vendredi 4 mars 2016

Les compagnons du devoir et la Saint-Joseph.

Les compagnons du devoir et la Saint-Joseph.


Depuis un demi-siècle, quel publiciste ne vaticine tous les ans la fin du compagnonnage. En dépit de ces prophéties, l'institution demeure debout, et chaque année, le jour de la Saint-Joseph, le cortège des "compagnons passant charpentiers" défile à travers les rues du faubourg Saint-Antoine. On se réunit le matin chez la "mère", qui a la garde des chefs-d'oeuvre de la corporation. Ces chefs-d'oeuvre sont au nombre de deux et affectent chacun la forme d'un édifice gothique.
A onze heures, précédée d'une fanfare, la procession se met en marche. En tête s'avancent les dignitaires du compagnonnage, avec la longue canne ornée de flots de rubans et le chapeau garni de banderoles qui retombent sur les épaules; puis le petit chef-d'oeuvre, porté par quatre compagnons; puis le grand, pour lequel il en faut douze; puis sur deux files, le reste des compagnons, arborant comme les autres au chapeau des gerbes de rubans et aux oreilles des boucles d'or figurant les instruments du métier: le triangle, le compas, la besaiguë.




Au centre, la "mère", assise dans un superbe landau, semble présider la cérémonie. Tantôt le cortège se dirige vers l'église Saint-Gervais et assiste à une messe, et tantôt, suivant l'esprit qui domine parmi les compagnons, la boutique d'un marchand de vin reçoit la première visite des charpentiers.
Grâce à la salutaire influence d'un prêtre qui fit autrefois partie de la corporation, les compagnons semblent revenir maintenant aux pieuses traditions d'autrefois.
Nous avons interrogé un des dignitaires. D'après les renseignements que notre interlocuteur nous a fournis, la compagnie ne paraît pas encore à la veille de s'éteindre, et dans nul autre métier le lien n'en est resté aussi fort que parmi les charpentiers.
La France compte encore plusieurs milliers de "compagnons du devoir", et Paris à lui seul en possède quinze cents environ, dont neuf cents "compagnons remerciés", c'est à dire étrangers à la pratique du métier, compagnons honoraires, et cinq à six cents compagnons actifs. Cette vitalité s'explique par l'absence de toute autre association similaire. Les chambres syndicales viennent bien au secours de leurs adhérents; mais elles n'ont pas cet attrait de la fraternité qui parle encore si haut à l'âme populaire et qui fait que, d'une ville à l'autre, le compagnon retrouve une famille. De plus, il suffit d'exercer une profession manuelle pour se faire incorporer dans un syndicat; le compagnonnage continue à donner aux initiations le caractère d'une récompense. Dans un chantier, dès qu'un jeune apprenti témoigne d'une certaine élévation d'esprit, les compagnons lui disent:
"Travaille, et nous ferons de toi un jour un compagnon."
Comme l'association répond de ses membres auprès du marchand de vin qui les héberge et auprès du patron chez lequel ils travaillent, son propre intérêt lui commande d'être sévère. Jamais les dignitaires ne confèrent le titre de compagnon à un camarade débauché, et peut-être faut-il attribuer à cette vigilance le maintien du compagnonnage.
La veille de la fête, on "charpente" chez la mère. Les aspirants admis à faire leurs preuves sont interrogés et reçus suivant les rites traditionnels. Justement ennemie des sociétés secrètes, l'Eglise a toujours blâmé les serments qui sont exigés des initiés. La corporation tient pourtant à cet appareil et à ces rites, comme à des symboles qui frappent l'imagination et rehaussent aux yeux des admis le prestige du titre dont on les gratifie. Le compagnon prend un nom nouveau qui exprime généralement une qualité et qu'il ajoute à sa qualification provinciale. Il s'appelle, par exemple, "Lyonnais la Fidélité, Tourangeau l'Aimable, Beauceron le joyeux Drille, Avignonnais la Vertu."
On peut sourire de ces dénominations puériles; mais il faut y voir la force du compagnonnage. Une fois promu, le compagnon peut faire le "tour de France". Malgré les changements introduits dans nos mœurs par le nouveau régime du travail, la tradition du tour de France persiste. Dans plusieurs grandes villes: Paris, Lyon, Agen, Nîmes, Auxerre, Toulouse, Blois, Saumur, Angers, Nantes et Rochefort, le compagnon n'a qu'à se présenter chez la "mère", à se faire reconnaître, pour trouver une table, un gite et des camarades qui lui procurent du travail. On l'accueille comme un membre de la famille. La "mère" est la femme d'un marchand de vin que l'on choisit avec soin pour ses qualités morales. Le titre qu'elle reçoit lui donne droit aux égards des compagnons qui sont à leur tour traités par elle comme des fils. Son établissement devient le dépôt des archives et le lieu de réunion de la société. Si un compagnon malhonnête part sans payer, les autres "mères" de France sont immédiatement prévenues, et, quand le coupable se présente à l'une d'elles, elle lui dit:
"Non, réglez d'abord le compte que vous avez laissé là-bas."
Les compagnons passant charpentiers ont eu leur poète, Bernard Albe, dit "Albigeois le Bien-Aimé", "Bon Drille du devoir". Au banquet du 19 mars, on entonne ses chansons, où les cérémonies et les scènes de compagnonnage sont décrites:


Malheur si le frère parjure
Venant à trahir le secret!
Nos lois frappent d'une main sûre
Et récompensent le discret.

Une légende fait remonter jusqu'à Salomon l'institution du compagnonnage. Albigeois le Bien-Aimé rappelle ce titre de gloire:

Jadis en Syrie, un roi sage
Des arts trouvant l'immensité,
Il fonda le compagnonnage
Oeuvre de la fraternité.

Saint Joseph n'est pas oublié. Voici le refrain du cantique qui lui est dédié:

Chantons en cœur, bons drilles compagnons,
Le saint Joseph qu'ici nous célébrons.

Il est certain que Musset versifie un peu mieux; mais bah! si la cheville foisonne, n'est-ce pas le métier qui le veut?
Le compagnonnage a donné naissance à toute une littérature spéciale. Dans la salle des colporteurs, on trouve parfois encore les plaquettes suivantes: le Fameux Devoir du savetier, nouvelle édition, augmentée du Congé des garçons cordonniers, à Cracovie, chez Jacques La Semelle; l'Arrivée du brave Toulousain et le Devoir des braves compagnons de la petite manille, à Troyes, chez Garnier. Ces opuscules paraissent avoir été composés au XVIIe siècle; ils sont pleins de bonne humeur et saupoudrés de sel gaulois.
Voici quelques extraits du Devoir des savetiers.

L'Arrivé, frappant trois coups sur le billot. "Ta, ta, ta! s'il y a quelque brave pays, qu'il sorte en trois pas, en trois temps, que je lui dise trois paroles sur le pavé du roi.

Le Compagnon Goret, sortant. - Honneur au pays, serviteur au pays!

L'Arrivé.- Mon premier soin, en entrant dans Paris, est de saluer messieurs de la communauté et, leur offrant ma main, mon alène et mon tranchet, mettre en pratique ce que mon art a de plus fin.

Le Goret. - D'où venez-vous, pays?

L'Arrivé. - Je viens de Tours en Touraine.

Le Goret.- Chez qui avez-vous travaillé?

L'Arrivé.- J'ai travaillé chez maître Pousse-Rivet, grand carreleur et réparateur de chaussures humaines, celui qui a enrichi notre art de tant de beaux secrets, en tirant d'un seul cuir quatorze semelles, huit talons et six paires de hausses, tenant sa boutique où il lui plait, vis-à-vis une tripière.

Le Maître, arrivant en bonnet de nuit et en pantoufles. - Que demandait ce carrosse que j'ai entendu s'arrêter à ma boutique?

Le Goret. - Maître, c'est ce marquis avec qui vous étiez hier à la chasse; mais, voyant que vous étiez au lit, il a passé outre et espère vous voir ce soir à la comédie. Mais voici un brave pays qui vient nous faire la révérence, ainsi qu'à madame notre maîtresse et à mesdemoiselles ses filles.

Le Maître. - D'où êtes-vous, mon ami?

L'Arrivé. - Maître, je suis de Niort en Poitou, fils de maître Robert Porte-Empeigne.

Le Maître. - Vous descendez, mon enfant, d'un homme qui est l'arc-boutant de notre société. Ce siècle ingrat n'est plus fertile en beaux esprits; car je puis dire à sa louange que jamais il n'est sorti d'un festin qu'il n'ait bu trente rasades et mangé une aune de boudin."

La réception d'un maître savetier était des plus solennelles et des plus burlesques. Écoutons ce dialogue:

L'Ancien. "Jurez-vous d'avoir trois linottes et un seul geai à siffler et leur apprendre fidèlement?

L'Aspirant. - Je le jure.

L'Ancien. -Jurez-vous d'aller tous les dimanches et fêtes sur la place, pour parler de la guerre et des autres affaires du temps?

L'Aspirant. - Je le jure.

L'Ancien. - Mon grand ami, il ne reste plus qu'à savoir de quelle branche vous voulez être; car remarquez que nous en avons de trois sortes:
1° les ureliers, qui tiennent boutique en leurs maisons;
2° les brelandiers, qui tiennent étal ou brelan au coin d'une rue; 
3° les portes-aumuches, qui vont par les rues criant: A ces vieux souliers!

L'Aspirant. - Je veux être porte-aumuche.

L'Ancien. - Soit. Prenez le ton.

L'Aspirant. - A ces vieux souliers!

L'Ancien. - Vous contrefaites la voix de maître Gaspard; baillez le ton d'une note.

L'Aspirant. - A ces vieux souliers!

L'Ancien. - Vous prenez le ton de maître Albert; prenez plus haut.

L'Aspirant. - A ces vieux souliers!

l'Ancien. - Vous y voilà, gardez-vous bien de l'oublier. C'est de temps immémorial que nos prédécesseurs ont sagement ordonné que l'on réglerait la voix de chaque maître pour éviter la confusion; l'on vous dégraderait si vous changiez seulement une note. Allons, faites trois tours par la ville, et si vous rencontrez quelque maître urelier, quel salut ferez-vous?

L'Aspirant. - Je dirai: Bonjour, maître!

L'Ancien: - Et aux maître brelandiers?

L'Aspirant. - Bonjour donc!

L'Ancien. - Et aux autres maîtres et porte-aumuches?

L'Aspirant. - Bonjour, pays!

L'Ancien. - Où irons-nous faire la fête de votre réception?

L'Aspirant, à l'ancien et aux gardes. - Messieurs, messeigneurs, Moreau met de la fiente de pigeon dans son vin, Variquet y met de la colle de poisson: il n'est que d'aller en plein cabaret. Allons au Gaillardbois."

Comme ce ton jovial et comme cette franche gaieté des artisans de l'ancien régime sont loin de nous!

Les Fêtes de nos pères, Oscar Havard, Tours, Alfred Mame, 1898.

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