samedi 4 avril 2015

Turquie.- Constantinople.


Turquie.- Constantinople.


Arrivé au détroit qui conduit à la pointe de Cancopi, sous les murs de Constantinople, on jouit du plus beau point de vue de l'univers. Les bords du détroit sont ornés de maisons charmantes, et des villages placés à mi-côte forment au loin des groupes délicieux. Les feuillages verts qui ornent de toutes parts les riches vallées sur lesquelles serpentent librement les eaux du Bosphore, ces contrées superbes où la nature est grande et fière d'un air de liberté, sont habitées pourtant par des hommes esclaves, dont les traits portent l'expression de la servitude et de l'avilissement; mais la ville dans laquelle ces hommes sont enchaînés par le despotisme a toute la beauté, toute la grandeur qui manquent à leur caractère.
Qu'elle est éblouissante cette citée fondée par un grand homme, dégagée de tout bâtiment insalubre, ornée de ses moquées, de ses flèches dorées, de ses superbes platanes, qui projettent leur ombre sur ces monuments à la fois légers et somptueux! L'aspect de Constantinople frappe l'imagination d'étonnement; rien n'est plus majestueux, plus pittoresque, plus magnifique, plus délicieux enfin que la situation de cette ville; la nature semble l'avoir prédestinée pour être la capitale de l'univers, et les architectes paraissent l'avoir bâtie pour fasciner les regards.



Cette merveille est entourée d'une muraille de quatorze milles de tour; quarante-trois portes, autrefois, en fermaient l'entrée; elles sont aujourd'hui réduites à vingt; une d'elles qu'on nomme Akhour-Kapoussi, ne s'ouvre que pour les approvisionnements du sérail. Tout ce qui contribue à rendre une ville remarquable se trouve dans Constantinople: des aqueducs superbes, qui ont coûtés plus de 60 millions, servent à distribuer des eaux de toutes parts; les portiques, les écoles, les églises élevées à toutes les croyances, les hôpitaux, visités très-souvent par des maladies contagieuses; les palais éloignés des quartiers où le commerce et le peuple habite, ses bains magnifiques, son sérail important, un théâtre enfin, où peu d'artistes s'exercent, il est vrai, mais qui prouve que la barbarie n'a pas toujours régné dans cette ville, puisqu'on y a sacrifié aux arts.
Aucun pays n'a éprouvé de plus sanglantes révolutions que ce beau pays; la cause en est dans les changements fréquents des souverains, dans l'incapacité, les vices et les crimes de la plupart d'entre eux, désordres qui valurent à plusieurs une fin désastreuse. Espérons que les lumières franches et pures éclaireront les maîtres de cette terre, que la nature a doté de si belles productions et de son soleil radieux. Déjà la révolution française y a apporté des améliorations, en contribuant à la peupler d'hommes libres, et il faut dire, à la louange du pouvoir même, que les étrangers y vivent tranquilles et heureux.
Un des faubourgs de Constantinople, Péra, auquel est réservé l'honneur de loger les ministre plénipotentiaires de l'Europe, offre une variété très-piquante d'étrangers. Le grec s'y montre gai et bruyant, l'Arménien grave et sévère; à côté du Juif au teint hâve, aux yeux vifs et faux, on rencontre le français au visage gracieux et ouvert; puis viennent pour compléter le tableau, les capucins, les moines, les cordeliers, et au milieu de ces groupes, les eunuques, noirs ou blancs, richement vêtus, montés sur leurs chevaux plus élégants encore que leurs maîtres.
Péra serait une résidence très-originale et très recherchée, si la malpropreté des rues, l'incommodité des maisons, les denrées détestables qu'on est forcé d'accepter, n'y rendaient la vie toute de privations: cependant les ministre peuvent s'y plaire, car leurs habitations sont des palais magnifiques, et ne laissent rien à désirer aux représentants des rois de l'Europe.
Le faubourg de Péra, comme la ville même de Constantinople et ses autres faubourgs, jouit d'un silence parfait; les voitures, inconnues dans ce pays, ne viennent pas interrompre le sommeil des habitants. Le tintement des cloches n'est pas plus importun, car, à l'exception d'un couvent, aucune église ne possède le privilège d'appeler ses paroissiens à la prière par le secours d'une clochette. De ce faubourg on découvre les tombeaux des Musulmans, ombragés par une forêt majestueuse de cyprès.
Avant de descendre par l'échelle  Balouk-Bazar dans Constantinople, on rend visite à d'autres tombeaux intéressants par la réunion des morts qu'ils renferment: les catholiques, les protestants, francs, Italiens ou Anglais, tous reposent en paix dans le grand champ des morts; mais nul arbre n'est planté pour orner, ombrager ou rafraîchir cette dernière demeure de toutes les croyances; le soleil brûle et dessèche les simples fleurs qu'une main amie y est venue planter; quelquefois cet asile religieux est troublé par les éclats d'une douleur scandaleuse; des femmes y viennent gémir, sangloter et crier sur la tombe de leurs maris; elle adressent à leur ombre des reproches sans mesure ni tendresse; puis, après cette espèce de comédie lugubre, on les voit s'endormir sur leur tombeau, jusqu'à ce que le gardien les chasse du cimetière.
Le premier édifice qui se montre en entrant, comme je l'ai dit par l'échelle de Balouk-Bazar, c'est la douane Turque, bâtie de bois, et très-remarquable; puis le marché au poisson, encombré presque toujours par une nombreuse population; le bâtiment où se pile le café n'est pas très éloigné du marché; le bruit des machines qui servent au broiement est très-incommode; le café ne se vend jamais que pilé à Constantinople et très-mélangé; c'est le pays où on le prend le plus mauvais et en plus grande abondance.
On trouve sur sa toute, en se dirigeant vers le sérail, la chapelle funéraire de Sélim III, très-remarquable par sa propreté et son élégance; bientôt se présente l'immense palais du grand-visir, où toutes les ambitions viennent se heurter; aussi ce séjour est-il témoin du flux et reflux de toute la population de la ville; on appelle ce palais la sublime Porte; c'est auprès de ce lieu si fréquenté que se trouve le terrible Babi-Hamaïoun, qui voit les exécutions journalières des suspects et victimes du despotisme; les pachas eux-mêmes y viennent quelquefois expier leur cruauté.
A quelque distance de lieu, qui inspire une sorte d'effroi, on trouve l'Estaminet Turc, recherché de tous les habitants les plus considérables de la ville, le café Anglais de Constantinople.
C'est là qu'on peut prendre une juste idée de l'abrutissement où conduit la manie abjecte de fumer; si nos fashionables pouvaient contempler les habitués de Theriaki, leur maigreur, leur pâleur cancéreuse, leurs yeux éteints et hagards, leurs corps semblables à des squelettes, et surtout l'anéantissement où cette passion les fait tomber, la vue de ces momies vivantes calmerait sans doute l'amour de nos élégants pour le cigare et l'opium, et l'air de la capitale, déjà assez épais dans nos promenades, cesserait d'être infecté par la fumée que nos hommes libres se croit en droit de jeter, autour d'eux, sur les jolies personnes qu'ils enlaidissent assurément, en les forçant à grimacer à cet encens nouveau qu'elles reçoivent à plein nez de leurs adorateurs.
Mais si les Musumans s'infectent et s'engourdissent avec leur pipe bien-aimée, ils ont aussi l'habitude du bain, qui compense, au moins sous le rapport de la propreté, leur mauvaise passion. On cite, parmi les plus beaux établissements de ce genre, les bains appelés les Thermes; ces bains sont les plus splendides qui soient au monde; c'est en vain que la capitale de la France a voulu les imiter; rien ne peut donner une idée des soins prodigués aux habitués des Thermes orientaux.. Du reste, notre impatience française s'arrangerait peut-être mal de tout ce qu'il faut endurer là, pour prendre la chose la plus simple à nos yeux, un bain. D'abord le divan, où il faut boire du café et fumer, les promenades qu'il faut faire dans les chambres chauffées graduellement, la pierre de marbre sur laquelle il faut livrer ses membres aux masseurs comme pour un sacrifice, les frictions rudes qu'il faut souffrir avec le gant de crin, les arrosements aux eaux savonneuses et parfumées, le second café à boire et le repos à prendre; après tout cela enfin, une demi-journée de perdue; je le répète, nos français, si actifs et si occupés, ne pourraient se résoudre à tant de peine. Mais le temps perdu, pour les Orientaux est un temps gagné. Dès qu'ils peuvent fumer, boire du café et dormir, ils éprouvent les jouissances pour lesquelles ils sont nés; et lorsque, couché sur un divan, le Turc jouit du bonheur le plus parfait, jusqu'au moment où la nuit l'avertit que son harem l'attend avec un autre sopha et d'autres langueurs.
Le Turc, indifférent à tout, voit brûler sa maison avec autant de sang-froid qu'il en a mis à l'élever à grand frais. Dans les maisons, presque toutes bâties en bois, on trouve des bains de marbre, des draperies dorées, des richesses répandues cà et là sur des meubles parfois vermoulus. Rien n'est soigné avec harmonie dans l'Orient; le Musulman aura une pipe de grand prix entre les mains, assis sur un carreau sale et dur; son coucher, jeté au hasard sur le plancher ou sur un mauvais sopha, n'est fait ni de nos doux édredons, ni de nos moelleux matelas; ce que nous appelons un grabat ferait le meilleur lit des Musulmans.
Ce peuple calme est étranger aux querelles vaillantes, ainsi le duel et le suicide sont pour eux des êtres de raison. La police, si difficile à exercer dans les grandes villes, et qui a tant de peines à réprimer les crimes, n'a que faire à Constantinople. Mais le Musulman, qui n'est ni colère ni emporté, est rusé, fin et dissimulé; lorsqu'il veut obtenir une grâce, il a recours, pour séduire le seul homme qui les dispense, le grand-visir, aux flatteries, aux politesses, aux fausses protestations; mais le Musluman, qui ne se permet pas, par orgueil, le jeu d'aucun instrument, qui méprise la danse, qui dédaigne l'adresse dans les exercices, à qui la chasse est inconnue, et qui ne sert du cheval que pour se transporter lentement et gravement là où il a besoin d'aller, et non pas pour faire assaut de légèreté avec son coursier; le Musulman, dis-je, ne pouvant mettre d'amour propre dans les talents qu'il n'a pas, et qu'il ne veut pas avoir, est étranger encore au défaut de la vanité, défaut si commun parmi les hommes civilisés. La naissance, si bien faite pour exalter l'orgueil des familles nobles chez la plupart des hommes, n'existe pas chez les Musulmans; ceux-ci ne connaissent que leur père, mais ils le chérissent, le soignent vieux ou malade, ce père qui ne descend jamais d'aucune race dont l'histoire a dû conserver le nom et le souvenir. Sans doute cette circonstance est favorable à la simplicité des mœurs, mais elle l'est aussi au mépris de la gloire.
Le Musulman aime et respecte sa patrie; un prisonnier préfère mourir plutôt que d'aller ailleurs chercher la liberté. Du reste, il y a peu de temps encore, l'instruction et les livres pénétraient difficilement dans ces contrées. On cite la réflexion d'un de ses ambassadeurs, qui prouve en lui une âme autant élevée qu'une tête peu meublée de la science géographique; à l'occasion du tombeau de Napoléon, il disait qu'il ne concevait pas que les Français ne fussent pas aller chercher, à pied ou à cheval, ce tombeau du grand homme à Sainte-Hélène.
Ce peuple, tout esclave et tout indolent qu'il est, inspire aux voyageurs un intérêt d'observation très-piquant. Le Musulman a l'air fier et noble, son costume ajoute à la dignité de son port et de ses traits; son climat, sans être aussi beau que celui de l'Italie, est heureux; un léger vent du sud vient adoucir les rigueurs de l'hiver, et l'été n'a pas de chaleur trop brûlante, sous le vent du nord, qui rafraîchit, par son passage, l'ardeur du beau soleil de ces contrées. Les rapports des étrangers avec ces hommes doux et calmes sont un échange de bienveillance réciproque; l'hospitalité y est exercée comme un devoir, c'est à dire sans exaltation, mais accompagnée de douceur et d'intérêt. Il semblerait, d'après les idées libérales du monarque qui règne aujourd'hui sur ce peuple, qu'une ère nouvelle va s'élever sur le trône. On le sait déjà, il vient d'affranchir les femmes de son sérail.
Nous allons maintenant donner une idée des mœurs et des habitudes des femmes turques. Le sérail du grand-seigneur mérite de fixer d'autant plus notre intérêt, que bientôt peut-être il n'existera plus que dans le souvenir des Orientaux.

"C'est une grande question parmi les hommes, dit Montesquieu, de savoir s'il est plus avantageux d'ôter la liberté que de la leur laisser."

Les hommes préféreraient sans contredit, avoir dix femmes enfermées obligées d'obéir, qu'une seule courant à son aise qui n'obéirait pas, et qui n'userait de sa liberté que pour tourmenter celui que les lois lui donnent pour maître. Un maître! c'est là le titre qui, dans notre pays, offense la femme, et lui fait abuser quelquefois de sa liberté: qu'un mari se contente d'être le soutien de sa compagne, on verra peu de femme désirer secouer le joug conjugal, et la grande question d'ôter ou de laisser la liberté aux femmes sera résolue.
Mais en Turquie, il est une coutume qui révolte la délicatesse de nos Françaises; c'est la loi qui permet à plusieurs femmes de prendre place dans le même ménage. Les Musulmanes s'arrangent pourtant très-bien de cette loi. Il est vrai que le mari de plusieurs femmes, à Constantinople, les traite toutes ensemble beaucoup mieux que ne le fait quelquefois à Paris l'époux d'une seule. Le Musulman est doux et affectueux pour ses compagnes; la femme est à ses yeux le plus beau présent qu'ait fait la Divinité aux hommes, le plus grand des biens qu'il peut acquérir; aussi, dans cet heureux pays, pour les familles qui possèdent de jeunes et belles jeunes filles, le cruel sans dot n'attriste pas les cœurs: non-seulement le notaire ne vient pas se placer entre les affections et l'intérêt, mais c'est au futur de faire de riches présents à la famille de l'épousée; la mère, les sœurs, les cousins et cousines, tous, jusqu'à la dernière génération, reçoivent un cadeau proportionné à la beauté que l'on confie à l'heureux mari qui a promis de faire son bonheur; et, si le Turc manquait à son serment, dès qu'il est prouvé que les torts viennent de son côté, les lois le punissent très-sévèrement, la victime obtient alors sa séparation et une pension viagère proportionnelle à la fortune du mari; voilà qui vaut mieux pour les Musulmanes, que pour les Françaises, la dot à donner et quelquefois à perdre. si au contraire la jeune femme a des torts, le mari, pour s'en débarrasser, peut en faire cadeau à l'un de ses amis; c'est la seule vengeance qui lui soit permis d'exercer. Mais comme je l'ai dit, les musulmanes ne sont pas seules à ordonner dans la maison; les Musulmanes portent des voiles épais lorsqu'elles vont se promener, et elles se promènent très-peu; il est permis à tout vieillard qui rencontre une femme seule dans la rue de la reconduire forcément chez elle, tant il est scandaleux de voir une femme seule se promener. 
Mais ce qui est plus affreux que le voile et la retenue où vivent les femmes de Constantinople, c'est de partager sans se plaindre les affections d'un mari. Voilà l'idée révoltante qui n'admet aucune compensation aux yeux de nos jolies françaises; malgré leurs goûts pour la toilette, elles n'accepteraient pas à ce prix les gazes brodées en or, les pierreries précieuses, les perles brillantes, les étoffes de cachemire dont se couvrent les femmes de l'Orient. L'habitude fait tout. La fille d'un Turc, accoutumée dès l'enfance, à savoir qu'elle ne doit changer son titre de fille qu'en devenant, non pas la femme d'un homme, mais l'une des femmes d'un Musulman, s'arrange d'avance d'un sort qui est celui de sa mère, de ses parentes, de ses amies; elle ne rêve pas pour elle un autre bonheur que celui de sa mère, qui est d'obéir aveuglement à son époux. Lorsqu'il plaît à celui-ci d'ajouter à sa maison une femme de plus, elle l'accepte comme un meuble nouveau; loin de se plaindre, elle trouve dans la nouvelle épouse une compagne pour l'aider dans les détails du ménage, et il n'est pas rare de voir les femmes d'un harem s'aimer comme des sœurs, soigner mutuellement leurs enfants; et celle qui en a le plus est plus respectée, plus chérie que les autres. Les personnes qui ont été admises dans l'intérieur des familles musulmanes ont remporté l'impression du bonheur qui y règne; ces femmes, que les Françaises plaignent tant, sont loin à leur tour de les trouver heureuses, elles se révoltent à l'idée de leur liberté, qui n'est à leurs yeux qu'une preuve de mépris de leur mari: "Comment, disent-elles, les Français dédaignent-ils assez leurs femmes pour les laisser voir à tous les hommes?". Elles ne peuvent croire que les femmes honnêtes aillent dans le monde les épaules et les bras nus, ainsi exposées à tous les regards; elles les croient très-malheureuses et presque dégradées. 
Les femmes musulmanes ne changeraient donc pas leur destinée avec celle des femmes libres; ces femmes ont encore une raison de bonheur que n'ont pas toujours les Françaises, c'est une santé parfaite; elle mènent une vie si calme, elles ont des habitudes si simples, que leur belle nature ne se détériore jamais que par le temps. Pour rendre leur constitution forte et saine, la mère dans ce pays, nourrit toujours sa fille, et si un malheur se place entre elle et son devoir, la femme choisie pour le remplir devient à l'instant même de la famille, est traitée comme l'un de ses membres, avec tous les égards qu'on devrait à une seconde mère. Cette enfant, après avoir sucé un lait pur pendant plusieurs années, passe à des aliments abondants et sains; arrivée à l'âge de croissance, jamais les vêtements de la jeune fille n'empêchent ses organes de se développer; jamais les corsets baleinés, les ceintures meurtrières ne font partie de ses ajustements; sa taille n'a pas besoin, pour être gracieuse, de ne compter que quelques pouces de circonférence; elle s'arrondit sans s'écraser sous le corsage proportionné à sa grosseur; les poumons de la jeune fille se dilatent facilement sous sa robe sans agrafes; et à l'âge où nos demoiselles sont chétives, frêles, malingres et sans fraîcheur, la Musulmane est belle et déjà formée.
Mais si l'on accorde aux femmes de Constantinople plus de force, plus de fraîcheur, et pour dire tout, à regret, plus de beauté qu'aux Françaises, qu'elle sont loin d'elles par les facultés de l'esprit! le mari des premières ne leur demande, et pour cause, qu'une science, celle d'élever les nombreux enfants qu'il désire. N'ayant pas lui-même une imagination très-active, il n'a que faire des femmes exaltées près de lui; aussi leur éducation est-elle complètement négligée, et les dignes compagnes des Turcs n'ont d'autre savoir que de nourrir et de soigner religieusement leurs enfants, que de se parer, de se baigner, de se parfumer, de se peindre les sourcils, les cheveux, les ongles et le visage; de produire le plus bel effet possible sous leurs vestes dorées, sous leur tunique à longs plis et leur voile de gaze, et leur turban de cachemire.
Avec ces talents pour plaire, uniquement à leur époux, elles peuvent en science, ne pas aller même si loin que la fausse Agnès; elles peuvent renoncer à lire, écrire et compter passablement; mais elles peuvent vivre heureuses, parce que les femmes dont je parle ne sont pas humiliées de leur position; elles sont femmes légitimes d'un homme; protégées contre ses passions et ses torts par la loi; elles prennent, à ses côtés, le titre d'épouse et de mère.
Le harem d'un Musulman, où se trouvent quelquefois réunies quatre, six, huit ou dix femmes, selon sa fortune, est un sanctuaire sacré qui inspire le respect. Il n'en est pas de même du sérail, cet asile de la servitude et du despotisme; là, ce ne sont plus des femmes qui attendent leur époux, ce sont des esclaves qui attendent un maître; des femmes achetées par des êtres vils et dégradés, qui ont marchandé leurs chairs pour servir à satisfaire l'appétit brutal de leur seigneur, un ramas de femmes abruties que l'on couvre de diamants pour cacher leur pauvreté primitive, que l'on parfume pour purifier leurs âmes, composent le peuple de ce lieu fondé en l'honneur de la débauche; ce sérail, enfin, objet de terreur et de dégoût. Si par malheur il se trouvait parmi ce misérable troupeau humain une femme qui sentît sa dignité, à combien de souffrances ne serait-elle pas destinée, soumise aux caprices d'un homme qui la possède sans penser qu'il devrait l'aimer, sans même qu'elle puisse obtenir de lui un léger mensonge pour se tromper sois-même sur son abjecte position! Elle est forcée de feindre elle-même un amour qu'elle n'a pas, de cacher son désespoir, ses larmes, et sa haine peut-être, sous des dehors doux et gracieux. Oui, si cette femme existe dans le sérail, elle est digne de pitié. l'esclave qui maudit ses chaînes, qui préférerait une misère honorable à une opulence infâme, mérite encore l'estime des hommes libres, et celui qui lui rend la dignité en l'affranchissant a droit à leur respect.



Béni soit le sultan qui vient d'ouvrir les portes de la prison dorée, si la liberté des femmes qu'il y tenait enfermées est complète; mais s'il n'a fait que rendre leur esclavage moins cruel, il n'a rien fait pour elles, car il ne les a pas affranchies de la honte, et il les a dégradées davantage. Dès qu'on pourra penser que le sérail est un lieu de joie et de délices pour les femmes qui l'habitent, qu'elles se trouvent heureuses de leur flétrissante position, ces femmes inspireront bientôt le dégoût méprisant dont on couvre, en Europe, ces êtres que, forcé de nommer des femmes, on a séparés du genre humain en les disant perdues.
Oui, il faut, pour l'honneur de ces malheureuses esclaves, que la terreur habite aux portes du palais; il faut que le sérail reste imposant au pied des mers, entouré de ses hautes et redoutables murailles, flanqué de ses tourelles et de ses flèches que le soleil semble enflammer; il faut que ce palais magnifique conserve ses tours, ses remparts et ses hommes armés, ses eunuques noirs, ses vieillards blancs, son divan qui tremble à l'approche du maître; il faut que la faiblesse de ses belles victimes soit comme ennoblie de toute la force qui les entoure; il faut que leur jardin, triste comme les cyprès qui le décorent, entende plus de gémissements que d'amoureux soupirs, ou, ce qui vaudrait mieux sans doute, que le sérail tombe en cendres, que le sultan n'ait plus qu'un harem, que des femmes remplacent des maîtresses, et qu'après avoir compris qu'on devait rendre les femmes heureuses, Mohamed II soit convaincu qu'il faut encore les honorer.

                                                                                                         Aglaé Comte.

Magasin universel, janvier 1837.

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