lundi 21 mars 2016

Les racoleurs.

Les racoleurs.


Mon cher père, 

Je prends la plume pour vous faire savoir qu'il m'est arrivé un grand malheur, bien par ma faute. Je ne suis pas malade, Dieu merci! et je veux vous rassurer tout de suite sur ma santé. Voici le malheur qui m'est arrivé.
Aussitôt en descendant du coche, je suis allé chez nos parents de la rue de la Huchette, et j'ai été reçu comme l'enfant de la maison. Mon oncle m'a dit qu'il me présenterait le lendemain chez le maître serrurier dont il nous avait parlé, ne pouvant m'y conduire le jour même, vu que le maître serrurier était allé prendre mesure pour une grille à un château des environs.
Nous avons dîné en famille, et nous avons beaucoup parlé de vous tous, sans compter que nous avons bu à votre santé.
Après le dîner, mon oncle m'a dit d'aller faire un tour par la ville, et de voir le plus que je pourrais des belles choses qui sont ici, vu que j'aurais à travailler dur chez mon maître, et que je n'aurais guère le temps de courir à droite et à gauche.
Mon cousin Antoine aurait bien voulu venir avec moi, et c'est ce qui aurait pu m'arriver de plus heureux, car, quoiqu'il soit plus jeune que moi de trois bonnes années, il connaît bien la ville et les roueries du monde qui vit par là. Mais il ne pouvait pas marcher, à cause d'un mal qui lui est venu au genou, où le médecin dit qu'il y a de l'eau qui fait mauvais effet; bref, ça l'empêche de marcher.
Il fait plus chaud dans les rues de Paris que chez nous: aussi, après avoir tourné d'une rue dans l'autre, j'ai fini par descendre du côté de la Seine, qui est une belle rivière, il n'y a pas à dire le contraire. Mais comme c'est pavé partout le long du bord, et que la rivière est encaissée dans des murs, j'ai trouvé qu'il faisait encore trop chaud, et j'ai marché longtemps en me disant que les murs et les pavés devaient bien finir quelque part. J'avais envie de voir un peu de campagne, d'abord pour le bien que j'espérais que cela me ferait, et puis parce que ce serait un souvenir de notre rivière à nous; car j'avais déjà, comme on dit, le mal du pays, et je cherchais ce qui pourrait me rappeler tous ceux que j'avais laissé derrière moi.
J'ai marché pendant plus d'une heure avant de trouver la vraie rivière, et quand je l'ai trouvé enfin, je me suis assis sur l'herbe, les jambes bien fatiguées et le cœur bien gros.
Comme j'étais là à regarder couler l'eau, quelqu'un m'a dit bonjour! Je me suis retourné, et j'ai vu que c'était un garçon de mon âge à peu près.
J'aurais mieux aimé rester seul et tranquille; mais il ne faut pas être malhonnête avec les gens polis. Je lui rendis donc son bonjour et il vint s'asseoir à côté de moi.
Pourquoi ne me suis-je pas défié de lui? Il m'a demandé d'où j'étais; il a eu l'air de connaître un peu notre pays, et il ma dit bien des choses qui m'ont fait venir les larmes aux yeux.
Quand j'y repense, maintenant que le malheur est arrivé, je suis presque sûr qu'il ne connaissait pas le pays du tout, et que si j'ai écouté ses contes et ses enjôleries, c'est que mon cœur était tout de ce côté-là et ne demandait qu'à s'ouvrir.
Au bout de quelque temps, il me dit que la chaleur et la poussière l'avaient si fort assoiffé qu'il en avait les lèvres sèches et la langue gonflée. Il  allait donc entrer sous une tonnelle qui étais proche de là pour prendre un verre de vin, un seul. Il me proposa, vu que nous étions devenus quasi amis, de trinquer avec lui. Je lui répondis que je vous avais promis de ne jamais mettre les pieds dans un cabaret ou dans une guinguette.
Il me dit que j'avais bien raison d'obéir à mon père; que d'ailleurs les cabarets et les guinguettes sont des endroits de perdition pour la jeunesse; que lui-même n'y mettait jamais les pieds, parce qu'on y laisse son argent, sa raison et sa santé. Mais, à ce qu'il disait, ce n'est pas la même chose d'entrer pour se rafraîchir, et de s'attabler pour boire bouteille sur bouteille. Il se serait contenté volontiers de l'eau de la rivière, si elle n'avait été malpropre au sortir d'une si grande ville, et par conséquent malsaine. Il me fit voir sur l'eau des taches de goudron qui descendaient au fil du courant et bien d'autres choses répugnantes.
J'étais moi-même très-altéré; je me disais qu'un verre de vin, que je boirais debout, ne pouvait point me mener à mal, et je finis par céder.
Sous la tonnelle, il y avait cinq beaux soldats du roi qui causaient en fumant. Mon camarade leur fit un petit signe de tête, comme s'il les connaissait; ils lui répondirent par des signes de tête et se mirent à nous regarder, moi surtout, en souriant.




Le cabaretier arriva, et, sans attendre qu'on lui eût donné des ordres, il apporta deux verres et une bouteille. je ne pus m'empêcher de dire à mon compagnon:
- Il y a là plus que nous voulons.
Il me répondit:
- On ne paye que ce que l'on boit!
J'étais mal à mon aise, comme si j'avais prévu ce qui allait m'arriver, et si une fausse honte ne m'avait pas retenu je me serais sauvé de la tonnelle. mon camarade versa deux grands verres, et nous restâmes debout pour les boire selon nos conventions.
Les soldats du roi, sauf un qui avait l'air traître et qui louchait, étaient de beaux hommes, quelques-une déjà âgés et respectables. Ils ne faisaient point de tapage, ils ne cassaient pas les verres; en revanche, ils se racontaient entre eux de si belles histoires que j'en oubliais mon verre. Mon camarade s'assit sur une chaise, je m'assis également sans m'en apercevoir; il a dû me verser à boire quand j'avais la tête tournée, car j'ai remarqué que je n'en finissais pas de boire mon verre.
A partir de ce moment-là, je ne me rappelle plus ce qui s'est passé; cela me fait croire que le vin était drogué; c'est aussi l'avis de mon oncle. Mon oncle s'est donné des coups de poing sur le front en se reprochant de ne pas m'avoir mis en défiance. Les soldats du roi qui étaient sous la tonnelle s'appellent des racoleurs, et le jeune homme qui m'était venu rejoindre sur le bord de l'eau était leur compère.
Quand je suis revenu à moi, les racoleurs étaient en train de rire, le compère avait disparu. comme je voulais m'en aller aussi, ils m'ont retenu de force et m'ont fait voir un papier que j'avais signé, sans savoir quand ni comment, et qui fait que je suis soldat du roi.
Je fus au désespoir en songeant au chagrin que j'allais vous faire à tous. Si ce n'était pas un crime de se détruire soi-même, je me serais jeté à la rivière. Mais d'abord ç'aurait été un crime, et puis votre chagrin aurait été plus grand d'apprendre que votre malheureux enfant s'était noyé que de savoir qu'il est soldat.
Consolez ma pauvre mère, et donnez-moi en exemple aux garçons de chez nous, afin que mon malheur serve à quelque chose.
N'importe, ce n'est pas joli de s'y prendre comme cela pour faire des recrues; je suis sûr que le roi ne serait pas content s'il le savait. Par moments, je me figure que si M. le comte de Saint-Prix voulait se mêler de mon affaire et en dire deux mots au roi, cela pourrait peut être s'arranger. M. le curé, qui vous a toujours voulu du bien, pourrait prier M. le comte. faites pour le mieux. Il y a d'autres moments où j'ai presque envie de me sauver en Suisse, car enfin on n'a pas joué franc jeu avec moi.
Votre fils respectueux, qui est bien malheureux et repentant.

                                                                                                                Jean Levraut.

Le Magasin pittoresque, décembre 1877, 


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