mardi 16 juin 2015

Les Hercules.

Les Hercules.


J'ai toujours eu grand'pitié des athlètes et des hercules de foire. Presque tous finissent mal, comme Milon de Crotone, leur ancêtre, dont les bras restèrent emprisonnés entre les deux moitiés d'arbre qu'il venait de fendre, trop confiant dans sa force souvent éprouvée et dont l'âge commençait à relâcher les ressorts, de sorte que le malheureux athlète mourut dévoré par des bêtes féroces.
Un de ces derniers soirs, à l'ouverture du cirque Napoléon, sur les boulevards, n'a-t-on pas vu encore deux gymnastes, célèbres dans les exercices du trapèze, deux frères tomber d'une hauteur de 15 mètres dans le filet qui s'est brisé sous leur poids, et demeurer pendant quelques temps inanimés; après quoi ils ont eu le courage de se relever et de venir, quoiqu'à demi- brisés, soutenus par quatre personnes, saluer le public, leur maître, devant lequel, peut-être, il ne reparaîtront plus? Cæsar, te morituti salutant.
Il y a bien des années, j'ai connu un hercule, déjà très-vieux, et qui a eu une longue et honorable vie sans avoir une meilleure fin. On l'appelait le capitaine Samson, et voici son histoire, que je raconte d'autant plus volontiers qu'elle n'a jamais été racontée, je crois.
Il ne s'était pas toujours appelé le capitaine Samson. Il était né en Suisse, et s'appelait Coline. Vers 1780, il faisait des forces chez Nicolet, et selon le programme, qui voulait qu'on en fit voir "de plus en plus fort" quand toute la troupe de Nicolet avait donné, Coline paraissait et surprenait tout le monde.
Sa réputation, se répandant de proche en proche, retentit jusqu'à Versailles. Le roi Louis XVI, qui était un des hommes les plus forts de son temps, voulut essayer la force de son poignet contre celle du poignet de Coline. Ils appuyèrent l'un et l'autre leur coude sur une table, et s'entrelaçant les doigts luttèrent ainsi. Contre l'usage de la plupart des athlètes, Coline était un homme d'esprit; au bout de quelques instant, il laissa aller en arrière sa main, qui plia respectueusement sous l'étreinte royale. Mais Louis XVI, qui, contre l'usage de beaucoup de souverains, savait comprendre la vérité, même lorsqu'elle était dite à demi-mot, même lorsqu'on le lui taisait, ne s'y trompa point.- "Allons, dit-il, vous m'avez ménagé. vous êtes décidément plus fort que moi, et je me reconnais vaincu."
Coline ne dit rien: mais, comme on lui demandait s'il ne pouvez pas donner à la cour le spectacle d'un exercice qui n'eût pas encore été exécuté en public, il fit apporter une table d'avance préparée. Sur cette table, il fit monter sept cent-suisses; le petit Dauphin, qui était là et que le spectacle amusait, demanda à monter aussi sur la table, ce à quoi Coline consentit de grand cœur. Hélas! le royal enfant ne devait pas plus peser dans la main de la Fortune que dans la main de l'athlète! celui-ci demanda qu'on apportât des cartes aux cent-suisses, et enlevant d'une seule main la table ainsi chargée et plaçant sur ces dents le pivot qui y était rivé, il la soutint pendant tout l'espace de temps que mirent les Suisses à jouer un cent de piquet.
Louis XVI émerveillé s'écria: "Vous être un véritable Samson, " et lui assigna une pension de six cents livres sur sa cassette.
L'athlète accepta à la fois le don et le nom. A partir de ce jour, il se nomma Samson et quitta Nicolet.
Vers 1787, le duc d'Orléans, qui devait quelques années après troquer si tristement son nom contre un fâcheux sobriquet, emmena avec lui Samson en Angleterre. Il avait parié contre le prince de Galles, dont il était alors l'ami, qu'il produirait un champion de la France qui triompherait du plus célèbre boxeur de Londres.
Le difficile était de faire battre Samson, qui depuis qu'il était le pensionnaire du roi avait le sentiment de sa dignité et n'entendait pas se donner en spectacle dans une scène de pugilat. C'était un homme de mœurs douces, mais qui ne supportait pas l'idée d'une injure. On instruisit le boxeur anglais de  cette circonstance, de sorte que celui-ci vint cracher au visage du Français, qui dès lors accepta le combat comme une lutte à mort. On avait étendu une corde entre les deux combattants, parce qu'il avait fallu renoncer à faire comprendre à Samson qu'il ne devait pas prendre au corps son adversaire. Où les Anglais ne voyaient qu'une boxe, il voyait un combat singulier et un insolent à châtier. Les premières phases du combat furent tout à l'avantage du champion d'Angleterre. Consommé dans l'art de la boxe, il laboura de coups de poings la figure de Samson qui supporta sans sourciller cette grêle d'un nouveau genre. Chaque fois que le Français voulait riposter, le boxeur se rejetait en arrière. John bull était ravi et applaudissait à tout rompre. Malheureusement pour le boxeur, ces applaudissements l'enivrèrent; comptant sur sa supériorité dans l'escrime du pugilat, il s'approcha jusqu'à toucher la corde, et, se campant en face de Samson, dans l'attitude la plus provocante, il lui demanda s'il ne l'honorerait pas d'un seul coup de poing. Samson ne comprenait pas l'anglais, mais il comprit parfaitement que son adversaire se moquait de lui. Par un mouvement plus prompt que la pensée, il allongea les deux mains, et saisissant le boxeur, il l'éleva en l'air en le serrant si fortement dans ses poignets d'acier, qu'on entendait craquer les côtes du misérable. Au bout de quelques secondes, il le rejeta expirant à l'autre bout de l'arène. A partir de ce moment, on appela Samson le champion de la France.
Après cet exploit, il repassa le détroit et vécut tranquillement jusqu'aux mauvais jours de la Révolution française. Samson aimait le roi, son bienfaiteur, et faisait profession d'être royaliste; on savait qu'il touchait une pension sur la cassette; il n'en fallait pas tant pour le rendre suspect. On commença par faire chez lui, à Rouen une visite domiciliaire; on découvrit le brevet de sa pension, qui fut saisi et brûlé par la main du bourreau. On songeait à lui faire à lui-même un mauvais parti, lorsque les volontaires, qui partaient pour la frontière, l'engagèrent à venir avec eux  et le choisirent pour officier. Samson fit avec distinction plusieurs campagnes, et fut nommé capitaine des sapeurs du génie. A partir de ce jour, on ne l'appela plus que le capitaine Samson. On comprend ce que pouvait faire un pareil homme quand il avait la hache à la main. Au siège d'une ville de Pièmont, il brisa à lui seul les portes d'un coup de hache.
Il partit pour l'expédition de Saint-Domingue sous les ordres du général Leclerc et s'y signala par de nombreux exploits; il sauva à lui seul, après un échec, trente-deux hommes dans un torrent; s'accrochant d'une main à un arbre planté sur les bords, il les saisissait de l'autre au passage et les déposait à terre. Devenu prisonnier des Anglais comme tous ceux qui survécurent à cette malheureuse entreprise, il fut le seul qui réussit à conserver la barbe que tous les autres prisonniers coupèrent d'après un ordre du jour du vainqueur. Il y avait trois choses auxquelles le capitaine Samson tenait particulièrement: d'abord, et avant tout, à son honneur, ensuite à sa barbe, enfin à sa hache. Il avait dû livrer cette dernière; mais il déclara que, quant à sa barbe et à son honneur, il ne fallait lui parler d'aucune transaction. Les Anglais, qui connaissaient sa vigueur musculaire, ameutèrent contre lui une centaine de nègres. Samson en saisit un par la jambe, et, s'en servant comme d'une massue, il assomma les autres en conscience, en frappant si fort et si bien qu'ils abandonnèrent au bout de quelques minutes la partie; je parle de ceux qui purent l'abandonner et qui n'étaient pas gisants sur le sol. Samson fut donc conduit avec sa barbe en Angleterre, où les grands seigneurs l'invitaient souvent à dîner et lui faisait gagner beaucoup d'or dans des gageures. Il rentra avec sa barbe en France, grâce à un échange de prisonniers, et fit de nouveau la guerre. C'était un brave soldat, comme le prouvaient les haches d'honneur qu'il obtient, et un homme d'un cœur excellent. Un de ses camarades, blessé mortellement à côté de lui, lui recommanda sa femme avant d'expirer. A partir de ce moment, Samson partagea religieusement sa solde avec la pauvre veuve, et lorsqu'en 1814 il prit sa retraite il lui donna la moitié de sa pension.
Avec l'argent que lui avait fourni Samson, elle avait ouvert, place Maubert, n° 21, un café à l'enseigne de La Barbe grise. Samson y allait prendre tous les jours sa demi-tasse et son petit verre, qu'il payait en conscience. On le voyait arriver avec sa redingote bleue, boutonnée jusqu'en haut, et sa boutonnière décorée d'un ruban bariolé. Sa présence achalandait l'établissement, car sa réputation de force était répandue dans tout le quartier. Ce fut ce qui amena sa mort. Un brasseur, qui était lui-même d'une force extraordinaire, puisqu'il levait sur ses bras son baquet chargé de tonneaux de bière, étant devenu père, pensa que le plus grand honneur que pût obtenir son nouveau-né était d'avoir pour parrain le capitaine Samson. Il s'en ouvrit à celui-ci, qui déféra au vœu qui lui était exprimé. Il y eut naturellement un dîner auquel le brasseur, qui avait la force physique en singulière estime, convia tous les hercules de sa connaissance. Parmi les convives, on comptait un jeune boucher qui, après avoir tué un bœuf, le portait sur son épaule. On but de fréquentes rasades, on trinqua à la santé du parrain, de la marraine et du nouveau-né; on fit raconter au capitaine Samson les histoires du temps passé. Le jeune boucher, ce Darès de l'étal, qui avait trop souvent rempli son verre, levait de temps en temps les épaules et affectait un air d'incrédulité en regardant le vieil Entelle, qui faisait semblant de ne pas s'en apercevoir. Enfin, se montant de plus en plus, il l'apostropha directement: "Les vieux parlent toujours de leur force dans le temps passé, lui dit-il, c'est connu; personne ne peut aller y voir. Mais ce que j'affirme, c'est qu'il n'y a pas une poigne dans Paris qui vaille la mienne."
Le capitaine Samson le regarda de travers: "Mon garçon, vous êtes un mal-appris, lui dit-il. Je n'aurai de gageure avec personne, mais vous avez besoin d'une leçon. Tout vieux que je sois, comme vous le dites, je vous prendrai sous mon bras, en gardant mon autre mains dans la poche, et je vous donnerai le fouet si cela vous convient."
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le jeune boucher, saisi sous le bras de fer du capitaine Samson qui le serrait à l'étouffer, demanda grâce et supplia qu'on ne poussât pas plus loin l'expérience. Comme cette scène avait jeté un peu de froid dans la société, le brasseur fit apporter un punch monstre. On but beaucoup, on but trop, et, pour jeter de l'agrément dans la soirée, on demanda des cordes que, sous forme de passe-temps les convives se mirent à briser comme s'il s'agissait de ficelles. Le capitaine Samson ferma cette série d'exercices en brisant une corde à puits. Ce fut le bouquet du feu d'artifice.
Quand il se leva, il fut salué par les acclamations des convives, qui le reconduisirent triomphalement chez lui.
C'était le chant du cygne.
Le lendemain, il fut frappé d'un coup d'apoplexie, et, après avoir langui pendant quelques jours sous l'atteinte d'une paralysie qui ne cessa de faire des progrès, il mourut.
Je vous l'ai dit, c'est presque toujours ainsi que les hercules meurent. 


Toutes les fois que je rencontrais le misérable hercule, aux trois quarts étique, qui revêtu d'un maillot flétri, levait des poids avec ses dents, à la grande joie des invalides, des bonnes d'enfants, de Mme Vichou accompagnée de son chien Zozo et des rentiers qui, appuyés sur leurs cannes, jouissaient des efforts du pauvre diable, je songeais au capitaine Samson. Un jour je trouvai le triste hère dont notre gravure a reproduit la ressemblance, comptant les quelques sous de sa recette, je lui demandai s'il continuerai encore longtemps son dur métier: "Ah! monsieur, me dit-il, je suis une pauvre tête, mais une forte mâchoire. Les dents tiennent encore, mais c'est la poitrine!" Tandis qu'il parlait, une quinte le prit, et je compris que l'hercule était poitrinaire. Il l'était si bien, qu'il est mort.

                                                                                                                        Félix-Henri.

La Semaine des Familles, n° 5, 3 novembre 1866.


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