samedi 8 août 2015

Celles dont on parle.

Louise Abbéma.

Mlle Louise Abbéma se qualifie elle-même de Parisienne endurcie. Il paraît que l'atmosphère de Paris lui est nécessaire pour produire un travail sérieux. Elle quitte pourtant la capitale, comme tout le monde, en été, et s'en va à la plage ou à la campagne, mais elles n'en rapporte que des études inachevées: Mlle Abbéma ne sait pas prendre les prairies en Normandie ni les marines en bord de la mer. Il y a quelque courage à avouer aussi ingénument qu'on travaille de chic.
Cette artiste, qui a beaucoup de finesse, a compris qu'avec de pareilles dispositions, elle aurait tort de se consacrer exclusivement au paysage. Elle s'est mise à esquisser des vues de Paris et, fort heureusement, il s'est trouvé qu'elle a su les peindre sur place et n'a pas eu besoin, pour les mettre au point, d'aller s'installer à Périgueux. Les sujets de ses études lui sont fournis par ses promenades; arrive-t-il qu'un aspect de la ville lui semble intéressant? Mlle Abbéma fait arrêter sa voiture et, sans crainte des badauds, crayonne le site qui lui a plu. C'est le jardin des Tuileries qui a ses préférences, et il n'est pas rare de l'y voir, avec son fidèle caniche, se promenant dans les allées ou maniant ses pinceaux.
Mais plus encore peut être que les rues de Paris, ce qui séduit Mlle Abbéma, c'est la fleur. Elle en peint de toutes les espèces et de toutes les couleurs, sur des toiles, sur des panneaux, des éventails, sur des portraits même, en manière de décoration. Pour se procurer ses modèles, elle se rend au marché de la Madeleine, dont elle est une assidue cliente. Où peut-on voir de plus belles fleurs, déclare-t-elle, qu'aux éventaires des fleuristes de Paris et dans les boutiques de la rue Royale?
L'observation de Mlle Abbéma est en somme très judicieuse et d'une application les plus générales. C'en est fini des voyages qui formaient la jeunesse, et les compagnies de chemin de fer ne savent pas quel expédient inventer pour recruter leur clientèle: affiches alléchantes, billets réduits à combinaisons plus compliquées que problème d'algèbre, primes kilométriques. La génération actuelle ne marche plus. Nous avons sous la main les cinq parties du monde. On vend des chrysanthèmes du Japon  chez X... , fleuriste. Pourquoi aller en Egypte, puisqu'il y a un vrai obélisque place de la Concorde? Mlle Abbéma vit avec son siècle et peint des sous-bois rue Laffitte.
Quand on sait travailler sans modèle, il est bien indifférent que le modèle se trouve à deux lieues ou à cent mille. L'art japonais ayant plu à Mlle Abbéma, elle ne fut pas embarrassée pour en fabriquer. Le Musée Cernuschi n'est pas fait pour les caniches. Grâce aux bibelots qu'elle a achetés et à ses efforts personnels, son atelier a revêtu ce caractère exotique que M. Loti a mis le premier à la mode. 



Mlle Abbéma ne s'y promène pas en Niponne, mais elle porte un col empesé, une cravate régate et un veston; ses cheveux courts, son langage amusant et sans gêne, achèvent de lui donner l'aspect d'un gamin de Paris, d'un gamin qui approcherait la cinquantaine.

                                                                                                                          Jean-Louis.

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 12 mars 1905.

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