vendredi 9 octobre 2015

Une foire vendéenne.

Une foire vendéenne.


La Vendée a conservé ses anciennes coutumes, et son principal trafic se fait au cours de ses foires, célèbres dans tout l'Ouest. Le principal centre de commerce n'est pas La Roche-sur-Yon, chef-lieu du département. La Vendée lui préfère Challans et Fontenay-le-Comte, où les foires mensuelles atteignent un grand développement. Nous conduisons donc le lecteur à Fontenay, au moment d'une réunion d'automne.

Il est huit heures du matin. Le soleil est déjà haut sur l'horizon, quand le train, dans lequel j'avais pris place, donne un coup de sifflet... C'est Fontenay-le-Comte. La gare offre une rare animation. Le train bondé de voyageurs s'est arrêté, et lentement, car le Vendéen ne se presse jamais, les gens du Marais descendent, serrent vigoureusement les mains qui se tendent, et, avec leur nonchalance habituelle, se perdent dans la longue rue qui va se mourir au promontoire de la place Crète. Je remarque qu'ici, tout le monde se connait. Les hommes saluent d'un signe de tête les Vendéennes qui passent, d'un clignement d'yeux le compatriote qu'on croise. Le Vendéen ne brusque jamais ses mouvements. Il est lent, et n'aime pas à se fatiguer. Un double courant se dessine: les uns vont au champ de foire, vaste place qui s'ouvre devant la remonte, où bœufs roux du marais, tores (jeunes vaches), porcs pesants, font un étrange concert, dominé par la voix rauque des maquignons
-Combien ton bedet (petit veau) ?
-Quarante pistoles.
On discute, sans se disputer jamais. Le Vendéen n'aime pas la colère, mauvaise conseillère. Enfin, les parties sont d'accord. Tope là! Le marché est conclu. Le charme de cette vieille France, c'est la loyauté des achats. Le vendeur trouverait-il un acquéreur offrant davantage qu'il ne lui viendrait point à l'idée de jouer un tour au premier client.
De ci de là, apparaît la silhouette du courtier. Celui-là est bien connu à la foire. Il vient tout droit de Paris. Hier, il était aux Moutiers, demain il sera à Luçon. Il est le délégué d'un gros boucher de la Villette ou de Grenelle. D'un coup d’œil, il a pesé sa marchandise, évalué son bénéfice, et fait son prix. Avec lui, c'est à prendre ou à laisser. Il achète quarante, cinquante têtes dans sa matinée, et le soir le convoi sera logé dans des wagons et expédié en gare de Paris. C'est le roi du marché. Type: camelot de la rue Montmartre, mâtiné de Normand.
Au bout du champ de foire, voilà le marchand d’œufs en gros, qui fait sa fortune en adressant à l'Angleterre des milliers de douzaines chaque jour. Il est en grande conversation avec une cabanière du Marais, les joues roses, respirant la santé, les cheveux noirs, bien lisses, abrités sous la grande coiffe maraichine. Ne vous y trompez pas, ce n'est une paysanne que des dehors. Elle a trente ans, et jusqu'à 16 ou 17 ans elle a été au couvent et a pris ses brevets. Elle élève ses poulets et ses gorets (porcs), mais elle a acheté encore à la dernière Saint-Michel, pour 75 000 francs de terre. Sa coiffe vaut deux cents francs. C'est un bijou ajouré, de fines dentelles. Sa robe est de serge noire, elle a jeté un fichu sur ses épaules, mais ce fichu est de soie, et une belle chaîne d'or enveloppe son cou. Dans son break, elle a apporté dix grands paniers d’œufs; elle sait faire mousser son article. Et elle s'anime en causant avec le marchand. Son mari est en jaquette ou en veston, avec de gros souliers de charrue. Si vous l'aviez vu tout à l'heure, il avait tout à fait l'air d'un paysan de la plaine, sous sa blouse bleue qui lui tombe sur les genoux, avec des poches énormes, qu'il transformera bientôt en garde-manger.
La foire aux bestiaux dure deux ou trois heures. Quand elle est finie, chacun regagne la grande rue de la gare, les hommes envahissent les cafés, les femmes vont auprès des marchandes et dans les rues, c'est un brouhaha insensé, un va-et-vient, tandis que circulent sans cesse les hauts cabriolets des fermiers du Marais et de la Plaine.




Entrons dans un café. Les gens de la ville font table à part. Les paysans du Bocage, à la figure ridée, aux petits yeux malicieux, la belouse agrafée, jouent à la manille à quatre. La Plaine et le Marais fraternisent. On compte des louis d'or en buvant du muscadet du pays nantais, qui pétille. Les achats se multiplient, les visages s'allument dans la fumée des cigares et des pipes. On brasse, là, de grosses affaires, mais sans fièvre, avec une placidité britannique. Tels de ces gens, en chapeau rond de feutre mou, enfoncé comme ceux des maçons, vêtus de toile bleue, emportent dix mille francs dans leur portefeuille. Et le liquide disparaît. Chacun y va de sa tournée, avant de regagner le cabriolet. Et des louis jaillissent de vieux porte-monnaie géants, si rebondis qu'on les croirait remplis de sous.
Des femmes, on n'en parle point. Celles-ci sont en bas de la place Crète, et la Sèvre asséchée les sépare de leurs époux. La Vendéenne ne va jamais au café.
Franchissons le Pont-Neuf. Des Fontenaisiens regardent couler une eau vaseuse qui filtre à travers les pierres, et mélancoliquement contemplent le vieux pont des Sardines, bâti en 1666. Le Pont-Neuf a détrôné celui où jadis les marchandes de poisson avaient installé leur encan. Jamais l'habitant de la campagne ne s'arrêtera seul sur le Pont-Neuf. Rien ne l'étonne, rien ne l'intéresse que sa terre et ses troupeaux. Il est resté l'homme du moyen âge, la politique seule secoue sa torpeur.
Au bas de la place Crète, la foire bat son plein, la foire aux bibelots. Tous les ambulants s'y sont donnés rendez-vous: bazars à deux sous et baraques aux attractions. C'est la fête de Neuilly, en petit. C'est aussi un musée vivant de nos vieux costumes de l'Ouest. D'abord voici la cabanière, la dame aux brevets, la huttière, à la physionomie bien pensive, qui vient des marais de la Sèvre. Sa coiffe, moins haute, est moins orgueilleuse, elle s'élargit en deux cornes. A son cou, elle a ajusté un collier. Sa robe finit en un corselet étroit et bigarré de perles. Un grand tablier complète sa silhouette. Elle est plus vive, comme la paysanne de la Plaine, ou la belle fille du Poitou, plus coquette, avec son joli fichu bordé de velours. Sa coiffe gatinelle qui se redresse en arrière et retombe en ailes légères, son corsage échancré laissent voir sa peau mate.
Et tous ces types si divers de bonnets qui passent: bonnet abondant, noué au cou, vrai capuchon de la vieille femme de la Plaine, au corsage lacé, et au parapluie de l'escouade, qui trotte malgré ses quatre-vingt ans, bonnet fripon et tout petit des servantes, bonnet à longues brides des fontenaisiennes, l'épopée des bonnets et des coiffes contrastent avec l'uniformité des feutres masculins.




Et tout ce monde, la femme est si bavarde, papotte et javotte, dévalisant les étalages, achetant boutons, lacets, fil, les mille choses du ménage, qu'on ne trouve pas, perdu dans la campagne. Aussi chacun a son panier. On va y joindre, avant de partir, des gâteaux de chez le pâtissier, des bonbons du confiseur. Et puis, sur le coup de trois ou quatre heures, toute cette foule, après un bécot aux fillettes qui sont au couvent, au fils qui paresse au collège, s'enfuie comme une volée de moineaux. Les hommes ont préparé l'attelage, break ou cabriolet, et, quand vient six heures, Fontenay est redevenue, elle, tout à l'heure grouillante et vivante, la monotone et calme petite ville d'un pays lointain.
Et voilà pour un mois, et les Fontenaisiens auront tout le temps de voir couler la Sèvre desséchée!

                                                                                                               A. P. de Lannoy.

Le Globe-Trotter, jeudi 6 novembre 1902.

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