mercredi 2 mars 2016

Les Pannés.

Les Pannés.

Les "Pannés", c'est le lieu éminemment parisien situé entre l'arc de triomphe de l'Etoile, l'avenue du Bois et la rue de Presbourg. C'est une langue de terre, formant trottoir et garni de chaises Tronchon. Sur ces chaises, beaucoup de messieurs et de dames, qui regardent passer les heureux viveurs brûlant le pavé dans leur victoria capitonnée ou leur coupé hermétiquement fermé.



Ces messieurs ont créé, en cet endroit, une sorte de colonie très fréquentée le matin, à l'heure des cavaliers, et le soir, à l'heure du persil. Ils y sont venus tous les jours très régulièrement, s'y sont installés, ont en quelque sorte affermé les chaises et les fauteuils qu'ils occupent et ont fondé une institution.




Ces messieurs et ces dames ne sont pas assez riches pour avoir leur voiture et parader au Bois; mais ils sont assez désœuvrés pour tenir à perdre quelques heures à voir le défilé dont ils ne peuvent faire partie, faute de monnaie. Ils se vengent en débinant entre eux les équipages qui piaffent devant leurs yeux.
Ce sont eux qui se sont intitulés: "les Pannés", appellation à la fois modeste et orgueilleuse. C'est leur vengeance contre l'insolence des parvenus qui les éclaboussent, et la coterie des des "pannés" est devenue plus difficile à aborder que la Corinthe antique.



La place est restreinte, les chaises peu nombreuses, les habitués se connaissent et se serrent les coudes. Ils sont unis entre eux par le plaisir de la médisance et du dénigrement. Il y a là des gens spirituels, qui ont fait des "Pannés" une sorte de Célimène.
Le "panné" ne fait rien, par fierté. Il n'a pas le sou, parce qu'il ne fait rien. Aussi est-il mécontent et difficile. C'est un critique acerbe et irréconciliable. Il ne ménage personne, et je connais plus d'un millionnaire en carrosse qui va au Bois par l'avenue de la Grande Armée pour ne pas affronter l’œil jaune et la langue pointue du "panné".

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.

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