dimanche 27 septembre 2015

Le carnet de madame Elise.

La femme seule.


Il est bien malheureux, l'homme seul et abandonné qui doit suffire à tous ses besoins et n'a pas d'emploi; mais, à coup sûr, la femme isolée est encore plus digne d'intérêt.
Vous le connaissez bien le lamentable spectacle qu'offre celle-ci dans les rues des grandes villes, sur les places publiques, aux environs des gares de chemins de fer. Alors que la foule bruyante et joyeuse se précipite vers les guichets pour prendre des billets et envahir les trains qui la conduiront vers l'idéal rêvé du citadin, là-bas, vers l'horizon bleu, au fond des bois touffus, sur les bords de la frétillante rivière, regardez, à deux pas de vous, dans un coin, quelqu'un qui vient de la campagne.
La pauvre fille, au visage ravagé par la fatigue, l'insomnie ou la tristesse, a quitté sa chaumière et sa mère. Il y avait là six enfants et pas d'ouvrage. Elle a mis quelques effets dans une pauvre valise ou les a liés dans une serviette et, attirée par une annonce qui lui apprend que l'on demande des ouvrières dans un atelier de Paris, réunissant ses dernières pièces blanches, elle a pris le train.
Hélas! la place qu'on annonçait n'est plus vacante et elle revient au pavé. S'il fait beau, ce n'est encore que demi-mal, mais s'il pleut ou s'il fait froid, oh! les boues glacées de Paris, elle court chercher une chambre dans un garni, révoltée la plupart du temps par les cabarets et la clientèle grossière. Et puis quoi? la voici casée dans un bouge et elle a trouvé un misérable travail et un pauvre salaire: "Un franc ou un franc vingt-cinq centimes par jour." Or ce n'est un salaire de "deux francs" qui pourra payer sa nourriture et son logement!
On compte environ 32.000 personnes qui émigrent tous les ans vers cet Eldorado magique qui s'appelle Paris, et l'on peut dire que le tableau que nous venons de tracer s'applique à quatre ou cinq mille de ces émigrantes. Pourtant on fait quelque chose pour elles. on a fondé des œuvres spéciales dont nous trouvons la liste dans cette académie de la charité fondée par M. Léon Lefebvre, et qui s'appelle Office central des Œuvres charitables. C'est au faubourg Saint-Germain, au coin du boulevard et de la rue des Saints-Pères. Voici un endroit où l'on a essuyé plus d'une larme!
En premier lieu, nous citerons la Maison de famille pour les jeunes ouvrières, ouverte en 1872, rue de Maubeuge, 25, et dirigée par les sœurs de Marie-Auxiliatrice. On y admet les jeunes filles de quinze à vingt-cinq ans et on y loge cent quarante jeunes filles, pour 50 francs par mois en dortoir, et 65 francs en chambre particulière, y compris le chauffage et l'éclairage. Les institutrices ont un quartier spécial et paient 100 francs par mois.
L'Oeuvre de la Bonne-Garde, rue Oudinot, 3, donne trente places avec une pension  de 30 à 40 francs; la même , rue de Cardinal-Lemoine, 69; rue d'Assas, 26; rue de Monceau, 11; rue Oberkampf, 142; rue Réaumur, 85; rue d'Angoulème, 81, etc.
Le Home français, rue Spontini, 61, a deux prix: 11 et 13 francs et 21 à 25 francs par semaine.
L'Oeuvre des Maisons de famille pour jeunes filles isolées, rue de Lille, 101, et la Maison de famille, rue Boissy-d'Anglas, 21. Pension: 1,50 fr. par jour.
La Maison de famille de l'Aiguille, cité du Retiro, 19. Pension: 11 francs par semaine. Pour les externes, repas: 0,35 et 0, 55 fr.
Nous en passons, mais quelques œuvres n'ont ouvert que des restaurants. C'est un immense service rendu à une jeune fille qui hésite, à l'heure du repas, à aller s'asseoir à la table d'un marchand de vins ou d'un hôtel. Dans l'un, elle y trouvera l'ouvrier ou l'employé installé en habitué et en maître, elle y entendra les conversations qui offenseront ses oreilles, elle aura peut-être à y subir des promiscuités révoltantes; dans l'autre, c'est trop cher pour sa bourse de fille du peuple. Alors où ira-t-elle? Qu'elle entre sans hésiter rue Richelieu, 47,  ou place du Marché Saint-Honoré, 27, et rue du Bac, 21. Le repas coûte 0,85 fr. à 1 franc. A côté souvent, il y a même une salle de lecture, voire un piano.
Dans toutes les œuvres, on a en vue le bien être moral des protégées autant que leur amélioration matérielle. Il est question, rue de Lille, de donner aux pensionnaires et à chacune une dame tutrice qui serait une véritable mère. La charité ira jusque-là. Enfin, on leur apprend l'ordre et l'économie, on les fait compter. Et si elles gagnent 3 francs par jour, soit 90 francs par mois, si elles paient 50 francs de pension, il leur restera 40 francs par mois pour leur entretien. On fait des ménagères.
A la maison Marjolin, rue des Grandes-Carrières, 37, , on loue une chambre pour 1 franc ou 0,60 fr. par jour et on a un repas pour dix sous; on voit si la bourse des pauvrettes est ménagée. Une seconde maison semblable à celle-ci vient de s'ouvrir dans le quartier de la Roquette, à l'angle des rues Croix-Forbin et Charles-Garnier.

                                                                                                                    Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 26 mars 1905.

                                                                                                               

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