jeudi 26 novembre 2015

Souvenirs de collèges.

Le professeur de barricades.
   (A propos de la Saint-Charlemagne.)



La journée de Charlemagne. Ce n'est pas d'hier qu'on célèbre sa mémoire à la date indiquée, et Gaston Paris, en son beau livre, nous apprend l'origine même de ces repas annuels qui réunissent autour d'une table des camarades de collèges d'âges et de caractères si différents. C'est depuis le quinzième siècle que l'Université a pris pour patron Charlemagne, le Parlement de Paris décidant que le 28 janvier serait jour férié. Il le fut jusqu'à la Révolution. Le recteur Le Maistre l'avait déclaré, rendant la fête obligatoire; puis, l'ordonnance était tombée en désuétude jusqu'à Egasse du Boulay, recteur, qui, solennellement, institua la fête des Carlomagnalia, la Saint-Charlemagne de nos collèges.

Et ce vieil échanson, l'empereur Charlemagne,
Verse aux bons écoliers, trop bourrés de latin,
Des flots quasi mousseux de simili-champagne.

Ainsi disait le poète Valade. A l'heure où tant de passions nous divisent, il n'est pas mauvais de prouver que la camaraderie est encore, peut-être, ce qui nous divise le moins.

*****

Mes camarades de Condorcet m'on fait l'honneur de me nommer président de l'Association des anciens élèves. J'ai eu là, pour prédécesseur, un galant homme qui porta un nom illustre, débuta par un livre exquis, Ménandre, étude sur la comédie grecque, et préparait, lorsqu'il mourut, une oeuvre qui, à en juger par les fragments, eût été magistrale, un essai sur l'auteur des Essais, un Montaigne. C'est Guillaume Guizot. Ce fut un président modèle, et c'était, à nos banquets, un improvisateur délicieux. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un doué d'une pareille mémoire, d'une mémoire instantanée, si je puis dire. Le lendemain de la première représentation de la Charlotte Corday de Ponsard, il récitait, par exemple, vers par vers, toute la scène entre Marat, Danton et Robespierre, qu'il avait entendue une fois.
Un jour, le 24 février 1848, il sortait du ministère des affaires étrangères, boulevard des Capucines, pour se rendre rue Caumartin, au lycée, lycée Bourbon en ce temps-là, et il portait sous son bras, avec ses cahiers, un gros dictionnaire grec avec son nom inscrit en majuscules, à la mode des collégiens, sur la large tranche: Guizot.
Devant le lycée, un ouvrier en bourgeron s'approcha de lui, et brusquement:
- Cachez ça quand vous sortirez, mon petit, ou rentrez chez vous!... C'est inutile de montrer aujourd'hui un nom comme ça!
C'est ainsi que le fils du ministre Guizot appris, après avoir humé la gloire paternelle, ce que pèse l'impopularité.
Elle pesait, ce jour-là, plus lourd que le dictionnaire du collégien. Et ce lexique était le dictionnaire grec de M. Planche, l'helléniste illustre qui avait jadis oublié (Fontanes la lui fit ajouter) l'habituel éloge de l'empereur dans le discours latin du Concours général, en 1813.


*****

Le bon Planche avait eu, lui aussi, son aventure aux journées de 1830. Il sortait du lycée Bourbon non pas avec un Planche, comme Guillaume Guizot, mais avec un Polybe sous le bras, un Polybe texte grec. Calme, le brave professeur, descendant les marches du lycée, souriait, sans songer à rien, au soleil d'été qui chauffait, dit Barbier, les "larges dalles" lorsqu'il aperçut devant lui des gens qui, à deux pas, arrachaient quelques pavés pour dresser une barricade.
L'historien du lycée Bonaparte, M. Lefeuve, a conté l'histoire. Il y avait là des étudiants, des bourgeois du quartier, des gens du peuple. Mais évidemment, le professeur de barricades manquait.
Les barricadiers étaient inexpérimentés et leur travail n'allait pas vite.
- S'ils marchent de ce train-là, se disait Planche, ils n'auront pas fini demain.
Or, voilà que, parmi ces barricadiers, un jeune homme reconnut le professeur qu'il avait vu plus d'une fois jouer aux échecs au café de la Régence, à la table où, bientôt devait s'asseoir Musset.
- Allons, un petit coup de main, monsieur Planche!
- Oh! fit l'helléniste. Un coup de main, comme vous y allez, mon ami!... J'ai été le condisciple de Camille Desmoulins et de Maximilien au collège du Plessis, oui, sans doute, mais je ne suis pas un révolutionnaire! Un coup de main, moi? Par exemple!... Non. Mais si vous voulez un conseil...
- Oui, oui, un conseil, citoyen Planche!
- Eh bien! dit le professeur. Voici. Vous ignorez totalement les règles de la stratégie, mes bons amis. Ce n'est pas ainsi qu'on élève une redoute... Pas du tout... Tenez...
Il ouvrit son Polybe:
- Malheureusement, les Commentaires sur la tactique de l'intime ami de Philopœmen sont perdus, comme vous savez... Cependant, au livre X de son Histoire, Polybe cite précisément ses Commentaires. Et d'ailleurs, je puis vous donner des renseignements précis sur la façon dont les Grecs, nos maîtres en toutes choses, messieurs, entendaient les fortifications détachées... Au surplus, voici le texte; il vous fera, comme à moi, regretter un ouvrage qui n'est point parvenu jusqu'à nous.
Et l'excellent Planche traduisait Polybe à livre ouvert, agrémentant sa version d'indications précises sur la stratégie hellénique, lorsque tout à coup, la tête effarée du proviseur Legrand apparut à une lucarne du lycée:
- Que faites-vous là, monsieur Planche? Comment, monsieur Planche, une leçon d'insurrection? Monsieur Planche, êtes-vous devenu fou?
- Non pas, monsieur le proviseur, non pas;  mais je trouve que tout ce que font les hommes doit être bien fait et qu'il n'est jamais mauvais de donner à n'importe qui une leçon de grec!
La légende veut que le proviseur ait fait tout aussitôt enfermer dans sa classe comme au cachot, par les garçons du lycée, le bon helléniste devenu barricadier "par amour du grec". J'en doute. Le soleil de juillet devait enflammer aussi les garçons de bureau. C'est un petit fait sur lequel pourrait nous renseigner le très libéral proviseur actuel, M. Blanchet. Le vénérable M. Planche, dont le Dictionnaire nous causa plus d'une insomnie, est mort souriant à quatre-vingt-dix ans passés. Polybe est un bon aliment. L'hellénisme conserve.

                                                                                                                         Jules Clarétie
                                                                                                                    de l'académie française.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 3 février 1907.

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