dimanche 14 février 2016

Le cocher qui ne sait où aller.

Le cocher qui ne sait où aller.

Faire la physionomie du cocher de fiacre, c'est le droit de tout le monde. On l'a faite, et on le refera encore.
Autre chose est de décrire le cocher, qui traînant depuis longtemps une voiture vide et à ses frais, ne sait plus où aller pour trouver un client et patauge dans les rues pareil au juif errant, avec cette différence que celui-ci possédait toujours cinq sous et que le cocher n'a rien.
On reconnaît aisément de loin le cocher qui n'a pas de client. La démarche est incertaine et vague. Tantôt il court, tantôt il va au pas. Souvent il s'arrête. Le cocher attentif regarde sur le trottoir si quelqu'un l'appelle. Il sollicite votre attention... Vous faites un signe, presque un sourire, il s'approche de vous, s'arrête devant vous, vous interroge, vous implore, vous supplie. Vous détournez la tête, heureux de vous venger de certains refus que les cochers vous ont opposés quand il pleuvait.




Alors à son tour, le cocher rage, il en veut aux piétons. Il profite de ce qu'il est à vide pour s'arrêter à l'intersection de deux rues, et à tourner sur lui-même pour empêcher les piétons de traverser. Le sage passant attend d'un œil narquois que le cocher ait fini son manège et continue paisiblement son chemin.




Alors le cocher ne sait plus ce qu'il fera. Il prend une rue, revient sur ses pas. On sent qu'il se récite à lui-même un monologue déchirant: "Je suis bête de prendre cette rue-là, il n'y passe personne? En voici une plus fréquentée. A coup sûr j'y rencontrerai quelque client qui me gardera quelques heures. J'ai eu tort. Il y a vingt voitures vides qui me précèdent et qui me suivent. Ce serait une chance extraordinaire que je fusse choisi, quand il y a tant de concurrents. Retourner dans une rue déserte, du moins j'y suis seul, et s'il y passe quelqu'un qui soit pressé, il ne pourra prendre que moi."




Et ainsi de suite, et le temps passe, et le cocher, qui a déposé vingt francs le matin pour avoir son fiacre et son cheval, voit les heures s'écouler sans pouvoir se rembourser. A onze heures, à minuit, il est encore là, roulant péniblement, indécis, suppliant, fouettant son cheval avec une rage désespérée et recevant la pluie. Il ne peut se résoudre à rentrer, dans la pensée vague que le bienheureux client va paraître à l'horizon et mettra quelque obole dans la bourse de l'infortuné cocher.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick, paris, La Librairie illustrée, 1887.

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