vendredi 30 octobre 2015

Une chasse au tigre.

Une chasse au tigre.


Il est deux heures du matin, tout repose. Le calme le plus complet, un silence que le plus léger bruit ne vient même pas interrompre. Silence à ce point absolu qu'il me semble percevoir la sourde exhalation de la flore fantastique qui m'entoure, l'éternel soupir, la respiration gigantesque de la nature qui sommeille. Mais non, tout est muet et le souffle le plus léger ne vient même pas faire vibrer dans la nuit la somptueuse végétation de Népaul!
La chaleur est suffocante, aplatissante. Le ciel d'un bleu implacable toute la journée sans le moindre nuage blanc est d'une désespérante uniformité.
C'est à cette chaleur torride que tu devras, mon cher ami, de recevoir ces quelques lignes. Tu connais ma paresse. Mais quoi que tu m'écrives, je ne puis croire qu'un boulevardier comme toi puisse après de si longs mois d'absence porter quelque intérêt au journal insipide d'un exilé. Accuse donc de ce subit accès épistolaire le manque d'air et la chaleur suffocante qui m'empêche de reposer ce soir.
Pour être sincère je t'avouerai, n'en ris pas trop et fléchis pour cette fois ton snobisme, que la température n'est pas seule cause de mon insomnie. Je suis sous l'influence d'une excitation joyeuse que ne peuvent connaître les Parisiens et qui fait circuler plus vivement le sang dans les veines des plus aguerris, ici même. Dans quelques heures, à l'aurore, nous partons pour une grande chasse au tigre.
Cela a été décidé durant le dîner avec mes Anglais, les compagnons de voyage dont je t'ai si souvent parlé, après avoir entendu les récits d'une troupe d'indigènes affolés par les ravages que ces fauves ont commis dans le village, hier.
Tu sais quel est mon amour, je dirai plus, mon fanatisme pour tous les exercices du corps, pour tous les efforts violents où l'homme a besoin de tout son sang-froid, de toute son énergie. Tu dois te rendre compte de ma joie à la pensée de cette chasse qui, à l'attrait de la lutte, du péril, ajoute encore la satisfaction d'une oeuvre utile, d'une bonne oeuvre à accomplir.



Lorsqu'on n'a jamais vu de tigres autre part que dans les cages de Bidel et de Pezon, ou dans le cadre trop neuf et trop doré qui rehausse les toiles du Salon, on a peine  à considérer ce félin comme autre chose qu'un chat très gros, très digne et l'on ne peut se figurer les préparatifs indispensables à mener à bien une entreprise comme une chasse aux tigres.
Comme montures, nous aurons naturellement les éléphants, dressés tout spécialement à cette chasse, comme abri le howdah, petit pavillon fixé par des sangles au dos de l'animal, bien misérable refuge, à peine suffisant pour vous garantir des rayons meurtriers du soleil. On y est fort mal, du reste, cahoté, chaviré en un perpétuel mouvement de houle et il faut une certaine habitude pour ajuster son tir. Du reste, le côté peu confortable de l'installation ne fixe pas longtemps l'attention, concentrée tout entière dans le regard, qui se promène, scrute et tente de percer l'horizon, mais le regard même n'est pas libre, j'oubliais de te dire que devant soi, tout près, le cornac, à califourchon sur l'encolure, aux premières loges pour le spectacle... et la bataille, dirige le grave pachyderme.
La troupe se met en branle, les hautes herbes foulées craquent sous les pas pesants des mastodontes; un petit arbre barre-t-il la route? l'éléphant, tout bonnement le brise ou le déracine.
Mais bientôt on voit les animaux s'agiter, s'énerver, les trompes dont le mouvement de pendule scandait la marche se balancent plus rapidement sur un mode rythmique et violent, frappent alternativement le sol et produise aussi un bruit sourd continu, signe de colère, présage de l'attaque prochaine.
C'est un instant d'attente angoissante. Le cœur précipite ses battements dans la poitrine. Alors, tu peux m'en croire, mon cher, la chaleur et l'incommodité du howdah sont totalement oubliés, non pas que l'on pense au danger, oublié aussi le danger, à cet instant le moi de chacun, tout ce que l'on possède de vitalité est tendu vers cette seule idée: la venue du fauve sur ce terrain nu où les herbes ont été brûlées pour le dégager.
Le seul sentiment qui subsiste encore est un sentiment d'orgueil, d'amour-propre. Chacun désire avidement pouvoir tirer le premier en bonne position, abattre l'ennemi royal sous les regards jaloux de ses camarades; c'est que c'est une satisfaction unique, cette occasion d'affirmer son adresse, son énergie, son calme aux yeux de la troupe aguerrie qui vous entoure.




Mon premier tigre est pour toi. Il est de taille comme tu pourras voir et j'imagine que l'affection que tu me portes sera doublée d'un peu d'estime et sans fausse modestie d'un peu d'admiration pour ce Nemrod parisien quand tu fouleras au saut du lit, en pantoufles, la riche dépouille de ma victime.
Lequel de nous tous sur l'étroite couchette de ce camp ne fait pas cette nuit le merveilleux rêve d'être le héros de la journée et d'abattre demain plus de pièces que les forêts de l'Inde n'abritent de carnassiers.
Le plus loyal, le moins hâbleur des chasseurs n'admettra du reste jamais que le tigre qu'il vient de tirer, et dont la fuite rampante à travers le fourré se dessine sous les ondulations des herbes, n'est au moins effleuré sinon gravement blessé par la balle qu'in vient d'envoyer? Mes flegmatiques compagnons jurent par saint Georges et tous les saints du Paradis, avoir atteint le fauve, atteint que dis-je, mortellement blessé! Petite vanité soit! de ne pas vouloir avouer une maladresse ou une faiblesse. Mais vanité exercée au milieu du danger, et rien au monde que je sache n'est capable de faire avouer à un chasseur de tigres qu'il a manqué son but. C'est le combat contre le fauve, mais c'est presque autant une lutte entre les chasseurs, entre leurs cornacs, fiers du triomphe que remportent leurs maîtres, entre les montures elles-mêmes actives et pleines d'émulation courageuse.
Je voudrais être le premier à l'attaque, et que tu puisses me voir, solide au poste, le regard calme, la main sûre. Comme les heures qui me séparent de l'aube sont lentes à s'écouler! Ce n'est pas que cette chasse comme tu serais tenté de le croire, soit sans danger pour un tireur habile. Le tigre n'a pas toujours la délicate attention de se présenter à nous comme il faudrait qu'il fût pour être tué. Les indigènes qui connaissent bien les mœurs des félins, qui prétendent connaître leur tactique, qui se guident autant sur les traditions que sur leurs observations personnelles, avouent que malgré toute leur expérience, ils sont comme les novices, exposés aux attaques soudaines du tigre dont les bonds prodigieux viennent surprendre le chasseur sans que rien leur ait permis de prévoir et d'éviter l'agression.




Ce soir, à table, je te prie de croire que l'anecdote suivante que nous a rapporté Sir Walter X..., le gros major anglais ne nous a pas laissés aussi indifférents, qu'elle te laissera, lorsque tu parcourras cette lettre à la table du Cercle.
Il a été témoin du fait sur le territoire de Durbungah, frontière célèbre du Népaul. Après la description du départ toujours si pittoresque, la marche, l'approche de l'ennemi, l'anxiété des hommes, le coup de feu, et enfin l'animal blessé, plongeant et disparaissant dans les hautes herbes, laissant derrière lui une traînée sanglante.
Les cris de victoire, les hurrahs joyeux s'élèvent au milieu de la jungle, mais au milieu de ce concert de triomphe résonne une exclamation de soudaine terreur, sans une plainte, sans un rugissement, rampant, se tassant, inaperçu à la faveur de cette allégresse hâtive, le tigre est revenu au combat.
Il s'arrête une seconde, rassemble ses forces, se ramasse et d'une détente brusque, d'un saut prodigieux, il s'attache rugissant, la gueule ouverte, les dents dévorantes, les lèvres frangées d'écume, à la tête d'un éléphant. L'étreinte terrible des deux colosses ne dure qu'un instant, le pachyderme en furie, d'un colossal coup de tête a rejeté son ennemi au somment de son crâne à deux pieds du capitaine Johnson, calme dans la howdah.
Tous les compagnons de l'homme levèrent leur rifle d'un mouvement instinctif. Mais il était impossible de faire feu, les montures affolées se défendaient contre leur conducteur et la brusquerie de leurs mouvements faisait craindre qu'on atteignit l'homme et non la bête. Il fallait donc assister impassible à la lutte. Le tigre, un instant près de retomber, s'était cramponné dans un nouvel effort. Johnson fait feu et manque son ennemi qui se précipite sur lui d'un élan sauvage. On le crut mort.
Par un de ces hasards providentiels que le destin nous offre à tous au moins une fois dans la vie, l'éléphant, au bruit de la détonation, s'était violemment secoué. La tête énorme, qui servait de base au tigre, et sur laquelle il avait pris son élan, faisant tout à coup défaut au fauve furieux, l'animal rasant le howdah, passa à quelques centimètres du chasseur miraculeusement sauvé. 
Le cornac de Johnson au contraire, gisait ensanglanté, le cou et le dos labourés par le déclic terrible des pattes de derrière du carnassier.
Mais je voudrais que tu vives ici en face du danger, que tu entendes chaque jour comme moi parler de cet inconnu, qui arrive à tenter le moins audacieux, lorsque parfois ses rugissements nous éveillent, il faudrait que tu puisses entendre la parole brève et métallique du colonel contant ses exploits pour comprendre l'attirance de ces récits et frémir de leurs drames.
Tu ne peux non plus te figurer la joie, le triomphe, les exclamations glorieuses qui suivent la mort du fauve terrifiant, cette ivresse, cette griserie de curée, lorsque dépouillés avec un soin religieux les restes du carnassier gisent à terre. 



Et les précautions que l'on prend pour enlever à dos d'éléphant la peau du royal vaincu, dont les cornacs superstitieux tentent d'arracher les moustaches, se figurant que c'est un merveilleux philtre d'amour.
Je reviendrai sur tout ça quelque jour, à mon retour peut être. J'entends mes amis qui m'appellent, le barrissement de nos montures, tandis que les fouets claquent autour d'eux. Le jour se lève, je pars...

Le Sport universel illustré, 5 mars 1898.

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