d'ailleurs possible à des amis de se grouper et de s'aider; d'ailleurs le groupement et l'entr'aide se pratiquent déjà dans maintes régions.
- Mais, dira-t-on peut être, quels gredins, quelles fillettes perverties sont envoyés? Qu'en peut-on faire? Jamais des paysans n'en voudront.
- On n'envoie ni gredin, ni fillettes perverties, mais des enfants aussi jeunes que possible. Il n'y a cependant pas de limite d'âge précise: à 15 ans, à 16 ans, le placement familial peut encore faire du bien. Puis, il ne faut pas juger un enfant plus méchant et plus incorrigible qu'un autre parce qu'il a commis un délit et que son camarade n'a jamais comparu en justice. L'occasion fait si souvent le larron! Les patronages parisiens mettent en observation les jeunes délinquants ou les candidat au délit et, quelle que soit la catégorie légale à laquelle ils appartiennent, ils envoient à la campagne ceux auxquels ce traitement paraît convenir. Quant à la répulsion des paysans pour ces petits Parisiens qui tendaient à mal tourner ou qui ont commis une faute, elle n'est point générale. D'ailleurs, si l'on doit les prévenir, en gros, de la situation du pupille qui leur est confié, il est inutile de leur raconter son histoire en détail.
Nous regrettons de ne pas avoir de renseignement détaillés sur les patronages de la Charente où les propriétaires sont ravis des enfants placés chez eux. C'est avec plaisir que nous aurions appuyé de ces constatations de fait les raisons un peu sèches que nous avons énumérées en faveur d'une oeuvre trop ignorée, bien que son influence régénératrice l'indique comme de première nécessité.

                                                                                                               Paul Olivier-Lacroye


(1) Le système cellulaire, nous l'avons constaté nous-même (comme visiteur s'entend), n'empêche pas les détenus de communiquer entre eux.

Journal des Demoiselles, revue de la jeune fille et de la femme, 15 avril 1909.

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