vendredi 21 août 2015

Chez la grande modiste.

Chez la grande modiste.




Quatre heures, rue de la Paix. C'est l'heure délicieuse du chapeau! Choisir un chapeau, camper sur ses cheveux ondulés, selon l'esthétique de de main, le rien de plumes et de fleurs qui la rendra plus belle, plus désirable encore, quelle importante affaire pour une élégante!

Le prix et l'esprit d'un chapeau.

Le chapeau de la rue de la Paix, c'est la fleur que produit la vie élégante de Paris. Jamais semblable à lui-même, variant sans cesse de forme, de couleur et d'inspiration, il emprunte aux idées, aux mœurs, à la mode, renaît sans cesse des doigts capricieux de jolies filles influencées par toutes choses. Le chapeau de la rue de la Paix, c'est une minute de Paris.
Les Parisiennes connaissent tous les mérites de leurs différentes modistes. L'une d'elles a bien voulu nous laisser distraire de son carnet les notes suivantes qui caractérisent toutes nos faiseuses de chapeaux, de la place Vendôme à l'Opéra. (Nous remplacerons les noms de ces grandes artistes par des initiales absolument conventionnelles) :

Mme A...- Genre tout à fait grande dame. Fait spécialement la capote. Prix: 100 à 150 francs.
Mme B... - Chapeaux ronds plus particulièrement destinés aux Américaines. Genre Riche. Un peu excentrique. Prix: 100 à 200 francs.
Maison C... - Bonne maison. Chapeaux simplement jolis. Prix: 100 francs.
E... -Coiffe les grandes actrices. Ses chapeaux valent par leur chic, leur envolée. Ils en ont peut être trop! Prix: 70 à 100 francs.
Maisons F... et G... - N'ont jamais "étonné" nos élégantes. Mais font naître sur leurs chapeaux des fleurs d'une adorable finesse. Prix: 150 à 200 francs.
Mmes H..., I..., J... - Ces trois modistes font bien "comme tout le monde". Prix 75 à 100 francs.
Mme K... -Marque assez médiocre. Prix trop divers! On craint de payer 100 francs ce qu'une femme pratique aurait pour deux Louis.
Mme L... - Pour tout mérite, coiffe les dames de la finance, ce qui lui amène les nouvelles "arrivées" de la Bourse.
Ce griffonnage satirique (il vaut bien un chapeau!) nous montre d'abord combien sont dissemblables les talents de nos premières modistes parisiennes et nous apprend ensuite ce qu'il faut d'études à nos élégantes pour bien choisir le simple canotier qui convient à tout le monde.

Devant l'artiste.

Nos grandes modistes montrent souvent des dehors plus communs que leurs chapeaux. Telle a la face lourde, empâtée d'une directrice de pension de famille. Telle autre apparaît malingre, fatiguée autant qu'une vieille garde-malade.
Le principal mérite de ces grandes artistes réside en ceci: recevoir comme il convient la clientèle de leur maison et séduire les visiteuses en flattant leurs manies.
Dans une maison du boulevard Saint-Germain qui fournit des grâces à la très ancienne noblesse, la grande modiste sait donner du prix au genre très "comme il faut" de ses créations. Boulevard Haussmann, une autre réussit à contenter tout spécialement les dames âgées.
La grande modiste ne crée plus de modèles depuis belle lurette! Elle laisse cette jolie besogne à ses "premières". Il lui suffit de perpétuer la "manière" de sa maison, d'obtenir de ses fournisseurs la propriété exclusive de telle paille ou de tel ruban, de surveiller enfin les intérêts matériels de sa "marque".
Pour la vente, toutes nos faiseuses de chapeaux un peu renommées emploies des "mannequins", belles filles élégamment vêtues, aussi "forte" en allemand, en anglais, qu'un traducteur-juré. Ces demoiselles, brunes ou blondes, "feraient valoir" le plus horrible des paillassons à 4,25 fr!



Si la clientèle, après un laborieux essayage, hésite encore à acheter, ces fines commères approuvent ses objections, sourient à ses dires, la remercient de ses conseils artistiques et assurent qu'en modifiant "un rien", la petite composition de fleurs et de rubans sera délicieuse. Ces comédiennes, ces psychologues gagnent 200 francs par mois, sont vêtues aux frais de la maison, et prennent place, deux fois par jour, à la table de "madame", ce qui n'est pas un petit honneur.
En règle générale, les créateurs du chapeau élégant sont les plus fortunées des ouvrières parisiennes. Elles se défendent, il est vrai, d'appartenir au même monde que les "pauvres couturières" ou les "corseteuses communes".
Curieux laboratoire que les grandes chambres d'entresol où vient au monde le chapeau à dix louis! La "première", grande jeune femme élégante, corsetée de couleurs tendres "compose" un modèle. On la voit fixer d'un point de couture des rubans, des fleurs ou des fruits sur une forme, camper sa "création" sur son poing, cligner de l’œil pour juger de l'effet, pencher la tête en un petit geste qui admire, puis lâcher le "galurin" sur le tapis. Raté! ce n'est pas ça! "Ça ne vaut pas une casquette en peau de lapin!". Elle crie, tempête, flûte, donne des taloches à sa chaise, déclare qu'il n'y a plus rien de beau à créer si l'on tient compte du "sale goût des clientes".



Brusquement, elle reprend l'oeuvre dédaignée, remet la forme à nu et, grave, silencieuse, édifie un fantasque poème en plumes et en gaze, oeuvre inédite que toutes les femmes admireront demain.
La "première" modiste est du Tout-Paris, dans tout Paris. Elle se glisse dans les réunions où elle pourra glaner quelque document d'élégance. Chaque nouvelle pièce de théâtre moderne  lui fournit une exhibition de chapeaux inédits. 



Et elle "chipe" de-ci-de-là, des dispositions de rubans audacieuses, toutes les"nouveautés" qui lui permettront de "faire encore plus parisien"!
Ses appointements sont "formidables" disent les apprenties. Elle gagne de 600 à 1.000 francs par mois, autant qu'un vieux général!

Les artistes de second ordre.

Après la "première" vient, dans l'ordre hiérarchique, la "garnisseuse" qui répète les modèles créés par son chef de file. Son oeuvre vaut toujours par des qualités personnelles: arrangement plus délicat, plus léger, au choix de nuances plus harmonieuses. La "garnisseuse" gagne 200 francs par mois, déjeune et dîne à la maison. D'ailleurs les modistes de la rue de la Paix sont toujours nourries par la patronne.
La petite apprêteuse, l'apprêteuse, autres artistes modestes, préparent les jolis matériaux employés par les garnisseuses. Traitement: de 60 à 100 francs par mois!
L'apprentie (les grandes modistes n'en acceptent qu'une ou deux) pose des barrettes, des coiffes, s'habitue à redresser du doigt les fleurs ou les rubans. On l'envoie quérir parfois chez les "soyeux", marchands de soieries, les matériaux nécessaires à la fabrication du chapeau. Après quinze mois ou deux ans d'apprentissage, elle conquiert son premier galon et devient petite-main (25 ou 30 francs par mois de traitement)
Tout ce petit monde bavard et coquet ne s'ennuie pas au "travail"! On accuse les "petites-mains" de projeter un rien de salive dans la coiffe du chapeau destinée à telle cliente "difficile". Il paraît que cet acte gamin "empêche les reproches". Il vaut mieux ne pas croire au geste! On bavarde, on rit, on chante en sourdine, on fait tomber des piles de chapeaux, on avive le carmin de ses lèvres et le noir de ses cils, et, pourtant on travaille.
Le chapeau élégant naît de toute cette fièvre joyeuse.

                                                                                                                          Léon Roux.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 19 février 1905.

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