mardi 30 décembre 2014

Paris.-L'hôtel de Saint-Paul.

Paris.- L'hôtel de Saint-Paul.

L'hôtel de Saint-Paul, dont il est si souvent parlé dans notre histoire, occupait, avec ses jardins, tout le terrain compris entre la rue Saint-Antoine et la Seine, depuis la paroisse St-Paul jusqu'aux fossés de l'Arsenal et de la Bastille. Ce fut le dauphin Charles, régent de France, qui, pendant la captivité du roi Jean en Angleterre, acheta plusieurs hôtels, maisons et jardins, et en composa un ensemble qui fut appelé Hôtel de Saint-Paul, du nom de l'église voisine. Le prix de ces diverses acquisitions fut acquitté par les Parisiens, sur lesquels ce prince établit une taille particulière. En 1365, Charles, devenu roi, déclara cet hôtel réuni au domaine de la couronne, et le désigna, dans son édit, sous le titre d'hôtel solennel des grands esbattemens. Bientôt après, il l’agrandit des hôtels de Sens, de Saint-Maur et du Puteymuce.
Le roi logeait dans la partie des bâtimens qui avait été précédemment l'hôtel de l'archevêque de Sens: son appartement était composé d'une ou deux chambres, d'une garde-robe, d'une chambre de parade, d'une autre chambre appelée la chambre où gît le roi, et de la chambre des nappes. Il y avait aussi une chapelle, haute et basse, une ou deux galeries, la grand'chambre du retrait, la chambre de l'estude, la chambres des estuves et plusieurs pièces nommées chauffe-doux, à cause des poêles, qui, pendant l'hiver, y entretenaient une douce chaleur. Les dépendances se composaient d'un jardin, d'un parc, d'une volière, d'un colombier et d'une ménagerie où étaient enfermés des sangliers et des lions.
L'ancien hôtel de Saint-Maur, qu'on appelait aussi hôtel de la Conciergerie, était habité par le dauphin Charles et par Louis, duc d'Orléans. Les appartemens y étaient aussi nombreux que dans l'hôtel de Sens, où logeait le roi. On y remarquai une pièce nommée le retrait où dit ses heures Monsieur Louis de France. La salle de Maithebrune s'appelait ainsi parce qu'on y avait peint sur les murailles les aventures de cette héroïne; de même, les peintures de la salle de Théséus représentait les exploits du héros grec. Deux chambres seules étaient lambrissées: l'une d'elle était connue sous le nom de chambre verte.
Chaque hôtel avait sa chapelle. Charles V entendait la messe de préférence dans celle de l'hôtel du Puteymuce, où les cérémonies du culte étaient accompagnées par le son des orgues.
L'hôtel de Saint-Paul comme toutes les maisons royales de ce temps-là, était défendu par de grosses tours: on y trouvait que ces tours donnaient aux bâtimens un air de domination et de grandeur.
Quant aux jardins, ils n'étaient pas comme ceux de nos jours, percées de belles allées, ni plantés d'arbres majestueux: on y voyait des vignes, des pommiers, des poiriers et autres arbres à fruit, au milieu desquels croissaient la lavande, le romarin, les pois et les fèves.
Nous joindrons à cette description quelques détails sur l'intérieur des appartemens: ils feront connaître à nos lecteurs les usage et l'état des arts et du luxe au XIVe siècle.
Les poutres et les solives des principaux appartemens étaient enrichies de fleurs-de-lys d'étain doré. Il y avait des barreaux de fer à toutes les fenêtres avec un treillage de fil d'archal, pour empêcher les pigeons de venir faire leurs ordures dans les chambres. Les vitres, peintes de différentes couleur et chargées d'armoiries, de devises,  d'images de saints, ressemblaient assez aux vitraux de nos anciennes églises. Les sièges étaient des escabelles, des formes et des bancs: le roi avait des chaises à bras, garnies de cuir rouge avec des franges de soie. Quatre paires de chenets en fer ouvré, fabriqués, en 1367, suivant la dernière mode, ornaient des cheminées d'une grandeur vraiment extraordinaire: la paire la plus légère pesait quarante-deux livres, et la plus lourde cent quatre-vingt-dix-huit livres. Les lits étaient nommés couches, quand ils avaient dix ou douze pieds de long sur autant de large, et couchettes, quand ils n'avaient que six pieds de long  et six de large: du reste, il était nécessaire que les lits fussent aussi grands, car à cette époque il était d'usage en France de retenir à coucher avec soi ceux qu'on affectionnait.
Le dîner avait lieu, sous Charles V, à onze heures, le souper à sept, et toute la cour était ordinairement couchée à neuf heures en hiver et à dix en été. La reine, durant le repas, dit Christine de Pisan, par ancienne et raisonnable coutume, pour obvier à vagues paroles et pensées, avait un prud'homme au bout de la table, qui sans cesse disait gestes et mœurs d'aucun bon trépassé.
L'usage d'armorier les habits s'introduit sous ce règne: les femmes portaient sur leur robe, à droite l'écu de leur mari, et à gauche le leur: cette mode dura près de cent ans.
Charles V ne résidait pas seulement à l'hôtel de Saint-Paul: il logeait alternativement dans plusieurs autres palais, tels que le palais de la Cité, le Louvre, le château de Vincennes, et le château de Beauté où il mourut.
Lorsque l'empereur vint à Paris, en 1373, Charles V le reçut et le fêta au palais de la Cité, puis au Louvre: la reine lui donna à dîner à l'hôtel de Saint-Paul, et de là il se rendit au château de Vincennes, d'où il partit pour l'Allemagne.
Les successeurs de Charles V allèrent habiter l'hôtel des Tournelles, et abandonnèrent celui de Saint-Paul, dont une partie fut vendue par François 1er à Jacques de Genouillac, dit Galliot, grand-maître de l'artillerie. Le reste fut vendu, en 1551, à différens particuliers, qui commencèrent à bâtir et à percer les rues, que nous voyons aujourd'hui sur ce vaste emplacement. Quelques une de ces rues ont pris les noms que portaient les anciens établissemens de cet hôtel royal. La rue Beautreillis, celle de la Cerisaie occupaient la partie des jardins plantée de cerisiers et de treilles; la rue des lions désigne l'ancienne ménagerie; enfin, à la place de l'hôtel du Puteymuce, se trouve la rue que, par corruption, on a nommée rue du Petit-Musc.

Magasin universel, décembre 1834.

Sénégal:superstitions.

Sénégal: superstitions.


Les marabouts, par leur rapport avec le prophète, exercent un empire absolu sur les Africains, et il faut convenir que les moyens qu'ils mettent en usage sont bien propres à entretenir chez ces peuples barbares une sorte de vénération mêlée de terreur. On a vu à Gorée le père, la mère et les enfans, sur lesquels un sort avait été jeté, périr successivement sans qu'on pût découvrir les traces de ce crime. Initiés dans la connaissance des simples dont on extrait le poison le plus subtil, il leur est facile de porter la mort dans toutes les familles, et de justifier par l'événement leur puissance et leur crédit auprès du prophète qui frappe à la prière de son ministre.
"J'occupais à Saint-Louis, dit M. Baradère, ancien préfet apostolique au Sénégal, un logement dans la maison d'un Piémontais, possesseur de plusieurs esclaves et d'une nombreuse famille. La femme de cet Européen était plus mahométane que catholique; quant à lui, il n'avait aucune foi dans les mystères de Mahomet: néanmoins son intérêt exigeait qu'il eût des égards pour le marabout du quartier qui venait souvent le voir; et Boucalin (c'est le nom du propriétaire) se plaisait souvent à le mettre aux prises avec moi. C'était un homme d'esprit fort agréable; je parlerai plus tard de mes conversations avec lui. Un jour, je fus réveillé par les cris aigus que poussait une négresse employée dans l'intérieur de la maison, et que Boucalin assommait à coups de poings, parce qu'une de ses filles avait perdu six grains d'or de son collier; la malheureuse Iola était innocente, c'était une mulâtresse nommée Jeanne-Marie qui avait extrait du collier les grains égarés. Voulant faire un exemple du coupable, Boucalin fit appeler son voisin le marabout qui lui promet de découvrir le voleur. Il vint m'inviter à assister aux mystères de cette découverte; "quand j'aurai opéré, me dit-il malignement, tu me diras si tu peux en faire autant chez les blancs." Je n'eus garde de manquer à cette cérémonie qui fut fixée pour le lendemain.
A l'heure indiquée, le prêtre maure et deux de ses confrères étaient dans la cour de la maison, où se réunis en cercle, et assis par terre, tous les nègres de Boucalin au nombre d'environ quarante. Le marabout se mit à exhorter le voleur à se dénoncer lui-même. Voyant que son éloquence était perdue, il se recueillit un moment dans une case, d'où il sortit revêtu d'une tunique blanche et suivi de ses deux acolytes qui portaient sur leurs épaules une grande perche. Ce bois, béni par le pontife et promené sur tous les nègres assis par terre, avait la vertu de s'arrêter sur le coupable indépendamment de la volonté de ceux qui le portaient.
Le marabout arriva donc processionnellement au milieu de ces pauvres nègres: il ordonna de promener le bois sacré sur cette troupe effarée: après deux tours inutiles, on commençait à rire de ses singeries, lorsque ses acolytes, en pirouettant sur eux-mêmes, sont entraînés par le bois sacré et tombent sur la malheureuse Jeanne-Marie que les autres négresses faillirent écharper. Le triomphe du marabout fut complet. Les grains d'or furent rendus et Jeanne-Marie fut attachée à une échelle étendue par terre et reçut cinquante coups de fouet au lieu de cent d'abord ordonnés: il nous fut impossible d'obtenir de Boucalin une plus forte remise. La peine même n'était pas infamante; mais la moindre plainte eût déshonoré la coupable; elle reçut donc, sans pousser un cri, les cinquante coups; mais quand on l'eut détachée, on s'aperçut qu'elle avait la bouche ensanglantée et qu'une de ses dents était restée dans un des barreaux de l'échelle. On conçoit combien de petites victoires exercent d'influence sur une population brute et naturellement fanatique.
Quelques jours après, le marabout vint me voir et m'apporta un grigri qu'il tenait de son père et qui avait, disait-il, une très-grande vertu contre la fièvre; j'acceptai son grigri tout en lui disant que je comptais beaucoup plus sur une poudre rouge que je lui montrai que sur son grigri. Il fut tout étonné de voir que j'avais deviné juste sur l'affaire du vol, et n'osa beaucoup insister. A propos de son grigri, il m'assura qu'étant très-jeune, il avait suivi son père dans un pèlerinage qu'il allait faire fort loin en passant par Portandie. A trois ou quatre jours de marche de Portandie, ils arrivèrent sur le soir à un village bien pauvre, car le sol n'était que du sable, couvert par certains endroits par des bouquets d'herbe que les chèvres broutaient; or, ces chèvres étaient toute la ressource de cette peuplade. Avant d'entrer dans le village, ils aperçurent un grand feu vers lequel ils se dirigèrent; mais quel fut leur étonnement, lorsqu'ils aperçurent sur ce brasier, les membres d'un homme qu'on faisait rôtir. Ils apprirent que c'était un vieillard qu'on allait manger. Quand le repas fut prêt, on leur offrit une jambe; mais ils la refusèrent, ce qui étonna beaucoup ces sauvages qui leur assurèrent que c'était une viande comme une autre. Malgré ces témoignages d'hospitalité, nos deux pèlerins n'étaient pas parfaitement rassurés, surtout le fils que le caractère de marabout ne protégeait pas encore contre l'appétit de ces sauvages, et, dès qu'ils purent s'esquiver, ils renoncèrent à leur voyage, et revinrent à grandes journées dans leur pays. C'était, me dit-il, pour que je fusse à l'abri des maladies pendant la route, que mon père me donna ce grigri. Il me faisait donc un cadeau précieux, que je payai généreusement, et que je garde avec soin.
Dans les calamités publiques, les marabouts sont consultés et leurs avis toujours suivis. En 1820, la sécheresse fut extrême: à Dacar, la récolte de mil allait infailliblement manquer, lorsque le chef de l'état convoqua les marabouts qui décidèrent consciencieusement que les poules et les porcs étaient la cause de cette sécheresse; et, sur le champ, tous les porcs et toutes les volailles de la république furent mis à mort. On achetait à Gorée un porc pour deux sous. Ce massacre hâta, dit-on, les pluies: la récolte fut également mauvaise; mais sans cette mesure, elle eût entièrement manqué."
Si les marabouts sont sur la terre les représentants du prophète et méritent l'hommage des peuples et les produits de la terre qu'il ne remue jamais, les Griots sont, en Afrique, le rebut de la société: gens maudits, indignes de toutes fonctions, et destinés après leur mort aux peines de l'enfer. Ils sont parmi les Africains, ce qu'ont été parmi nous, les Bohémiens, les Juifs et les comédiens. Leur indignité ne leur attire pas cependant les rigueurs de l'intolérance, et leurs compatriotes, qui savent qu'ils ne doivent point jouir de la béatitude céleste après leur mort, trouvent bon qu'ils jouissent de tous les plaisirs qu'ils peuvent se procurer pendant la vie: il leur est permis de boire du vin, de changer de femme, de voler, pourvu qu'ils le fassent avec adresse, etc. A leur tour, ils se dévouent aux amusemens du public et des princes: ce sont eux qui organisent les fêtes, battent le tam-tam, chantent les louanges du prince et des grands, et exécutent toutes les farces qui leur tiennent lieu de concert de Rossini et des drames de Victor Hugo. Cette classe d'hommes vit d'aumônes qu'on ne leur refuse jamais. A leur mort commence pour eux la proscription: leurs cadavres sont jetés dans le creux d'un baobab où les vautours et les bêtes féroces se les disputent.

Magasin universel, novembre 1834.

lundi 29 décembre 2014

Les chasseurs de tête à Formose.

Les chasseurs de tête à Formose.


La récente convention franco-japonaise, réglant tant de points politiques en Extrême-Orient, a remis en lumière l'importance stratégique de l'île de Formose sur laquelle les renseignements ci-après peuvent sembler d'actualité.
Jusqu'au XIVe siècle, Formose n'était habitée que par une population de race malaise dont l'existence est mentionnée plusieurs fois par les historiens chinois de cette époque. Ceux-ci racontent comment les habitants de l'île traversèrent souvent, sur de grossiers radeaux, le dangereux détroit pour attaquer les riverains de la province de Fokien, afin de se procurer du butin, notamment des clous et des objets en fer. A cette époque, des pirates chinois et japonais, frappés de la situation avantageuse de Formose au point de vue stratégique, y établirent leurs repaires.
Lors de l'invasion tartare, de nombreux partisans de la dynastie des Mings suivirent cet exemple et, à partir du commencement du XVIIIe siècle, l'émigration des Célestes à Formose n'a guère été interrompue. Les aborigènes tentèrent de leur résister, mais furent peu à peu obligés de céder du terrain et se trouvent aujourd'hui refoulés dans la région montagneuse et inexplorée de l'est, qui couvre la moitié environ de la surface totale de l'île.
Ces autochtones forment un grand nombre de tribus que les japonais ont classés en sept groupe principaux: Atayal, Vonum, Tsou, Tsalisen, Païwan, Puyuma, Amis. Quatre de ces groupes, les Amis, les Puyuma, les Tsou et les Païwan, sont inoffensifs et ne s'attaquent plus à la population jaune. Les Vonum et les Tsalisen, plus voisins des districts chinois, se bornent à se combattre entre eux; mais les Atayal, qui à eux seuls occupent la moitié de toute la région aborigène, ne cessent de se livrer à des incursions contre les habitants des environs, et constituent un péril constant pour les nombreux ouvriers qui récoltent et distillent le camphre dans les forêts voisines de la frontière.
Les Atayal s'étendent sur deux versants de la chaîne médiane, depuis la province de Giran au nord jusqu'au centre de l'île, à hauteur du 24 e degré de latitude qui marque la séparation entre eux et le groupe des Vonum. Ils vivent dans des villages formés de quelques huttes, construites en bambou; le sol est creusé sous ces abris jusqu'à une profondeur de 2 m. environ. leurs dépôts de vivres, au contraire sont bâtis sur pilotis afin de préserver les récoltes contre les rats et autres rongeurs très nombreux dans ces parages. Dans les agglomérations les plus importantes une case spéciale est réservée pour les conseils de la tribu. C'est là que les guerriers se réunissent avant d'entreprendre leurs expéditions de chasse et de guerre. A ces expéditions se limite l'activité des Atayal, qui méprisent le travail manuel et laissent aux femmes le soin de cultiver le millet et les patates pour leur nourriture, ainsi que la ramie qu'ils emploient pour tisser des espèces de tuniques sans manches. Ce vêtement constitue tout l'habillement des individus des deux sexes. Les hommes se couvrent, en outre, la tête de casquettes en peau de cerf ou en fibres tissées de formes variables.
Comme tous les montagnards, les Atayal sont de haute stature et bien constitués; les hommes s'arrachent deux des incisives supérieures et pratiquent trois tatouages horizontaux sur le front, quelquefois un autre sur le menton. Les femmes y ajoutent deux bandes, allant des oreilles au coin de la bouche, en arc de cercle d'une largeur de 3 cm. environ et composées de lignes minces se coupant diagonalement.
La religion de ces peuplades, des plus élémentaires, comporte uniquement le culte des ancêtres auxquels on offre à chaque pleine lune des gâteaux de millet; tous les villages possède également une sorcière chargée d'exorciser les malades et d'écarter par des prières et des sortilèges la présence des esprits nuisibles.


Le trait caractéristique des mœurs des Atayal est la chasse des têtes, à laquelle tous les hommes se livrent activement. Dès qu'un ennemi est tombé au combat, on le décapite; le crâne est bouilli longuement pour faire disparaître les parties charnues, puis, après avoir été blanchi au soleil, il vient prendre place sur une espèce d'étagère qui orne l'entrée de chaque village. Le chef de la tribu est choisi parmi les guerriers qui contribuent pour la plus large part  à enrichir cette macabre collection. Aucun jeune homme ne peut prétendre contracter mariage ou prendre place au conseil sans compter au moins un de ces trophées à son actif. Si deux Atayal se prennent de querelle et ne parviennent pas à régler leur différend, ils quittent simultanément le village et le premier qui revient chargé d'une dépouille sanglante obtient gain de cause.
Lorsque les Japonais prirent possession de Formose en 1895 à la suite de la guerre contre la Chine, ils consacrèrent de louables efforts à se concilier les aborigènes et à obtenir d'eux qu'ils se tinssent tranquille dans leurs montagnes sans molester leurs voisins chinois. Les groupes méridionaux sont restés fidèles aux engagements qu'ils ont pris avec les nouveaux maîtres de l'île, mais les Atayal se sont montrés incapables de renoncer à leurs féroces habitudes. Aussi les Japonais ont-ils pris le parti de les détruire. Ils envoyèrent d'abord contre eux de nombreuses expéditions militaires; elles ont toujours échoué. Les sauvages ne leur opposaient au commencement de leur marche qu'une faible résistance, les attirant ainsi au cœur de leur pays, puis, lorsque l'ennemi se trouvait sur un terrain particulièrement difficile, ils lui tendaient des embuscades et décimaient les colonnes. Bien peu de soldats nippons ont pu regagner leur point de départ, et, à plusieurs reprises, des bataillons entiers ont été anéantis jusqu'au dernier homme.
Ces désastres ont amené les Japonais à modifier leur tactique et à se maintenir sur la défensive. Ils ont, à cet effet, établi, autour du pays atayal, un cordon de blockaus défendus par une police militaire indigène encadrée de sous-officiers et d'officiers japonais.
Ces blockaus, solidement construits en pierre, occupent des points qui commandent le terrain à des distances variables mais ne dépassant pas 1 km., de manière à pouvoir en cas d'attaque s'appuyer mutuellement.
Ce cordon a permis d'enrayer fort efficacement les incursions des Atayal et le nombre des assassinats commis par les sauvages diminue tous les ans. En 1905, il atteignait encore le chiffre de 493.
Le gouvernement projette de reculer progressivement la ligne de surveillance vers l'intérieur du pays atayal, de limiter ainsi chaque année davantage la région qu'ils habitent, ce qui amènera un jour leur complète destruction. Ces opérations nécessitent l'emploi d'un corps mobile de police qui vient s'ajouter aux garnisons permanentes de la partie du cordon qui est poussée en avant; à ces occasions l'armée prête à la police des canons de montagne et des mitrailleuses.
Les progrès accomplis ont été fort lents jusqu'à ce jour; mais on prévoit qu'à l'avenir les Japonais se verront obligés de les pousser plus activement, car les forêts de camphriers situées dans le pays soumis s'épuisent très vite, et, comme cette industrie fournis les revenus les plus importants du budget colonial, il faudra aller chercher les arbres dans la région dangereuse des forêts inexploitées.
La lutte contre les aborigènes sera donc désormais plus vive encore que par le passé et la destruction de ces sauvages, si intéressants du point de vue ethnographique, peut être désormais prévue dans un avenir rapproché.

                                                                                                          Réginald Kann.

La Nature, deuxième semestre 1907.

dimanche 28 décembre 2014

Médecine automatique.

Médecine automatique.

Nous possédions déjà des appareils automatiques qui distribuent des tablettes de chocolat, des biscuits, des bonbons et même parfument votre mouchoir, au moment où vous allez monter en métro, ce qui est peut être agréable pour vos futurs compagnons de route, mais pas très poli. On a trouvé mieux.
A Amsterdam, on a installé le médecin automatique, dont le mécanisme est très simple, jugez-en:
Vous êtes en présence d'un homme, en fonte bien entendu, et, au niveau des principaux organes: cœur, estomac, poumons, foie, reins, il y a une fente destinée à recevoir une pièce de 50 centimes. ce n'est pas cher et il faut être bien pauvre ou bien peu curieux, pour se refuser le plaisir de consulter un praticien, de la discrétion duquel on peut être sûr, car ce n'est pas le secret professionnel, seul, qui lui lie la langue.
Vous glissez votre pièce dans la fente voisine de l'organe, dont vous croyez avoir à vous plaindre: vous tirez la poignée et vous recevez un ticket portant l'ordonnance toute imprimée, avec l'adresse du pharmacien qui la délivre.
Il n'est pas probable que celle-ci ne coûte que 50 centimes.
Franchement, cela vaut le voyage!

Les annales de la santé, 15 mars 1912.

Que deviennent les vieilles affiches?

Que deviennent les vieilles affiches?

Sait-on ce que deviennent les vieilles affiches multicolores après avoir embelli ou enlaidi les murs de Paris?
N'allez pas les croire sans usage. On en tire au contraire d'assez beaux profits. 
D'abord, et pour la plus grande partie, elles servent à fabriquer les poupées en carton-pâte que les bazars vendent 10 centimes et qui s'achètent par milliers. On en fait aussi des bourres de fusil, mais surtout des boutons de bottine.
Parisienne élégante et coquette qui chaussez vos petits pieds de mignonnes chaussures faisant rêver le passant lorsqu'il en aperçoit le bout, vous doutez-vous que les boutons de vos jolies bottines ne sont que des morceaux de vieilles affiches?
On transforme celles-ci en feuilles de carton de l'épaisseur d'un bouton. Ces feuilles sont coupées en bandes, puis présentées à une machine qui découpe le bouton et fuse la tige formant la queue. Les boutons sont ensuite durcis dans des étuves chauffées à 150 degrés, puis vernis et séchés.
Une machine produit par jour 75.000 boutons dont le prix de vente est de 1,50 fr la masse, c'est à dire douze grosses de douze douzaines, chacune, donc 1.728 boutons pour trente sous. Une seule usine fabrique cinq millions de boutons par jour!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 23 août 1903.

Paris en fleurs,

Paris en fleurs.

Paris est une grande coquette. Non content de se parer, en ses jardins, ses squares, il emprunte à la province et à l'étranger pour trente millions de fleurs par an.
On peut dire qu'il a "piqué" une fleuriste dans les boutiques commerçantes de chacune de ses rues, comme une maîtresse de maison éparpille ses fleurs, à travers toutes les pièces du logis qu'elle veut rendre accueillant. Il n'y a guère, il est vrai, que six cents magasins vendant des fleurs, à travers la ville. Mais les petites gens qui vivent de la rose, de la violette, du mimosa n'établissent-ils pas à tous les carrefours leur minuscule échoppe fleurie.

D'où viennent les fleurs.

Il y a trente ans, à peine, quarante maisons ne vendaient aux Parisiennes que pour un million de plantes vertes et de fleurs coupées. Ce joli commerce a fleuri et fructifié de façon à embellir les logis les plus pauvres. Jenny l'ouvrière ne se contente plus d'un petit pot de réséda. Il lui faut planter, sur son balcon, au moins un caoutchouc.
Les plantes vertes, aujourd'hui si prisées viennent de Belgique et du littoral méditerranéen. Le nord et le midi nous adressent en proportions à peu près égales, pour quatre millions de plantes et d'arbustes propres à décorer nos appartements. Et n'entre pas en ligne de compte la moisson de nos établissements horticoles voisins de Roubaix!
Un économiste, M. Ed. Payen, nous explique que les clients parisiens payent seize millions les plantes vertes vendues quatre millions aux fleuristes par les horticulteurs. Le surplus demeure entre les mains des commissionnaires et des fleuristes en boutique.
Aussi la plante verte trouve-t-elle moins d'acquéreurs que la fleur coupée, la fleur qui vaut un louis ou deux sous selon son origine.

Un parterre autour de Paris.

La fleur coupée arrive au fleuriste, soit par le producteur si ce dernier est un horticulteur des environs de Paris, soit par un commissionnaire si elle est originaire du midi (On sait que la banlieue parisienne devient chaque printemps, un parterre géant. Telles localités sont vouées à la rose , exemples: Sceaux, Fontenay, etc. , Verrières et Chevreuse se consacrent à l’œillet, Bourg-la-Reine produit la violette de Parme. Et l'on cite une petite commune voisine de Saint-Germain-en-Laye qui vend à Paris, avril venu, pour trois à quatre cent mille francs de clochette de lilas!)
Qu'elle vienne du midi ou de la région parisienne, le fleur coupée est d'abord offerte aux grands fleuristes qui prélèvent les pièces de choix. Les corolles communes vont aux Halles, empilées par botte dans les voitures des maraîchers ou délicatement couchées dans plus de neuf cent mille berceaux d'osier venus la nuit par le chemin de fer

Les fleurs riches.

Certaines espèces de roses, que l'on fait éclore en serres chauffées arrivent à Paris dès le 1er janvier. Ce sont les Ulrich-Brünner, les Paul-Neyron, les France, etc. Ces jolies filles du midi sont livrées aux grands fleuristes, à raison d'un louis la douzaine. On devine qu'elles quadruplent de valeur avant de figurer sur les grandes tables parisiennes. Parmi les fleurs de luxe qui nous viennent quand la Seine charrie des glaçons, il faut citer encore les lilas "forcés" de la banlieue, les roses de la Brie et les produits coûteux des serres anglaises: lys, muguet, orchidées et gardénias.
Les trente millions que Paris dépense annuellement pour fleurir sa boutonnière font vivre des milliers de femmes et d'enfants, mais ils sont surtout profitables aux fleuristes en boutique. Les unes, commerçantes élégantes et véritables artistes, savent encore ajouter à la grâce de leur précieuse marchandise. C'est dans le huitième arrondissement, près de la Madeleine que les fleuristes "chics" troussent le mieux un bouquet. Vers le 1er janvier, ces prêtresses du lilas blanc s'évanouissent de lassitude sur leur moisson fleurie.
Les autres, fleuristes de quartiers plus modestes, moins mondains, réalisent leurs plus importants bénéfices au printemps et en été. Saint-Jean, Saint-Louis, Sainte-Marie répandent le soir, à travers Paris, des promeneurs chargés de palmiers en pot, de rosiers maigrement fleuris et de grands cornets de papier blanc bourrés de pétales. C'est à cette catégorie de commerçants qu'appartiennent les marchands de la Cité et les concessionnaires du gracieux marché de la Madeleine, marché si apprécié des Parisiens que des fleuristes ont du attendre cinq ans pour obtenir une place.
Grands ou petits, tous ceux qui font commerce des fleurs présentent leur marchandise avec une coquetterie bien naturelle en l'espèce. Et le bouquet de violettes à deux sous est déjà un petit chef d'oeuvre de l'élégance parisienne.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 23 août 1903.

De l'art de faire le vin.

De l'art de faire le vin
chez les anciens.


Les historiens et les poètes de l'antiquité parlent du vin, et cette liqueur paraît être presque anciennement connue que les autres productions végétales; mais on ne peut pas assigner l'époque précise où les hommes commencèrent à en faire avec le fruit de la vigne.
Les ouvrages des écrivains les plus anciens prouvent non seulement que le vin était connu de leurs temps, mais encore qu'on avait déjà des idées saines sur ses diverses qualités, sur ses vertus et sur ses préparations. Les poètes de l'antiquité font l'éloge de cette liqueur, et la regardent comme un présent des dieux: Homère, qui vécut 884 ans avant l'ère chrétienne, l'a qualifié de divin breuvage; il parle des différentes espèces de vins et de leurs qualités, comme en ayant souvent éprouvé les heureux effets. 
Les législateurs et les philosophes eux-même font son éloge. Le patriarche Melchisédech offrait à Dieu du pain et du vin en sacrifice. Platon, tout en blâmant l'usage immodéré que l'on en faisait de son temps (450 ans avant Jésus-Christ), le regarde comme le plus beau présent que Dieu ait fait aux hommes. Caton, né 332 ans avant Jésus-Christ; Marcus-Varron, né 16 ans plus tard; Dioscoride, Pline, Athénée, qui vécurent dans le commencement de notre ère, et beaucoup d'autres, ont écrit sur la vigne et sur les procédés employés de leur temps pour la préparation des différens vins.
Il paraît que les Egyptiens donnèrent les premières notions sur la culture de la vigne et la préparation du vin aux peuples de la Grèce, qui portèrent cet art à un très haut degré de perfection. Les Italiens l'apprirent des grecs, et leur sol étant très favorable à la vigne, cet arbuste devint en peu de temps un objet important de la culture de toute l'Italie.
Les anciens préparaient leurs vins de différentes manières: les uns étaient légers et délicats; d'autres étaient plus ou moins colorés, corsés et spiritueux. Ils faisaient sécher en partie les raisins au soleil pour obtenir des vins liquoreux. Les vins faibles étaient conservés dans des celliers frais, tandis que les vins forts étaient dans des endroits chauds, et même dans des étuves, afin d'accélérer leur maturité et de les rendre plus spiritueux; ces étuves se nommaient fumaria. Celles des Romains étaient d'une construction fort simple; mais celles des Grecs étaient disposées pour recevoir de grandes quantité de vins précieux que l'on préparait avec soin, et dont on avançait la maturité à l'aide d'une température maintenue toujours au même degré. Ignorant l'art d'extraire l'alcool du vin par la distillation, ils ne pouvaient pas employer cette liqueur pour augmenter la force de leurs vins: mais ils y ajoutaient, pour remplir ce but, beaucoup d'autres substances. On répandait sur le moût de la poix ou de la résine en poudre pendant la fermentation, et quand elle était terminée, on y faisait infuser des fleurs de vignes, des feuilles de pin ou de cyprès, des baies de myrte broyées, des copeaux de bois de cèdre, des amandes amères, du miel et beaucoup d'autres ingrédiens; mais le procédé le plus ordinaire paraît avoir été de mêler ces substances dans une partie de moût, de faire bouillir le tout jusqu'à épaisse consistance, et de le verser ensuite à diverses proportions sur les vins. Pour empêcher la dégénération de cette liqueur, on employait les coquilles pulvérisées, le sel grillé, les cendres de sarment, les noix de galle ou les cônes de cèdre rôtis, les glands et les noyaux d'olives brûlés, et diverses autres substances. Quelquefois, on plongeait dans la liqueur des torches allumées ou des fers rougis. Il est incertain que les anciens aient connus le soufrage. Cependant Pline, qui vécut dans le premier siècle de notre ère, parle du soufre comme étant employé pour clarifier les vins; mais il ne dit pas si on l'employait en solide ou en vapeur. L'emploi des blancs d’œufs paraît avoir fréquemment eu lieu pour cette opération.
Galien, né à Pergame, en Mysie, vers l'an 131 de l'ère chrétienne, parle des vins d'Asie, qui, mis dans de grandes bouteilles que l'on suspendait dans les cheminées, acquéraient par évaporation la dureté du sel. Aristote, né 384 ans avant Jésus-Christ, dit que les vins d'Arcadie se desséchaient dans les outres, dont on les tirait par morceaux; qu'il fallait les délayer avec de l'eau chaude, et les passer ensuite dans un linge pour en séparer les impuretés. Cette filtration était susceptible d'altérer leur goût et leur saveur, les personnes soigneuses les laisser reposer, exposés à l'air pendant la nuit. Baccius dit que par ce dernier procédé, ils acquéraient la couleur, la transparence et la richesse de nos meilleurs vins de Malvoisie; ils pouvaient être limpides et d'un fort bon goût; mais la dessiccation du moût s'opposait à la formation de l'alcool, et la liqueur délayée, étant exposée à l'air, devait perdre le peu de spiritueux qu'elle devait contenir.
Comme les vins ainsi délayés étaient souvent bus chauds, l'eau chaude était un article indispensable dans les festins. Les Romains avaient des lieux publics nommés thermopolia, dans lesquels on en trouvait toujours, et où l'on allait boire les liqueurs préparées, chaudes ou froides, comme dans nos cafés. L'appareil dans lequel on faisait chauffer l'eau, tel que l'ont décrit Vitruve et Sénèque, qui vivaient dans les premiers temps de l'ère chrétienne, se composait de trois vases placés au-dessus les uns des autres, et communiquant entre eux par des tuyaux: celui du bas fournissait l'eau bouillante; celui du milieu de l'eau tiède, et celui du haut de l'eau froide; ils se remplissaient l'un par l'autre.
Les anciens avaient aussi l'habitude de rafraîchir leurs breuvages avec de la glace; ils conservaient la neige dans des glaciers. Quand Alexandre assiégea Petra, il fit creuser des trous profonds qui furent remplis de neige et recouverts avec des branches de chêne. Plutarque, vers l'an 66 de Jésus-Christ, indique le même procédé; seulement il propose la paille et de grosses toiles pour couvrir le trou. Les Romains adoptèrent cette méthode pour conserver la neige qu'ils faisaient venir des montagnes, et qui, du temps de Sénèque, donnait lieu à un commerce assez considérable. Galien et Pline décrivent le procédé qui est encore employé entre les tropiques pour rafraîchir l'eau en la faisant évaporer, pendant la nuit, dans des vases poreux.
Les plus grands vases employés dans les premiers temps pour contenir le vin, étaient des peaux d'animaux rendues imperméables avec de l'huile, de la graisse ou des gommes-résines. Quand Ulysse alla dans la caverne des Cyclopes, il avait une peau de chèvre pleine de vin que lui avait donné Maron, prêtre d'Apollon. Athénée nous apprend que dans la célèbre fête processionale de Ptolémée-Philadelphe, qui régnait 52 ans avant Jésus-Christ, un char de 35 coudées (environ cinquante-deux pieds) de longueur, sur 14 (21 pieds) de largeur, portait une outre faite avec des peaux de panthères, contenant 3.000 amphores ou 76.980 litres de vin. Ces vases, que l'on emploie encore aujourd'hui dans toute la Grèce, dans quelque parties de l'Italie, en Espagne, dans la Grucinie et dans plusieurs autres vignobles de la Russie méridionale, servaient pour transporter les vins, et pour conserver  ceux destinés à être bus promptement; mais dès le temps d'Homère, les meilleurs vins étaient mis dans des tonneaux, où ils restaient jusqu'à ce qu'ils eussent acquis leur maturité. On les mettait alors dans des vases de terre enduit intérieurement avec de la cire et extérieurement avec de la poix. On employait aussi pour l'enduit intérieur des compositions grasses, mêlées de substances aromatiques.
Les Grecs, quoique très policés, étaient généralement accusés d'aimer beaucoup le vin et d'en boire avec excès; ils permettaient à leurs femmes d'en faire usage en particulier, mais ils ne les admettaient jamais dans leurs festins. Les dames romaines, au contraire, étaient admises dans les repas les plus somptueux; mais le vin leur était interdit, quoique les hommes en fissent une ample consommation en leur présence.

Magasin universel, novembre 1834.

samedi 27 décembre 2014

Habitations turques.

Habitations turques.


Lorsque vous parcourez la Turquie, ne vous attendez pas à y jouir, comme en Occident, de l'aspect d'une belle façade; vous n'y verrez pas une seule maison, qui justifie au dehors l'idée que vous vous faite du luxe oriental. Jamais un homme opulent, qui vit sous la loi du prophète, fut-il élevé à la dignité de grand-visir, n'a décoré l'extérieur du palais qu'il habite, et jamais à Constantinople aucun architecte n'a songé à déployer les ressources de son art pour embellir l'extérieur de la demeure d'un simple particulier.
"Au nom de Dieu clément et miséricordieux, dit le Coran, que le serviteur fidèle ne recherche pas l'élévation, la grandeur, la beauté de l'édifice, ni les richesses de l'architecture, ni les ornemens de la peinture et de la sculpture. Les productions des beaux arts ne sont réservés qu'aux temples, aux mosquées, aux hôpitaux et aux monumens publics. Croyans, vous ne bâtirez vos habitations avec du ciment et de la pierre, que jusqu'au premier étage; que le dedans comme le dehors soit d'une extrême simplicité; qu'on n'y voie ni ciselure, ni dorure; qu'on n'y étale point d'ouvrage créé par le pinceau; que tout ornement en soit banni".
Le précepte peut être bon; mais Dieu sait, et les riches mahométans savent aussi, s'il n'a pas reçu d'infraction.
Voulez-vous avoir une idée complète de la maison d'un mahométan, figurez-vous à l'extérieur un pan de muraille absolument nu; çà et là, semées au hasard, quelques petites fenêtre grillées, comme on en voit, dans les pays catholiques, aux couvens des femmes; et puis au-dessus de la porte un shah-nishin lugubre, espèce de balcon entièrement recouvert d'un treillage en fer. Ne cherchez pas un signe distinctif qui puisse au besoin vous faire reconnaître la maison que vous examinez; vous ne verrez sur la porte ni armoiries, ni inscriptions, pas même de numéro; le rez-de-chaussée est bâti en pierre et en brique; mais par respect pour le Coran, le haut de la maison, depuis le premier étage, est en bois, ce qui explique les nombreux incendies dont les villes turques sont si souvent le théâtre. Le plus léger accident, un fourneau renversé, l'étincelle qui s'échappe d'une pipe, suffisent pour réduire tout un quartier de Constantinople en cendres. Quoi qu'il en soit, malgré le prophète et le Coran, l'intérieur de l'habitation d'une personne aisée ne répond pas à la simplicité de la façade, ni à la sombre structure de la porte d'entrée. L'homme riche, qui dans l'Occident ne craint point d'étaler son opulence, se cache au contraire en Turquie, quand il veut jouir de ses trésors; pour ne pas éveiller l’œil jaloux du despote qui gouverne, il se soustrait à ses yeux, et élève un mur impénétrable.
La cour intérieure est vaste, spacieuse et pavée en marbre très recherché. Si le temps est beau, on la couvre en entier de tapis précieux; tout autour règnent des terrasses, des parterres émaillés de fleurs, et de magnifiques galeries soutenues par d'élégantes colonelles. Chaque arceau, chaque travée est enrichie d'arabesques capricieux; au milieu de l'enceinte, s'élève, sur des piliers de marbre, la fontaine qui fournit de l'eau pour les ablutions; quelques arbres hauts et touffus l'ombragent de leurs larges feuilles. Plus que partout ailleurs, l'eau en Turquie est une des choses les plus indispensables aux habitans; car il faut de l'eau pour se laver avant et après la prière; il faut de l'eau pour se purifier des péchés que l'on vient de commettre; il faut enfin de l'eau pour boire, puisque la loi défend les liqueurs fermentées; aussi les gens riches multiplient-ils les fontaines et les jets d'eau; ils ne croiraient pas avoir embelli leur maison de campagne, si, à côté de chaque kiosque, ils n'élevaient une fontaine; l'enfant de Mahomet, quel qu'il soit, a droit de s'y laver; refuser de l'eau à un croyant, ce serait encourir toute la sévérité des lois.
Le rez-de-chaussée n'est ordinairement occupé que par les esclaves, les domestiques et les officiers de la maison. Un grand escalier de bois conduit au divan-khane; vous voici dans un long corridor qui mène aux appartements des hommes, et qui se prolonge sur trois côtés de la cour. A chaque angle s'élèvent des kiosques richement décorés, couverts d'arabesques, de guirlandes, de fruits, de fleurs, de paysages. C'est dans ces élégans pavillons qu'attendent, la pipe à la bouche, les officiers de service ou les personnes qui demandent audience; le corps de bâtiment est divisé en deux parties: l'une sert au maître, à ses enfans, aux domestiques, aux étrangers qui viennent le voir; c'est le salem-lit; l'autre destinée aux femmes, et accessible à lui seul, prison consacrée par la religion à l'esclavage de ses compagnes, c'est le harem: dans le salem-lit, les appartemens sont spacieux, mais peu élevés; vous n'y trouverez d'autres meubles que des sofas et des tapis. Les murailles n'y sont peintes que d'une seule couleur; sur le haut de la porte est gravé en lettres d'or un passage du Coran, et tout autour les noms sacrés de Dieu et du prophète.
De belles tapisseries, des tableaux précieux, des gravures rares, n'ornent jamais la maison d'un osmanli; dans les appartemens, vous n'apercevrez pas une seule chaise, et les glaces y sont très peu prodiguées; mais aussi partout vous y trouverez le long et monotone divan qui sert à des usages si divers: le divan vous prête un appui pendant le repas, il soutient votre tête pesante et paresseuse, lorsque, couché sur le tapis, vous vous laissez aller à un doux repos, et la nuit c'est encore le divan qui vous sert de lit; alors on l'entoure de franges, on le pare des étoffes les plus précieuses, ou on le revêt des plus riches tapis. C'est dans la salle du divan qu'on déploie les rideaux les plus somptueux, que l'on décore les fenêtres avec le plus de soin, que l'on obtient l'obscurité la plus profonde ou le jour le plus éclatant; c'est là qu'en été on ménage les courants d'air les plus agréables, le frais le plus délicieux. "Les lambris, dit un voyageur, jouent aussi un grand rôle dans la demeure des osmanlis; ils en ornent leurs plus beaux appartemens. J'ai vu des lambris qui avaient coûté des sommes considérables; ils étaient d'une richesse, d'une délicatesse que rien ne peut égaler. J'en ai vu un, entre autres, d'une exécution si parfaite qu'il représentait, en mosaïque, et avec tout le fini  du pinceau le plus exercé, des arabesques et des dessins d'un goût exquis. Je ne sais si nos artistes les plus habiles arriveront jamais à ce degré de perfection; je doute que jamais un Européen parvienne à combiner avec autant de bonheur, les diverses couleurs dont on peint en Turquie les corbeilles de fleurs et les bouquets.
Je ne parlerai pas des riches tapis dont on fait en orient un si grand usage; on les connait assez en Europe, et ce serait peine inutile que d'en donner une description. Les Turcs en général font très peu de cas de ceux que l'on fabrique à Smyrne, dans l'Asie-Mineure, à Salonique, quoiqu'ils soient très recherchés en Europe, et aux Etats-Unis. Ils préfèrent les tapis de Perse, de Syrie et d'Egypte, qu'ils trouvent d'une qualité supérieure et mieux travaillés.
Tels sont les principaux traits que peuvent donner une idée des maisons particulières, dans les contrées musulmanes, où tout le monde est obligé de bâtir de la même manière. Là le Grec, l'Arménien et le Juif sont soumis sous ce rapport à la loi du prophète; le chrétien bâtit sa maison selon la loi du Coran, car on ne lui fait pas grâce de l'amende s'il s'avisait de la transgresser. Le minav-aga, à qui est confié la surveillance des constructions à Constantinople, est un homme pieux et sévère qui n'entend point raillerie; aussi je ne conseillerai jamais à un Européen établi en Turquie de se mettre en opposition avec la loi bizarre de Mahomet, et surtout avec son fils bien aimé l'intendant des architectes de la capitale et de tout l'empire."

Magasin universel, novembre 1834.

jeudi 25 décembre 2014

L'insecte électeur.

L'insecte électeur.

Mon Dimanche vient d'expliquer à ses lecteurs comment on élit un pape. Voici aujourd'hui un autre mode d'élection beaucoup moins solennel, mais certainement beaucoup plus étrange et surtout beaucoup plus expéditif.
Les magistrats municipaux allemands avaient jadis un fort singulier moyen pour choisir leurs consuls, c'est à dire leurs maires.
Les échevins de certaines villes, surtout de Westphalie, se plaçaient autour d'une table ronde, de façon que l'extrémité de la barbe de chacun d'eux vint toucher le plateau de la table.
En plein milieu du dit plateau, on plaçait avec infiniment de précaution un petit insecte, un pou (puisqu'il faut l'appeler par son nom).
L'insecte errait quelques instants de droite et de gauche, puis il allait bientôt se réfugier dans une des barbes présentes.


L'heureux propriétaire de cette barbe favorisée était aussitôt nommé consul.
Pourtant il ne faut pas croire que la fraude électorale était complètement bannie de ce mode de votation primitif, car certains candidats ne craignaient pas de se parfumer outrageusement la barbe afin d'y attirer l'insecte électeur.
O corruption électorale, tu ne consistais pas alors en pots-de-vin, mais bien en pots... de pommade!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 23 août 1903.

Une petite vengeance de Léon XIII.

Une petite vengeance de Léon XIII.

Feu Léon XIII était, on s'en doute aisément, journellement sollicité par des quantités innombrables d'artistes peintres, sculpteurs ou photographes, qui briguaient l'honneur insigne de fixer ses traits ou par le pinceau ou par le burin.
Léon XIII, d'ailleurs, était facilement accessible. Au début de cette année, un peintre italien se mit en ligne, lui aussi, et demanda au pape l'autorisation de faire son portrait.
Le Saint-Père, résigné, la lui accorda, comme aux autres.
Lorsque l'artiste eut achevé son ouvrage, il pria le Souverain Pontife de vouloir bien mettre au bas de l'image une citation de l’Évangile avec sa signature.
L'oeuvre était médiocre, la figure point ressemblante et nullement flattée.
Embarrassé par la prière, le pape réfléchissait, et finement railleur, accommodant à la circonstance le verset 29 du chapitre 14 de l’Évangile selon saint Matthieu, qui rapporte les paroles de Jésus apparaissant à l'improviste à ses apôtres pendant un grand orage sur le lac de Galilée, le pape écrivit au bas du tableau:

"Vatican, 24-4-03, 5 h. du soir."
" Ne vous étonnez pas: c'est moi."
Et il signa:
                                Léon XIII.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 23 août 1903.


Ceux dont on parle.

Mounet-Sully.


Quand il était au conservatoire, dans la classe de Bressant, ses camarades l'appelaient Monsieur midi à quatorze heures heures; il réussit mal au théâtre, tâcha de s'illustrer pendant la guerre de 1870 comme officier de mobiles et asservit finalement son esprit à la gymnastique des chiffres: en 1870, Mounet-Sully était employé aux finances, dans un chef-lieu de canton de la Dordogne. C'est là que la Renommée vint le chercher sous la forme de l'illustre Delaunay.
A vrai dire, c'est le jeune Sully qui eut l'aplomb d'aller trouver Delauney de passage à Périgueux, et de lui demander, un peu hypocritement, des conseils pour dire une poésie de Coppée: "la Grève des Forgerons". Delaunay fut enthousiasmé de la beauté qu'un pareil talent pouvait donner à des vers médiocres. (On assure que quelques mois auparavant, Mounet-Sully avait fait pleurer tout un auditoire en récitant la table de multiplication.)
Delaunay lui promit qu'il reparaîtrait sur la scène et serait acclamé; il parla de lui, en effet, à M. Perrin, le Claretie de l'époque; Bressant le recommanda et le jeune surnuméraire put débuter dans le rôle d'Oreste, non-plus à l'Odéon, mais bien au Théâtre-Français, qu'il ne devait plus quitter depuis cette année 1872, si ce n'est pour soigner une affection de la vue dont il fut atteint en 1882.


Mounet-Sully a toujours été vivement attaqué par ses parents qui voulaient l'empêcher de faire du théâtre, par ses envieux qui lui trouvaient trop de talent, par ses adversaires qui lui préféraient Galipaux.
Il fouille les personnages qu'il incarne jusque dans les plis les plus secrets de son âme, afin de le faire vivre avec toute la vérité possible; c'est dans cet esprit qu'il a appris le grec, pour jouer le rôle d’Œdipe roi tel que l'avais compris Sophocle. Quelquefois, cette recherche attentive l'a conduit à une interprétation fort originale: sa création du Cid qui fut son second début à la Comédie-Française, a été très critiquée, parce qu'il avait fait de ce personnage un être fatal, semblable aux héros romantiques. A force de travail, Mounet-Sully est parvenu, dit-il, à éprouver sept ou huit fois dans sa vie le sentiment qu'il était dans son rôle.
Mounet-Sully fait des conférences à la fameuse salle des Capucins sur les poètes contemporains, et il a écrit cinq actes en prose: la Buveuse de larmes, dont il a publié des fragments.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 23 août 1903.

mercredi 24 décembre 2014

Les Fiancés qui oublient le jour de leur mariage.

Les Fiancés qui oublient le jour de leur mariage.


On oublie sa canne, son parapluie; on peut quelquefois oublier de payer son créancier ou de donner des étrennes à sa concierge. Certainement, chers lecteurs, vous connaissez quelques unes de ces distractions qui, dans la vie, au théâtre, dans les livres, provoquent une irrésistible hilarité. La démonstration du célèbre physicien B... voulant prouver à la cuisinière que la cuisson des œufs à la coque exige, pour être parfaite, exactement trois minutes et qui, au lieu de l’œuf, laisse tomber son chronomètre dans la casserole est légendaire. La fâcheuse erreur de M. V... qui, à la tribune d'une réunion publique, verse dans son haut de forme à huit reflets le contenu d'une carafe, croyant préparer un verre d'eau, n'est pas moins connue. Mais que sont ces courtes aberrations mentales auprès de celle d'un fiancé qui oublie le jour où il doit se marier? Le fait paraît impossible. Cependant en voici quelques exemples d'une indiscutable authenticité.

Singulier incident d'audience.

M. L. R..., avocat bien connu, avait obtenu la main d'une charmante jeune fille après une cour longue et assidue. Cependant le jour fixé pour son mariage et à l'heure où sa fiancée l'attendait à la mairie, l'éloquent défenseur de la veuve et de l'orphelin, plaidait véhémentement devant le tribunal. La préoccupation du devoir professionnel avait totalement effacé dans son esprit l'espoir du bonheur conjugal. Hâtons-nous d'ajouter que M. L. R... n'avait plus vingt ans.
Il fallut que son secrétaire vint le chercher.
Sans s'émouvoir, l'avocat, interrompant sa plaidoirie, déclara:
- Messieurs, on vient me rappeler que je dois me marier aujourd'hui, et que la future Mme L. R... s'impatiente. Je sollicite la remise à huitaine.
Les juges sont galants. La demande fut acceptée.

On n'est pas plus distrait.

Et ce jeune cultivateur des environs d'Alençon qui devait épouser la fille de l'adjoint d'une localité voisine?
Le jour du mariage, notre homme, qui probablement avait la veille trop copieusement enterré sa vie de garçon, se lève et se livre à ses occupations habituelles, sans penser le moins du monde qu'à quelques kilomètres de là, sa future, entourée des gens de la noce, attendait, souriante.
L'heure du départ pour la mairie avait sonné: pas de marié. On s'étonne, on s'inquiète, les mauvais plaisants murmurent les propositions les plus saugrenues; enfin, le garçon d'honneur enfourche sa bicyclette et trouve le fermier fumant dans son jardin, en admiration devant ses poiriers.
- Et la noce? crie l'arrivant
- Ah! sapristi, j'oubliais... je n'avais pas fait de nœud à mon mouchoir!

Entre la coupe et les lèvres.

Plus amusant encore, le cas du physicien Messier, membre de l'Académie des sciences, à la fin du XVIIIe siècle.
Ce savant avait été chargé par la docte compagnie de rédiger un mémoire sur les expériences faites aux Tuileries le 30 novembre 1783, par les aéronautes Charle et Robert, qui, au milieu de l'enthousiasme général, partaient dans le premier ballon gonflé d'hydrogène.
Messier n'ignorait pas le retentissement qu'emprunterait son écrit à la gloire des hardis novateurs. Aussi, plongé dans son travail, absorbé par la préoccupation d'exprimer en termes choisis, en phrases bien équilibrées, la théorie scientifique qui venait compléter l'invention des frères Montgolfier, l'académicien fut-il désagréablement surpris d'entendre frapper à sa porte, rigoureusement consignée depuis la veille.
Il faut dire que Messier, précisément ce jour-là, devait convoler en justes noces avec la fille d'un de ses collègues de l'Académie, une aimable et jeune veuve dont il avait à grand'peine fixé la coquetterie.
- Messier, holà! Messier... criait-on.
C'était le beau-père qui ne comprenant rien à l'absence du futur, venait le chercher en compagnie d'amis communs.
- Je n'y suis pour personne, répliqua le savant qui à ce moment n'avait en tête que gonflement de ballons, par l'air chaud, comme Montgolfier; par l'hydrogène comme Charle.
- Dépêchez-vous, nous partons à l'église... Nous avons besoin de vous, que diable!
Messier, supposant qu'il s'agissait d'une cérémonie quelconque, répliqua brusquement:
- Impossible aujourd'hui, je n'ai pas le temps, adressez-vous à un autre.
Lorsqu'il eut conscience de la terrible gaffe qu'il venait de commettre, le savant courut implorer le pardon de sa fiancée; mais celle-ci fut inflexible.
- Inutile d'insister, monsieur, finit-elle par déclarer; vous m'avez fait dire par mon père de choisir un autre époux: c'est chose faite.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 23 août 1903.

Histoire d'une jeune fille sauvage.

Histoire d'une jeune fille sauvage
trouvée dans les bois de la Champagne en 1731.



Au mois de septembre 1731, une jeune fille de neuf ou dix ans, pressée par la soif, entra sur la brune dans le village de Songy, situé à quatre ou cinq lieues de Châlons en Champagne. Elle avait les pieds nus, le corps couvert de haillons et de peaux, les cheveux sous une calotte de calebasse, les mains et le visage en apparence noirs comme ceux d'une négresse. Elle était armée d'un bâton court et gros par le bout, en forme de massue. les premiers paysans qui l'aperçurent s'enfuirent en criant: "Voilà le diable!" Ce fut à qui fermerait plus vite sa porte et ses fenêtres. Mais quelqu'un, croyant apparemment que le diable avait peur des chiens, lâcha sur elle un dogue armé d'un collier à pointes de fer. La petite fille attendit de pied ferme, en la posture de ceux qui, pour donner plus d'étendue aux coups de leur cognée, la lèvent de côté. Dès que le chien fut à sa portée, elle lui déchargea un si terrible coup sur la tête qu'elle l'étendit mort à ses pieds. Toute joyeuse de sa victoire, elle se mit à sauter plusieurs fois au-dessus du corps du chien. De là, elle essaya d'ouvrir une porte, et, n'ayant pu y réussir, elle regagna la campagne du côté de la rivière, et monta sur un arbre où elle s'endormit.
Un gentilhomme, le vicomte d'Epinoy, qui était en ce moment dans son château de Songy, ayant appris ce que l'on disait de cette petite sauvage entrée sur ses terres, donna des ordres, pour la faire arrêter, à un berger qui l'avait aperçu dans les vignes. Un paysan imagina qu'elle pouvait avoir soif, et conseilla de faire porter un seau plein d'eau au pied de l'arbre où elle était, pour l'engager à descendre. Après que l'on se fut retiré, en veillant néanmoins sur elle, et qu'elle eut bien regardé de tous côtés, elle descendit et vint boire au seau, en y plongeant le menton; mais quelque bruit lui ayant donné de la défiance, elle fut plus tôt remontée en haut de l'arbre qu'on ne pût arriver à elle pour la saisir. Ce premier stratagème n'ayant pas réussi, la personne qui en avait donné le premier conseil dit qu'il fallait poster aux environs une femme et quelques enfants, parce qu'ordinairement les sauvages ne les fuyaient pas comme les hommes, et surtout qu'il fallait lui montrer un air et un visage riant. On le fit: une femme portant un enfant dans ses bras vint se promener aux environs de l'arbre, ayant ses mains pleines de différentes racines et de deux poissons, les montrant à la sauvage, qui, tentée de les avoir, descendait quelques branches, puis remontait. La femme, continuant toujours ses invitations avec un air gai et affable, lui faisant tous les signes possibles d'amitié, tels que se frapper la poitrine comme pour l'assurer qu'elle l'aimait bien et qu'elle ne lui ferait pas de mal, donna enfin à la sauvage la confiance de descendre pour avoir les poissons et les racines qui lui étaient présentés de si bonne grâce; mais la femme s'éloignant insensiblement, donna le temps à ceux qui étaient cachés de se saisir de la jeune fille et de l'amener au château de Songy. On l'y fit entrer d'abord dans la cuisine, en attendant qu'on eut averti M. d'Epinoy. Les premières choses qui parurent y fixer les regards et l'attention de la petite fille, furent quelques volailles qu'accomodait un cuisinier; elle se jeta dessus avec tant d'agilité et d'avidité, que cet homme lui vit plus tôt la pièce entre les dents qu'il ne lui avait vu prendre. M. d'Epinoy étant survenu, et voyant ce qu'elle mangeait, lui fit donner un lapin qu'elle écorcha et mangea tout de suite. Ceux qui l'examinèrent alors jugèrent qu'elle pouvait avoir neuf ans. Elle paraissait noire; mais on s'aperçut bientôt, après l'avoir lavée plusieurs fois, qu'elle était seulement basanée et naturellement blanche. Mais on remarqua qu'elle avait les doigts des mains, surtout les pouces, extrêmement gros par rapport au reste de la main qui était assez bien faite. Elle a expliqué depuis que cette grosseur et cette force de ses pouces lui étaient bien nécessaires pendant sa vie errante au milieu des bois, parce que, lorsqu'elle était sur un arbre et qu'elle en voulait changer sans descendre, pour peu que les branches de l'arbre voisin approchassent du sien, elle appuyait ses deux pouces sur une branche de celui où elle était, et s'élançait sur l'autre comme un écureuil. De là on peut juger, quelle force et quelle roideur devaient avoir ses pouces pour soutenir ainsi son corps tandis qu'elle s'élançait.
M. d'Epinoy la laissa sous la garde du berger, dont la maison tenait au château. Cet homme la mena donc chez lui pour commencer à l'apprivoiser; et l'on eut tant de peine à la considérer comme une créature humaine, que l'on prit l'habitude de la nommer, dans le village, la Bête du berger. On était obligé de la tenir enfermée; mais elle trouvait le moyen de faire des trous aux murailles et aux toits, sur lesquels elle courait aussi hardiment que sur terre, ne se laissant reprendre qu'à grand peine, et passant avec tant de subtilité par des ouvertures si petites que la chose paraissait encore impossible après l'avoir vue.. Une fois, entre autres, elle s'échappa de la maison par un temps affreux de neige et de verglas; elle gagna la campagne et alla se réfugier sur un arbre. La crainte des reproches de M. d'Epinoy mit tout le monde en mouvement, et on la découvrit enfin sur l'arbre où elle était perchée.
Plusieurs mois après son arrivée à Songy, elle ne pouvait encore articuler que quelques mots français. Elle se servait de paroles qui semblaient appartenir à sa langue naturelle. Ainsi elle appelait un filet debity; pour dire: Bonjour, fille, elle disait: Yas, yas, fioul; et elle expliqua comment lorsqu'on l'appelait, on devait dire: Riam, riam, fioul. Toutefois, à part ces quelques mots, elle cherchait à se faire comprendre ordinairement par des cris de gorge qui avait quelque chose d'effrayant, surtout lorsqu'ils exprimaient la peur ou la colère. Les plus terribles étaient lorsque quelqu'un qu'elle ne connaissait pas s'approchait d'elle et voulait la toucher.
Lorsque M. d'Epinoy était à Songy et qu'il recevait quelque compagnie, il se plaisait à y faire amener cet enfant, qui commençait à s'apprivoiser, et dans laquelle on découvrait une humeur fort gaie et une disposition de jour en jour plus marquée à perdre ses habitudes de sauvagerie et de férocité. Ce ne fut qu'avec d'extrêmes difficultés cependant, que l'on parvint à la désaccoutumer des nourritures crues. Les premiers essais qu'elle fit pour s'accoutumer à des mets où il y avait de la farine et du sel lui firent éprouver de vives souffrances d'estomac. Un jour qu'elle était au château, et présente à un grand repas, elle remarqua qu'il n'y avait rien de tout ce qu'elle trouvait de meilleur, tout était cuit et assaisonné. Elle partit comme un éclair, courut sur les bords des fossés et des étangs, et rapporta dans son tablier des grenouilles vivantes qu'elle répandit à pleines mains sur les assiettes des convives, en criant, toute joyeuse: "Tien, mam, man; donc tien!" On peut bien juger des mouvements que cet incident causa parmi ceux qui étaient à table, pour éviter ou rejeter à terre les grenouilles qui sautaient partout. La petite sauvage, toute étonnée de ce qu'on faisait si peu de cas d'un mets si exquis, ramassait avec soin toutes ces grenouilles éparses, et les rejetait dans les plats et sur la table.
Par quelque motif que l'on ne rapporte point, M. d'Epinoy résolut de placer la jeune fille à l'hôpital général de Châlons, que l'on appelait la Renfermerie, où l'on recevait les enfants des pauvres habitants de l'un et l'autre sexe, pour les y nourrir jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans. Elle fut baptisée à l'église de Saint-Sulpice sous les noms de Marie-Angélique Memmie; mais on continua de l'appeler habituellement du surnom singulier de mademoiselle Leblanc. Elle resta plusieurs années dans cet hôpital. On la conduisait quelquefois au château de Songy qu'elle revoyait avec plaisir. Un jour, elle se jeta toute habillée dans un étang, se promena en nageant de tous côtés, et s'arrêta sur une petite île où elle mit pied à terre pour attraper des grenouilles, qu'elle mangea tout à son aise.
De l'hôpital, elle passa dans un couvent appelé la Communauté des Régentes, où le duc d'Orléans, en traversant Châlons à son retour de Metz, s'était engagé à payer sa pension.
En 1737, la reine de Pologne passant à Châlons pour aller prendre possession du duché de Lorraine, on lui parla de la jeune sauvage qu'elle fit venir devant elle. D'après ce qu'elle rapporta, le son de la voix de l'enfant était aigu et perçant, ses paroles étaient brèves et embarrassées, ses gestes étaient familiers et enfantins; ses façons d'agir montraient qu'elle ne distinguait encore que ceux qui lui faisaient le plus de caresses. La reine de Pologne l'en accabla; et, sur ce qu'on lui apprit de sa légèreté à la course, cette princesse voulut qu'elle l'accompagna à la chasse. Là, se voyant en liberté, et se livrant à son naturel, la jeune fille suivait à la course les lièvres ou lapins qui se levaient, les attrapait et revenait du même pas les apporter à la reine. Cette princesse témoigna quelque désir de l'emmener avec elle pour la placer dans un couvent à Nancy; mais elle en fut détournée par les personnes qui avaient soin de son instruction. La jeune fille présenta à la reine plusieurs branches de fleurs artificielles qu'elle avait faite elle-même. Elle excellait dans ce genre de travail et dans ceux de la tapisserie.
En 1747, la pauvre jeune fille prit du dégoût pour son couvent par une sorte de honte de se trouver souvent en relation avec des personnes qui se souvenaient de l'avoir vue au sortir du bois, avant qu'elle fut apprivoisée, et qui, quelquefois, le lui faisaient sentir trop durement. Elle obtint la permission d'aller au couvent de Sainte-Menehould: à son arrivée en cette ville, au mois de septembre, La Condamine, de l'Académie des sciences, la rencontra dans l'hôtellerie où elle venait de descendre. Il y dîna avec elle et l'hôtesse, et il lui adressa de nombreuses questions. Elle exprima le regret de n'avoir point profité des offres que le duc d'Orléans lui avait faites autrefois de la faire venir dans un couvent de Paris. La Condamine lui promit de rappeler ces promesses au prince, qui, en effet, la fit venir à Paris, la plaça aux Nouvelles-Catholiques de la rue Sainte-Anne, et l'y alla voir. Elle fit sa première communion et fut confirmée dans cette maison. Transférée depuis à la Visitation de Chaillot, elle se disposait à se faire religieuse, lorsqu'un coup qu'elle reçut à la tête par la chute d'une fenêtre, mit sa vie en danger. Le duc d'Orléans la fit transporter aux Hospitalières du faubourg Saint-Marceau, où elle resta longtemps infirme et languissante. Le duc d'Orléans mourut dans l'intervalle, et elle se trouva sans protecteur. Les renseignements biographiques s'arrêtent à une époque où, âgée d'environ quarante ans, ayant perdu la santé, elle paraissait vouloir se retirer dans une petite chambre qu'une personne charitable lui avait offerte.
On pense bien que, dès que cette pauvre créature fut parvenue à prononcer quelques mots de français, on s'était empressé de chercher à savoir en quel pays elle était née, et comment elle était venue; mais on ne réussit point à obtenir d'elle des détails certains. Elle raconta que, deux ou trois jours avant qu'elle ne fut prise à Songy, elle se trouvait en compagnie d'une jeune fille plus âgée qu'elle, et que, toutes deux, elles avaient traversé à la nage une rivière où elles avaient pris du poisson en plongeant. Un gentilhomme ayant aperçu de loin les deux têtes noires de ces enfants, les avait prises pour des poules d'eau, et avait tiré sur elles un coup de fusil qui heureusement ne les avait pas atteintes; elles avaient plongé et n'avaient reparu que derrière des joncs qui les avaient caché à la vue du gentilhomme. Au sortir de la rivière, les deux enfants avaient trouvé un chapelet à terre, s'étaient frappées l'une l'autre en s'en disputant la possession: c'était la plus jeune qui avait été la plus forte, et qui s'était emparée du chapelet. A la suite de cette querelle, les deux enfants s'étaient séparées.
Souvent on insista près de la jeune sauvage pour qu'elle fit tous les efforts possibles, afin de retrouver quelques souvenirs de son enfance. En rapprochant tous les détails donnés par elle à différentes périodes de sa vie, on était arrivé à supposer qu'elle était née dans le Nord de l'Europe, et probablement chez les Esquimaux. De là, elle avait été transportée probablement aux Antilles, et enfin en France. Elle assurait, en effet, qu'elle avait deux fois traversé de longs espaces de mer, et elle paraissait émue lorsqu'on lui montrait des images représentant soit des huttes et des barques du pays des Esquimaux, soit des phoques, soit des cannes à sucre et d'autre productions des îles d'Amérique. Elle croyait se rappeler assez clairement qu'elle avait appartenu comme esclave à une maîtresse qui l'aimait beaucoup, mais que le mari, ne pouvant la souffrir, l'avait fait embarquer.
Cette pauvre créature excita beaucoup d'intérêt et de curiosité en France, au milieu du dernier siècle. On écrivit à son sujet un article dans le Mercure de France du mois de septembre 1731, et, en 1755, un petit opuscule auquel nous avons emprunté notre récit. Aujourd'hui l'on serait moins ému d'une découverte semblable, et l'on ne tarderait pas probablement à connaître la vérité sur l'origine d'un enfant ainsi abandonné. La facilité des communications, la police mieux faite, l'activité de la presse, la publicité, fourniraient promptement les moyens de remonter aux explications naturelles d'un semblable événement. Ce sont d'ailleurs cet étonnement de nos pères et cette impossibilité d'arriver à percer ce qu'il y avait d'obscur et de mystérieux dans la vie de la pauvre sauvage qui, en montrant le progrès accompli depuis un siècle dans les relations de la société, méritent à cette anecdote l'honneur de ne pas tomber tout à fait dans l'oubli.

Magasin pittoresque, janvier 1849.

La bière.

La bière.

On connaît les discussions soulevées par les théories d'Atwater sur les propriétés nutritives de l'alcool; une controverse analogue est suscitée en ce moment en Angleterre à la suite du rapport d'une commission spéciale appelée à se prononcer sur la valeur alimentaire de la bière.
Les conclusions de la commission sont affirmatives. Elles établissent qu'un bol de bière produit les mêmes effets qu'un bol de potage; En même temps elles indiquent les qualités que doit avoir une bonne bière, à quoi on peut les reconnaître et elles recommandent la bière comme étant plus hygiénique que le vin.
Il ne faut pas perdre de vue que cet avis est émis en Angleterre où la bière forme la boisson ordinaire.
La commission affirme que la bière est aliment, qu'elle contient tous les éléments d'une nourriture substantielle, à l'exception de corps gras, qu'elle équivaut, toutes quantités gardées, au lait et même à la viande.
Il y a cependant des restrictions à faire. La bière ne convient qu'à certains tempéraments. Elle n'est pas favorable aux obèses, elle nuit plutôt aux diabétiques, à ceux qui souffrent des reins ou dont les urines donnent de la glucosurie, mais là où il n'existe point d'affections de ce genre, elle est plus efficace que le vin et elle doit dans tous les cas être préférée à l'alcool. La bière a de plus un effet hypnotique très marquée. Les buveurs de bière sont en général des gens qui dorment bien; un verre de bière pris avant le coucher vient en aide au sommeil et cette aide est d'autant plus grande que la bière est plus houblonnée.
Un autre avantage de la bière sur le lait par exemple, c'est qu'elle contient très peu d'organismes pathogéniques à cause de son mode de préparation.
La commission ajoute à ses conclusions, un tableau comparatif des propriétés nutritives de la bière, du thé, du bouillon. Et elle se prononce en faveur de la bière. C'est ainsi que, suivant le même rapport, les ouvriers gagneraient à composer leurs repas, surtout au déjeuner, de pain beurré, de fromage et de bière.
On sait que déjà M. Landouzy a fait l'éloge du gruyère pour le repas du pauvre. En l'arrosant d'un verre de bière, ils obtiendraient encore de meilleurs résultats.

                                                                                                       (La Revue)

Les annales de la santé, 15 juillet 1911.

mardi 23 décembre 2014

Le club des Sans-Nez.

Le club des Sans-Nez.


Ils pullulent, surtout aux Etats-Unis de l'Amérique du Nord et en Angleterre, ces clubs modern-style aux devises bizarres ou humoristiques! Et il s'en crée chaque année de nouveaux. Voici quelques-uns des plus curieux:

Ceux qui s'amusent.

A New-York fleurit un club qu'on pourrait désigner en français par cette phrase: Au bonheur de la soirée! Tous les membres sont des Messieurs à qui l'humeur de leurs épouses ne rend pas le foyer précisément paradisiaque: et le but de la réunion est d'assurer à chacun d'eux au moins une soirée agréable par semaine.
Le 1er janvier 1903, on a fondé à Chicago le club des Adversaires du baiser: tous les membres sont des femmes; elles prennent l'engagement solennel de combattre avec énergie l'habitude inutile et sotte du baiser! Et ces dames peu sentimentales ont le courage de leur opinion: elles portent sur leur corsage une plaque où est inscrite la devise du club: Plus de baisers! Du reste, un journaliste a l'esprit mal fait prétend que jamais encore une seule de ces Amazones d'outre-mer ne fut sollicitée de rompre ses vœux!...

Manchots et bancals.

Chez nous aussi, le club excentrique commence (ou recommence) à sévir: en septembre 1902, le Club des Incomplets amusa les Parisiens: la condition requise pour être agréé est d'avoir perdu à la bataille ou ailleurs un ou plusieurs membres. Le président n'a qu'un bras et pas de jambes du tout; l'un des derniers candidats a perdu une oreille dans un duel au sabre.


Il y a déjà pas mal d'années, un Anglais en proie au spleen s'avisa, histoire de se désennuyer, de fonder le Club des Sans-Nez!! Il parcourait Londres, en quête de gens dépourvus d'appendice nasal: et il finit par en réunir un bon nombre qu'il faisait dîner à ses frais une fois par mois. Malheureusement, notre original trépassa au bout d'un an, et le club dut se dissoudre.
Souvent l'humour dégénère en pure niaiserie: à Chicago, existe le Club des Joseph: tous les membres répondent au prénom biblique de Joseph, et s'engagent solennellement à n'épouser qu'une demoiselle répondant à celui de Marie !!

Sus aux bécanes.

Toujours en Amérique, nous trouvons le Club des Antibicyclistes: les membres sont unis par une égale antipathie contre l'innocente bicyclette. Quiconque parmi eux serait surpris de pédaler, devrait payer à la caisse une amende de 250 francs.


Chicago nous offre encore le Club qui a pour devise: Contre les méchantes femmes! C'est peut être le plus drôle de tous: il se compose uniquement d'hommes mariés, affligés d'épouses querelleuses. On se réunit une fois par semaine pour s'entre-consoler et pour concerter des mesures propres à mettre à la raison ces moitiés récalcitrantes. Il y a quelques semaines, le Club fut attaqué et pris d'assaut par une troupe de ces dames. Depuis, les réunions se font rares, à des intervalles irréguliers, et il y a très peu de monde. Sans doute, ces Messieurs ont trop affaire à la maison...

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 13 septembre 1903.