samedi 5 décembre 2015

La chambre à coucher.

La chambre à coucher.


L'hygiène, nous dit-on, est d'essence moderne. Il a bien fallu créer quelques remèdes pour nous permettre de lutter contre les microbes récemment découverts, alors que nos aïeux, s'il n'avaient pas les remèdes, avaient quelque chose d'encore meilleur: la santé. Mais faut-il croire que nos ancêtres et les anciens n'avaient aucun principe d'hygiène? La lecture, peu intéressante pour vous, chère cousine, des aphorismes d'Hippocrate, vous prouverait que les anciens se connaissaient un peu en matière d'hygiène. Leurs bains, leur vie au grand air et leur gymnastique valaient notre hydrothérapie, nos exercices de football et nos massages suédois.
Un écrivain antique, Vitruve, quand il parle de l'emplacement de la chambre à coucher, déclare "qu'elle doit regarder l'Orient, car son usage réclame la lumière du matin."
C'est la même phrase qu'écrira Xavier de Maistre, dans son Voyage autour de ma chambre.
Malheureusement, pendant des siècles, en France, on oublia des préceptes sages et prudents. Les salons étaient immenses, les chambres à coucher toutes petites, et, par surcroît d'incohérence, on enfermait le lit dans des alcôves, où, naturellement, ne pénétrait jamais l'air et la lumière. Si la Cour et la bourgeoisie en étaient là, on devine ce que pouvait être, dans les intérieurs de chaumières et de maisons villageoises, l'organisation hygiénique de la chambre à coucher.
Au moyen âge, dans les châteaux et les manoirs, on retrouve toujours la salle commune, "la salle" qui servait à tous les usages de la vie; on y déjeunait, on y dînait, on y couchait.
"Le seigneur, dit Racinet, y admettait jusqu'à ses serviteurs rentrant des champs, qui venaient participer au souper." A cette époque, les fenêtres étaient encore ouvertes dans le plein cintre roman; toutes les poutres du plafond étaient apparentes; le parquet était de carreaux de terre émaillée ou vernissée; les murs étaient enduits et peints, ainsi que les poutres du plafond et les fortes traverses sur leurs corbeaux.
La fenêtre avait deux châssis: l'un de verre à l'extérieur; l'autre de toile cirée, de parchemin ou de papier huilé. Les verres, mal fabriqués et mal joints, nécessitaient ce double appareil dont le but variait selon les saisons: combattre le froid ou l'ardeur du soleil passant à travers les vitres.
Les cheminées apparaissent, cheminées énormes, monumentales, qui fumaient horriblement: les seigneurs, qui lisaient peu, ignoraient les Lettres de Pline, et les "calorifères".
Pline nous conte qu'en sa maison de campagne, aux environs de Rome, il envoyait l'air chaud dans son appartement par des tuyaux de fer. Et, par mille autres détails, il nous prouve que le confortable existait véritablement à Rome, alors qu'en France, au moyen âge, et même aux époques modernes, on l'ignorait absolument;
Pourtant les lits, si l'on en croit Viollet-le-Duc, étaient moins durs qu'on ne pourrait le croire. On retrouve des descriptions de lits très riches, à partir du douzième siècle. Les bois sont couverts d'ornements incrustés, sculptés ou peints; les matelas sont ornés de galons et de broderies, ainsi que les couvertures; ils sont généralement accompagnés de courtines suspendues à des traverses, ou à des ciels portés sur des colonnes. 





C'est en somme le "lit à l'ange", devenu le "lit à langes" que l'on retrouve encore dans le Midi, aujourd'hui, ces toiles peintes en camaïeu, si amusantes à reprendre pour des décorations de campagnes.
Du douzième siècle, ce type de lit flamand que cite la chronique, avec, se dressant sur le traversin, un oreiller "d'ung coustil blanc comme ung cygne", fendu par un côté et paré aux quatre coins, de houppes pendantes.
Plus tard, les seigneurs aiment à être un peu plus chez eux; la salle commune est remplacée par des appartements et des chambres à coucher séparés: on adjoignit aux chambres à coucher des retraits "garnis de rouets et de métiers propres à des ouvrages de femmes". Les dames restèrent, pendant toute l'époque des croisades, à filer de la laine; mais les châtelains connurent, en Orient, les décors et le raffinement de l'art byzantin. Ils rapportèrent des goûts de luxe inconnus jusqu'alors.
Ils voulurent, comme à Constantinople, des pièces chauffées, des étoffes aux murs, des boiseries et des tapisseries, des coussins et des meubles richement décorés. Les bourgeois, dès le quatorzième et le quinzième siècles, imitent les seigneurs, et le mobilier devient, peu à peu, plus élégant.
On crée la "chambre de parade", ornée d'un lit sur lequel, d'ailleurs, on ne couche point. Le lit de parade constitue un luxe purement ornemental. On voit encore, à Versailles, le lit de parade de louis XIV. C'est dans cette chambre que se tenait le grand lever; mais louis XIV couchait dans une autre chambre et y tenait" le petit lever".
C'est par transformation du "lit de parade" que nous voyons le Parlement tenir des "lits de justice", dans lesquels le lit fut remplacé par un siège ou un trône.



A partir du seizième siècle, apparaissent les lits à colonnes; ceux des châteaux du temps de François 1er et de Henri II sont magnifiques; les colonnes sont coupées par des sculptures, cariatides ou figures mythologiques. Le renaissance italienne transforme le goût du mobilier, comme le retour des croisades bavait amené le luxe d'Orient.



Et c'est également de l'époque de la renaissance que datent les alcôves, véritables monuments dans les palais, réduits obscurs dans les appartements bourgeois. Le lit ne sert pas seulement au repos; pendant deux siècles, le lit servira de trône, de siège de réception, de divan ou de canapé.
"C'est un usage à Paris, écrira La Bruyère, que les nouvelles mariées reçoivent, pendant les trois premiers jours, leur visite sur un lit où elles sont magnifiquement parées, en compagnie de quelques demoiselles de leurs amies."




Si, de la Cour ou des maisons bourgeoises, nous passons à la ferme, que ce soit en Bretagne ou dans le centre de la France, nous retrouvons, sinon l'alcôve, du moins des lits hermétiquement clos. 
Le mobilier breton est très caractéristique. Le "gwilé", ou lit, est apporté par la femme et fait partie de sa dot. Un"gwilé", ou lit clos, dit "à hussiaux" est fermé par des portes ou des panneaux glissant l'un sur l'autre. On en voit encore en Bretagne, où, depuis le dix-septième siècle, la forme n'a pas changé. 



Dans les environs de Tréguier, plusieurs lits étaient superposés l'un sur l'autre, à la façon des couchettes de nos modernes sleeping-cars. Ils formaient une série de couchettes, et nécessitaient une pénible ascension pour pénétrer dans le monument. Tout lit était d'ailleurs, en Bretagne, accompagné d'une huche placée devant et qui servait à y monter.
Ces lits-armoires, dans lesquels se glissaient les dormeurs, aussi bien en Bretagne que dans d'autres provinces françaises, étaient, le plus souvent, ornés de jolies et fines sculptures: les battants du lit, qu'on retrouve, quand on ne les fabrique pas, du côté de Dinan et de Roscoff, sont, quelquefois, de véritables merveilles. Certains comptent un millier de fuseaux tournés, entrelacés de rosaces et sertis dans des moulures feuillagées et guillochées. Et l'imagination des menuisiers bretons fut tellement fertile, qu'on retrouve rarement deux lits absolument pareils.
En revanche, dans combien d'autres pauvres provinces de France le lit est-il resté ce qu'il était du temps des barbares: amas de foin, paille sèche, feuille de maïs, constituant de misérables paillasses posées entre des bois mal équarris? Visitez encore aujourd'hui, des villages de montagne, dans les Vosges, dans les Alpes ou au fond des Pyrénées, et vous retrouverez ces lits de misère sur lesquels reposent, souvent toute une famille réunie, ces mêmes lits où naissent et meurent des malheureux!
Nous ne pouvons pas ne pas rappeler quel rôle a joué le lit à certaines époques, en dehors de sa destination de repos.
Si les anciens se servaient du lit comme siège de table, ou comme autel funéraire, le lit, surtout au temps de Louis XIV, remplaça le salon.
Le salon n'existait pas du temps de Mme de Rambouillet. Les dames recevaient dans leur chambre, autour de leur lit. Et quelles dépenses d'esprit se fit dans les ruelles, chez Mme de Sévigné, Mlle de Scudéry, Mmes de Lafayette, de Coulanges, de Lauzun, ou chez Mme de Maintenon!
Faut-il parler du "ciel de lit", duquel pendaient les rideaux et qui effrayait tant Mercier? Dans son Tableau de Paris, l'excellent chroniqueur écrit "qu'il espère que la mode des ciels de lits, suspendus au plancher, cessera tout à fait, depuis qu'une machine de cette espèce a failli étouffer un contrôleur général des finances qui, rêvant millions et milliards, ne soupçonnait pas, dans le calme, un danger de cette nature."
"Ah! ces ciels de lit, écrit-il, sous lesquels mon imagination n'a jamais pu reposer, depuis l'histoire de cet aubergiste d'Allemagne qui faisait descendre, la nuit, le ciel de lit chargé de plomb sur un homme endormi, et qui le hissait lorsqu'il était étouffé."
Aujourd'hui, le bon Mercier pourrait dormir tranquille: les hygiénistes ne veulent pas plus de ciel de lit que de rideaux.
Certes, il ne faut pas médire de l'hygiène; mais on peut concilier la haine du microbe avec le charme de se créer une jolie chambre à coucher. Le lit en sera le principal ornement.
"Ce meuble délicieux, dit Xavier de Maistre, dans lequel nous oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins de l'autre moitié. Un lit nous voit naître et nous voit mourir; c'est le théâtre variable où le genre humain joue, tour à tour, des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables, qui devient un sépulcre après avoir été un berceau garni de fleurs."

                                                                                                                                     Henriot.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 24 mars 1907.

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