mercredi 26 août 2015

Les clients malgré eux.

Les clients malgré eux.


Des Bordelais ont eu l'idée de vendre des vins du Midi ou d'ailleurs comme vins de Bordeaux en les offrant à un prix réduit. Ils ont très bien compris que cette différence de prix pourrait faire naître chez les consommateurs des doutes sur l'authenticité de ces vins; d'autre part, ils estimaient que cette différence, expliquée d'une manière adroite, pourrait leur apporter de nombreux clients. Ils ont alors imaginé des moyens très curieux et d'une moralité douteuse pour présenter leurs marchandises.
Ce sont surtout d'anciens commis-voyageurs qui se livrent à ce commerce. Ils réunissent quelques employés pour faire écrire des lettres manuscrites dont ils inondent la France et l'étranger. Certains d'entre eux louent dans les communes environnantes de Bordeaux une "modeste chambrette" qui les autorise à recevoir leur courrier  en pays vignoble; tous les jours, ils envoient de Bordeaux un cycliste pour chercher au bureau de poste de la commune voisine les lettres qui leur sont adressées et pour expédier celles qui sont faites à Bordeaux. Ce stratagème leur permet d'écrire sur du papier orné de belles vignettes, qui sont surmontées de noms de châteaux aussi ronflants que fantaisistes.
Cette mise en scène étant prête, ces industriels appliquent toute leur imagination à trouver des rédactions de lettres aussi alléchantes que possible.
Des propriétaires annoncent qu'ils ont fait une récolte si considérable qu'ils n'ont pas la place de la loger dans leurs chais. Ils offrent leurs vieux vins à vils prix pour faire de la place aux vins nouveaux.
Des héritiers écrivent qu'en faisant l'inventaire de la cave d'un parent décédé, ils ont trouvé des vins dont ils n'ont ni l'emploi ni le logement. Ils présentent ces vins à un prix réduit à la condition qu'on les prenne avant l'expiration de la période du bail en cours du défunt, de façon qu'ils n'aient pas les ennuis et les frais de la location d'un chais.
Des créanciers offrent des vins qui leur ont été donnés en gage de leurs créances et comme ils ont eu soin d'obtenir un gage très large et qu'ils ne veulent que réaliser leurs capitaux, les prix semblent très avantageux.
De prétendus liquidateurs, dont la dénomination est évidemment mensongère, présentent d'une date à une autre des vins à bas prix. Ce système a eu beaucoup de succès au moment de l'expulsion des congréganistes.
Il arrive aussi qu'un Parisien reçoive une barrique de vin expédiée en port payé à son adresse, sans avoir rien commandé. Généralement il refuse de prendre livraison, alors le lendemain un représentant se présente chez lui, pour lui dire que sa maison a commis une erreur d'adresse et qu'elle serait prête à subir un gros sacrifice pour éviter les frais de retour. Il montre une facture destinée au pseudo- client et propose un rabais de 10 à 20 %. Ce truc réussit quelquefois.
Dans son courrier, une personne notable trouve une lettre contenant un chèque d'une maison de Bordeaux, payable à Paris. Elle s'empresse de retourner le chèque (qui est couvert ou non par un dépôt en banque!) à cette maison. Celle-ci écrit pour se confondre en remerciements, pour expliquer qu'un employé maladroit s'est trompé d'enveloppe en enfermant le chèque, et pour montrer toute se gratitude à la personne qui lui a sauvé cette somme d'argent, elle offre un rabais important sur ses vins. Des gens honnêtes croient à l'honnêteté de leur correspondant et tombent dans le piège.
Un télégramme avec réponse payée arrive, annonçant que la "maison" a accepté un prix déterminé par barrique pour 100 barriques et qu'elle demande le jour où elle doit livrer. Le destinataire du télégramme répond que celui-ci lui a été adressé par erreur et qu'il ne connait pas l'expéditeur. Ce dernier répond que pour le remercier de l'avoir avisé aussitôt de l'erreur, l'affaire étant urgente, il lui offre une barrique seulement au prix du gros dont il a eu connaissance par le télégramme.
Nous pourrions multiplier ces citations à l'infini. Le principe est toujours le même! faire croire au consommateur qu'on a envers lui une dette de reconnaissance que l'on veut payer par une réduction de prix.
Voyons maintenant ce qu'offrent ces industriels. Ils expédient du vin à 48, 53 ou 61 francs la barrique de 225 litres rendue à Paris, tous frais payés; voyons maintenant quels sont ces frais:

Logement de la barrique.............................12
Soutirage et préparation de la barrique..... 2
Camionnage à Bordeaux............................ 1
Transport de Bordeaux à Paris.................. 9,35
Congé de régie............................................ 3,60
Timbre de correspondance pour aviser.... 0, 15
Timbre d'acquit........................................ 0, 10
Encaissement par la poste........................ 0,70
                                                                                                 ______
                                                                                                  28, 90

Par conséquent, il reste 19,10, 24,10 ou 32,10 pour payer 225 litres de vins nu, les frais généraux du commerçant et ses bénéfices. Même en admettant que ces frais généraux et ses bénéfices soient nuls, il serait impossible de trouver en Gironde du vin de Bordeaux à ce prix. Les consommateurs feront donc bien de se méfier des circulaires et des annonces de la quatrième page des journaux faites par de prétendus Bordelais.

                                                                                                                  Raymond Brunet.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 2 avril 1905.

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