mercredi 19 août 2015

Voltaire.

Voltaire.


Les lauriers de feu M. Touquet, qui édita Voltaire en 1820, empêchent M. Havin, le directeur du Siècle, de dormir. Nous aurons le Voltaire-Havin comme nos pères ont eu le Voltaire-Touquet: seulement M. Havin, au lieu d'une édition de Voltaire, demande une statue.
Et où donc, grands écrivains du Siècle, placerez-vous la statue de Voltaire? Est-ce sur la place de Rouen où l'on brûla Jeanne d'Arc, et emprunterez-vous l'inscription du socle de la statue au poëme antinational où votre fétiche a livré une seconde fois aux flammes la vierge de Domremy?
Vous demandez que la démocratie apporte sa souscription en monnaie de cuivre pour ériger une statue à Voltaire. Prendriez-vous, par hasard, M. de Voltaire, seigneur de Ferney et gentilhomme ordinaire du roi, pour un démocrate? Le croiriez-vous un ami de la liberté de la presse? Si vous ignorez ou si vous avez oublié l'histoire du dix-huitième siècle, je vous engage à demander une audience à M. Duruy.
Il vous indiquera certainement, pour vous édifier sur les habitudes simples et démocratiques de Voltaire, les Voyages historiques et littéraires de M. Valery, l'un des écrivains les plus érudits de notre époque, et de son vivant conservateur de la Bibliothèque, et vous y trouverez au sujet du château de Ferney, tome 1er, page 36, les lignes suivantes: "Voltaire était constamment appelé monseigneur; il eût trouvé très-mauvais que ses gens ou ses vassaux y manquassent; tous les jours, il faisait sa promenade dans un carrosse à quatre chevaux. Il avait fait placer sur le fronton du château ses armes, qui sont: deux lions, la couronne de comte d'un côté, et de l'autre trois grenades du blason, etc."
Allons pauvres ouvriers, apportez votre offrande à M. Havin, afin qu'il puisse ériger une statue à monseigneur le comte de Voltaire, le noble ancêtre de la démocratie, qu'il aurait éclaboussée en passant dans son carrosse à quatre chevaux; mais surtout n'oubliez pas de faire graver sur le socle les deux lions de son blason.
Est-ce à l'ami de l'humanité que M. Havin vous propose d'ériger un monument? Ecoutez, s'il vous plait, l'anecdote suivante, que M. Valery a entendu raconter d'un homme parfaitement véridique et qui avait connu Voltaire: " Un pauvre diable de braconnier fut saisi et conduit devant M. de Voltaire. Il faut que ce coquin soit défendu, dit-il, après s'être enfoncé dans son grand fauteuil. Le défenseur indiqué par le gentilhomme poëte fut M. Mailly-Chateaurenaud, alors second secrétaire de Voltaire, sous le nom de M. Esprit, et depuis député de Franche-Comté aux états généraux. Au milieu de sa plaidoirie, M. Esprit s'interrompit tout à coup et dit qu'il avait besoin d'un volume pour faire une citation, que ce volume était dans la bibliothèque de M. de Voltaire, et qu'il suffisait pour le trouver de quelques instants: le haut justicier voulut bien lui permettre d'aller le chercher. Après être rentré, comme il le feuilletait inutilement sans parler davantage, Voltaire impatienté lui demanda quel était ce livre: "C'est votre Dictionnaire philosophique, répondit froidement M. Chateaurenaud, j'y cherche le mot humanité et je vois que vous l'avez oublié. Le mot Humanité, continue M. Valery, n'est point en effet dans le Dictionnaire philosophique, et Voltaire eut pu profiter de cette occasion pour l'y ajouter."
Est-ce à l'ami de la liberté de la presse que le directeur du Siècle, homme de presse lui-même veut payer ce tribut d'admiration et de reconnaissance? Que n'a-t-il fait le voyage de Genève. On lui aurait montré devant la maison de ville la place où, par les mains du bourreau l'Emile fut brûlé. Cette condamnation fut rendue sans examen, avant l'arrivée du livre à Genève, moins de huit jours après l'exécution faite à Paris au pied du grand escalier. Et savez-vous quel fut l'instigateur de l'exécution de l'Emile de Rousseau à Genève? Ce fut M. de Voltaire, établi dans sa terre des Délices: "Il est vrai, écrivait Jean-Jacques lui-même d' Yverdun à Mme de Boufflers, que le crédit de M. de Voltaire à Genève a beaucoup contribué à cette violence et à cette persécution. C'est à l'instigation de M. de Voltaire qu'on a vengé contre moi la cause de Dieu." Puis il écrivit encore de Motiers-Travers à Motton, le 11 juillet: "Je suis ici et j'y prends haleine jusqu'à ce qu'il plaise à MM. de Voltaire et Tronchin de m'en faire chasser."
 Certes l'Emile de Rousseau était un mauvais livre, mais appartient-il à la licence de se montrer inexorable envers la licence? Comme l'a dit M. Valery: "Voltaire faisant brûler l'Emile à Genève et décréter de prise de corps son auteur, persécutant du haut de son château Jean-Jacques pauvre, infirme, souffrant, offre un mélange d'épicurien et d'inquisiteur bien peu philosophique."
Si M. Havin tient absolument à ériger une statue à Voltaire, je lui conseille de se rendre à Londres et de demander l'autorisation de la faire dresser en face du parlement; on écrira sur le piédestal cette épigraphe, tirée d'une lettre de Voltaire: "Il me fallait le peuple anglais comme concitoyen." S'il préférait  faire élever la statue de Voltaire à Berlin, en face du palais du grand Frédéric, qui devrait bien cette réparation au philosophe de Ferney qu'il fit bâtonner, on le sait, après l'avoir adulé, M. Havin trouverait facilement une inscription pour le piédestal dans les œuvres de Voltaire. Il aurait en effet à choisir entre ce billet, adressé par le poëte au grand Frédéric: "Toutes les fois que j'écris à Votre Majesté, je tremble comme nos régiments à Rosbach;" et ce billet rempli d'un patriotisme prussien que Voltaire écrivait à l'occasion du procès d'un officier de Frédéric en France: "L'uniforme prussien ne doit servir qu'à faire mettre les Welches à genoux."
 Les Welches, cher monsieur Havin, c'était nous.

La semaine des familles, samedi 9 février 1867.

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